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mercredi 16 novembre 2022

FELICIA MIHALI ÉTONNE ENCORE UNE FOIS

FELICIA MIHALI a souvent abordé le sujet de l’immigration dans ses romans. Le désir de partir, parce que son pays, la Roumanie ne pouvait plus satisfaire ses aspirations. Elle devait migrer pour rester fidèle à elle-même. Tout cela en revenant dans la Roumanie de Ceausescu, une des pires dictatures au monde, par la fiction. Ou encore en allant en Chine ou dans le Grand Nord québécois où elle a connu la solitude, le mal des espaces et des nuits qui n’en finissent plus. Des œuvres fortes, originales et troublantes. Cette fois, avec La bigame, l’écrivaine nous entraîne dans le milieu des immigrants qui arrivent à Montréal, s’inspirant de son installation au pays au début des années 2000 sans doute. Des ghettos se forment dans certains quartiers, des gens d’un même pays se regroupent et parviennent presque à vivre en autarcie, sans beaucoup de contacts avec les Québécois. Ils préservent des habitudes, des manières de faire, leurs goûts culinaires, leur musique et leur langue. Des comportements normaux que la société d’accueil doit comprendre sans nier ses propres façons de faire. Des refuges dans la ville où des individus refusent de s’intégrer, tandis que d’autres font tout pour passer inaperçus dans leur nouveau milieu.   

 

J’ai lu tout ce qu’a publié Felicia Mihali, me demandant souvent pourquoi elle ne faisait jamais les manchettes avec ses personnages singuliers. Parce que cette écrivaine est curieuse des autres, des manières de faire et de dire dans les pays où elle a séjourné. Elle l’a fait au Nunavik, en Chine, en Roumanie, au Québec et partout où son intérêt a donné naissance à une histoire, une expérience de vie précieuse et unique. Son contact avec les jeunes du Nord du Québec, par exemple, où elle a trouvé une façon de communiquer avec eux en leur enseignant le tricot.

L’écrivaine n’y va pas par quatre chemins cette fois. La bigame est un roman étonnant, souvent perturbant. Elle confronte la réalité des immigrants, leurs réactions dans leur nouveau pays au risque d’en écorcher plusieurs. C’est direct, sans fioritures, une manière qu’elle a toujours su porter dans ses ouvrages antérieurs, mais poussant plus loin encore. 

Cela demande beaucoup de courage.

Montréal que ses compatriotes venus de Roumanie doivent apprivoiser, avec tout ce qu’ils transportent dans leurs bagages et qu’ils doivent oublier pour se tailler une place bien à eux.

«La première chose qui te frappe en arrivant dans un nouveau pays est la révélation soudaine que ce n’est pas la carrière qu’il faut changer, mais la vie au complet, en commençant par la routine quotidienne : le bruit de l’ascenseur, le chien du voisin, le goût du pain, le lieu où l’on dépose les ordures, les magasins où l’on fait des achats, les arrêts d’autobus, les rames de métro. Avant de se déshabiller pour prendre sa douche, on vérifie encore s’il y a de l’eau chaude.» (p.11)

Tout ce que j’ai pu ressentir, jusqu’à un certain point, en décidant de m’installer pour un temps au Castellet d’Oraison en Provence. Tout était autre, même faire le plein de la petite Twingo que nous avions louée. Il n’y avait pas de problème de langue, enfin pas trop. Tout était différent et amusant. Il est vrai que nous n’avions pas l’obligation de nous trouver un travail et de nous intégrer à cette société. Nous étions des touristes, des voyeurs et des collectionneurs de vie. Et que dire des appareils ménagers qui gardaient leurs mystères en les utilisant quotidiennement

 

NARRATRICE

 

Tout passe par la narratrice qui a quitté la Roumanie pour changer de vie et devenir écrivaine. Il serait tentant de faire le lien avec madame Mihali, mais je reste prudent. Il faut toujours se méfier des apparences. 

Chacun migre pour des raisons personnelles. Le conjoint de cette écrivaine (elle a aussi été journaliste) l’a suivie, mais il n’entend pas s’intégrer à sa nouvelle société. Il refuse de travailler et passe son temps à courir les aubaines d’un bout à l’autre de la ville. Je n’ose pas me questionner sur ses réactions face au français que les Montréalais utilisent dans la vie de tous les jours. Chacun ses obsessions, ses passions et le monde continue à tourner un peu tout croche. 

«Je voulais devenir quelqu’un d’autre, sans savoir exactement quoi», affirme la narratrice. Écrivaine oui, étudiante en littérature à l’université, mais surtout femme au foyer où elle récure, frotte, prépare des plats traditionnels, s’occupe des objets qui se brisent parce que son mari ne semble pas réaliser qu’il a des doigts et qu’il peut s’en servir. Une active qui aime avoir le dessus sur son petit monde, un œil aiguisé qui décèle facilement les travers de ses amis, qui révèle tout ce que l’on dissimule la plupart du temps.

