LE SUJET fait les manchettes régulièrement. Le Québec, comme de nombreux pays, manque de main-d’œuvre, surtout après la fameuse pandémie. Devant ce fait, des entreprises florissantes sont menacées de fermeture si elles ne trouvent pas de personnel rapidement. De plus en plus, des dirigeants font appel à des salariés saisonniers qui proviennent, dans notre cas, du Mexique, du Guatemala et des Antilles. Le phénomène n’est pas nouveau cependant. Partout dans le monde, des femmes et des hommes doivent s’exiler pour des périodes plus ou moins longues. Kamal Al-Solaylee, journaliste et enseignant, a eu la bonne idée de se pencher sur ce phénomène pour en dégager les grandes lignes. Ces salariés, souvent exploités, doivent faire les tâches les plus dures et les moins valorisantes, des emplois que les habitants des sociétés développées ne veulent plus exécuter. Assistons-nous à une nouvelle forme d’esclavage ?
Les pays européens, après la Deuxième Guerre mondiale, ont eu recours à des ouvriers étrangers après la défaite de l’Allemagne pour remplacer les hommes morts sur les champs de bataille. Il fallait beaucoup de bras pour reconstruire des villes détruites par les bombardements. On n’a qu’à imaginer les travaux gigantesques qu’il y aura à faire en Ukraine après le dénouement de ce conflit. Oui, cette guerre stupide et inutile qui dure depuis trop longtemps va finir par avoir une fin.
Kamal Al-Solaylee a parcouru le monde pour étudier ce phénomène et voir comment tout cela se passe entre les pays employeurs et ceux qui fournissent la main-d’œuvre. Il est allé en Asie, aux Philippines, à Hong Kong et au Sri Lanka. Il s’est attardé en Angleterre, en France, surtout à Paris, aux États-Unis et enfin au Canada. Il a dégagé les principales caractéristiques de cette transhumance, les particularités et les conséquences à long terme chez les travailleurs et leurs familles.
Les pays employeurs veulent surtout des femmes et des hommes qui acceptent d’accomplir les tâches difficiles, souvent manuelles, sans exiger de trop hauts salaires et cela six ou sept jours par semaine. On retrouve ces employés dans les maisons privées où ils agissent comme serviteurs, nounous pour les enfants, chauffeurs ou encore dans les grands chantiers du Qatar, par exemple, qui ont fait les manchettes avec la tenue de la Coupe du monde de soccer l’an dernier. Des migrants y ont travaillé dans des conditions terribles pour construire les magnifiques stades où beaucoup ont succombé. Ils venaient du Sri Lanka, du Népal, du Pakistan, du Bangladesh, des Philippines, d’Égypte, du Soudan, de l’Afrique subsaharienne et même de la Chine continentale. Une constance dégagée par Kamal Al-Solaylee : les pays en voie de développement fournissent une main-d’œuvre soumise et bon marché aux états les plus riches.
« Au premier rang de ces expériences, et le but particulier de ce livre, sont celles des migrants et des immigrants à la peau brune. Bien que chaque terme fasse référence à un groupe spécifique de personnes, les migrants se déplacent par désespoir, tandis que les immigrants déménagent à la recherche d’une vie meilleure ; la frontière entre les deux tend à s’estomper alors que la guerre et les catastrophes écologiques ravagent l’hémisphère sud de notre planète. » (p.29)
Le chercheur et enseignant dégage une constance : la couleur de ces nomades. Plus le teint est clair, plus ces salariés peuvent avoir des emplois valorisants et des conditions de travail attrayantes. Plus leur peau est noire, plus les tâches qu’on leur réserve sont mal payées et absolument inintéressantes.
PHILIPPINES
Les Philippines fournissent beaucoup de ces travailleurs qui doivent s’exiler pendant des années pour avoir des revenus et faire vivre leur famille.
« Et les différents campus du Centre Magsaysay ont acquis la réputation d’être des voies fiables, centrées sur l’obtention d’un emploi qui permet aux Philippins de réaliser le rêve national : décrocher un contrat dans le domaine des services ou de l’hôtellerie à l’extérieur du pays. MICHA s’est imposé comme l’école par excellence pour les centaines de milliers de femmes de chambre, cuisiniers, barmans et serveurs dans les hôtels, sur les bateaux de croisière ainsi que dans les restaurants haut de gamme et franchisés du monde entier. » (p.120)
Un institut qui discipline les postulants avant qu’ils ne prennent la route de l’exil pour œuvrer un peu partout. Les stagiaires apprennent l’anglais et sont formés parfaitement à l’ouvrage qu’ils exécutent. Al-Solaylee dégage une constante cependant.
« Ceux qui travaillent dans les chaînes de magasins bas de gamme ou comme serveurs dans des restaurants bon marché ou à prix modéré sont uniquement les Philippins à la peau plus foncée. Plus le magasin est luxueux, plus la peau du personnel qui vous sert est claire. Au début, je pensais que mon imagination me jouait des tours, m’obligeait à voir les peaux claires et foncées là où je voulais qu’elles soient. Mais après avoir lu l’histoire de Tenorio, je suis retourné au centre commercial pour vérifier les dires de son narrateur, et dans l’ensemble, elles s’avéraient exactes. » (p.135)
Une situation qui se répète partout dans le monde où l’auteur s’est déplacé pour rencontrer les migrants et discuter avec eux, écouter leur parcours surtout. Les Philippins sont peut-être les plus prisés et les mieux formés pour ce genre de travail, mais cela n’empêche pas les Sri Lankais ou autres peuples à la peau brune d’emprunter la même route et surtout de se couper de son milieu, de sa famille, de ses enfants et de ses proches pour subvenir à tous. Cela peut devenir un véritable esclavage pour ces exilés.
Ce qui m’a particulièrement fasciné, c’est de suivre l’écrivain dans les pays occidentaux. On y surprend des choses étonnantes.
COLONIALISME
Bien sûr, il s’agit là de relents du colonialisme où la France et l’Angleterre ont été particulièrement énergiques dans cette période de l’histoire où les puissances européennes sont parties à la conquête du monde. Cela a eu comme conséquences, après les guerres de libération, d’apporter un flux de migrants en Angleterre et en France venant entre autres du Moyen-Orient. Des ressortissants, d’origine arabe la plupart du temps, se sont retrouvés dans des ghettos sans jamais atteindre l’égalité ou les mêmes droits que les Britanniques et les Français. Condamnés à cause de la couleur de leur peau à occuper des emplois subalternes et à ne jamais avoir les droits des citoyens blancs du pays. Des drames effroyables qui ont touché surtout les gens ou les croyants musulmans, particulièrement après les attentats du 11 septembre aux États-Unis ou les assauts contre le Bataclan en France et dans le métro de Londres. Cela a donné lieu à des représailles terribles.
« L’Islam est devenu une identité à forte connotation raciale et politique ce qui fait en sorte que maintenant, la grande majorité des musulmans sont le sujet d’une double attaque, contre leur race et leur culture. La frontière entre race et culture ou encore entre race et religion a été franchie, voire effacée, et le changement opéré au sein du Conseil musulman de Grande-Bretagne confirme cette théorie. » (p.232)
SAISISSANT
Un essai fort bien documenté et émaillé de nombreux témoignages qui révèlent les dessous de cette exploitation qui s’appuie d’abord et avant tout sur la couleur de la peau et, depuis septembre 2011, contre des convictions ou des croyances religieuses. Cela peut prendre bien des aspects et des formes, mais la problématique reste fondamentalement la même.
Ce qui m’a troublé particulièrement, c’est ce constat de l’écrivain. Des Arabes sont venus en Angleterre et en France. Ils ont tout fait pour passer inaperçus, n’arborant aucun signe confessionnel pour ne pas heurter la population blanche. Tout cela en vain, parce qu’ils n’ont jamais été acceptés et considérés comme des citoyens à part entière. Toujours repoussé à cause de la couleur de leur peau ou de leur origine. Les rejetons de ces derniers se sont souvent radicalisés et sont retournés à la pratique religieuse.
« La majorité de ces cas implique de jeunes membres de la communauté musulmane qui, selon Elsa, refusent de commettre les mêmes erreurs que leurs parents. “Après [quelques décennies], les enfants nés en France ont réalisé qu’être invisible n’est pas la solution pour s’intégrer à la société… Une explication [pour la redécouverte de l’islam] est qu’il représente une manière d’affirmer leur identité.” Leur raisonnement est le suivant : ils sont Français, mais ils sont également musulmans. » (p.268)
Un essai qui nous fait comprendre une situation qui perdure et s’accentue avec la pénurie de main-d’œuvre de plus en plus importante dans les communautés occidentales. Les pays du tiers-monde ont les salariés et les Occidentaux, les entreprises et les emplois. Ce qui pourrait être une collaboration tout à fait normale et une relation d’affaires est tout autre chose dans la réalité. Les ouvriers au Qatar, confinés dans des bunkers, sans aucun contact avec la population locale, étaient quasi des prisonniers. Ils ont vécu dans des conditions affreuses et inhumaines. Beaucoup sont morts sur les chantiers.
De nos jours, nous ne pouvons ignorer ces questions avec les travailleurs saisonniers que nous croisons dans les champs l’été ou encore dans certains commerces. Nous allons certainement les voir de plus en plus nombreux dans les services de santé et peut-être aussi dans le domaine de l’éducation. Quelles conditions nous leur réservons en refusant, par exemple, qu’ils deviennent des résidents permanents ? Un climat qui risque de s’envenimer dans les années à venir si on n’y prête attention. On dénonce ici et là des cas d’exploitations dans ce milieu où ces travailleurs doivent baisser la tête et vivre dans des installations dignes du Moyen Âge. Et les syndicats ne sont pas présents dans ces secteurs.
Un essai puissant, lucide, documenté et personnel qui montre la face souvent méconnue de nos sociétés ou que nous refusons de voir. L’esclavage subsiste un peu partout, mais prend des formes plus subtiles au nom de l’économie. Un livre que tout le monde devrait lire pour comprendre de quoi il retourne derrière les formules et les demandes des chambres de commerce.
AL-SOLAYLEE KAMAL, Brun, ce que cela signifie d’être brun aujourd’hui, Éditions Hashtag, 372 pages. Traduction de Felicia Mihali.