«C’est dans ce quartier ethnique que j’ai compris combien les immigrants sont racistes, plus que la société d’accueil. Les minorités développent souvent un type d’agressivité qui stimule la haine de la majorité. Elles haïssent les autres minorités parce qu’elles sont toutes en compétition : chacune proclame que ses souffrances et ses humiliations sont plus atroces que celles des autres. Elles veulent chasser les autres pour faire place aux leurs. Et plus les gens se haïssent, plus ils deviennent intolérants.» (p.13)

Des constats qui risquent de faire réagir les porte-parole des minorités qui se présentent toujours comme les victimes d’un racisme larvé pour ne pas dire autre chose.

 

INSTALLATION

 

Aron, le mari de la narratrice, est un cynique qui l’a séduite par sa parole, ses connaissances et sa culture. Il sourit à tout le monde lors des repas avec les amis, mais dans l’intimité, il devient féroce et se moque de leurs travers. 

Personne n’y échappe. 

Un couple traditionnel, même si la femme écrit, elle n’a guère de contacts en dehors du ghetto. La population francophone ou anglophone reste lointaine et Felicia Mihali ne se penche jamais sur cette réalité. La majorité est un peuple invisible. J’aurais aimé que la narratrice s’attarde à ses études, ses rencontres et ses réactions à l’université. Ses livres aussi, mais c’est son choix…

Et Roman arrive dans sa vie, un migrant comme elle. Tout le contraire de son mari Aron. Un homme d’affaires à l’aise, empathique envers ses concitoyens. Il fait tout pour les aider, particulièrement les écrivains et les artistes qu’il admire. Il tente de les faire connaître dans leur nouvelle société même si la plupart de ces gens sont des parasites qui grappillent tout ce qu’ils peuvent pour boire et manger. 

«Quel était le rôle de tels spécimens prêts à vous dédier une ode au prix d’une bouteille de vin? Quel était le sens de telles vies sinon d’alourdir les impôts payés par des citoyens comme lui qui voyaient leur salaire s’évanouir dans l’entretien des fainéants?» (p.42)

 

DÉPART

 

La narratrice finit par quitter Aron pour s’installer dans la luxueuse maison de Roman. Elle vit la passion et la jouissance physique qu’elle n’a jamais connue avec son homme premier. Elle abandonne Aron sans vraiment rompre les ponts. Son mari passe des heures au téléphone pour qu’elle le dirige dans la préparation d’un repas ou encore quand il tente d’utiliser la machine à laver. Elle n’hésitera jamais à se rendre dans son ancien appartement pour remettre les choses à l’endroit. Rapidement, malgré la passion et une existence tout à fait intéressante que Roman lui offre, elle se rend compte qu’elle a besoin des deux, qu’elle ne peut vivre sans l’un et l’autre. Faut-il deux hommes pour faire un être complet? Voilà où le titre de ce roman prend tout son sens.

Quelle belle allégorie de la migration

Si la narratrice est venue au Québec pour se faire une vie différente, elle a également emporté tout un passé et des manières de faire et de dire dans ses bagages. Elle peut se tourner vers sa nouvelle société et tenter d’y faire sa place, mais il y a un héritage qu’elle ne peut oublier ou effacer. 

«Je voulais garder Roman tout en gardant mon mariage, aussi dépourvu de confort qu’il fût. J’avais confiance en notre avenir, même si je ne disposais d’aucune preuve objective réelle. Ce qui m’inquiétait plutôt était l’avenir de ma relation avec Roman. Entre ses coups de fil et la cuisine pour mon mari, je lisais et regardais la télé. C’était bien, c’était assez, mais pour combien de temps?» (p.44)

Les personnages de Felicia Mihali ont souvent une attitude passive face aux difficultés du quotidien. Ils attendent que la vie arrange les choses, en bien ou en mal. C’était particulièrement fort dans Le pays du fromage ou encore dans son magnifique Dina.

Un roman fascinant et déconcertant que La bigame. L’impression d’entendre des propos que jamais personne n’ose dire sur les immigrants, leurs problèmes et leurs manières de composer avec le milieu où ils s’installent. Ça grince souvent et l’écrivaine est sans pitié envers ses concitoyens.

Un retour en Roumanie, pour les funérailles de la mère de la narratrice, donne lieu à des scènes surréalistes. Des moments incroyables qui m’ont abasourdi. Deux mondes qui se heurtent pour le meilleur et le pire. C’est hallucinant, dérangeant et absurde. Une confrontation de la tradition et du présent qui laisse la fille muette. Elle est devenue une étrangère dans son pays, une migrante de l’intérieur.

Un roman fort, passionnant, que tous les intervenants qui déblatèrent au sujet de l’immigration et qui en font souvent une simple question mathématique devraient méditer. Ça bouscule et change complètement notre regard. Monsieur Legault, notre premier ministre, lit tous les soirs pour oublier les aspérités de la politique, dit-on. Il devrait parcourir l’œuvre de madame Mihali. L’écrivaine devrait lui envoyer un exemplaire. Ça lui ferait voir une autre réalité.

Felicia Mihali est formidable dans ce roman et elle m’a encore surpris et ravi. Un sujet d’actualité, un regard percutant et unique. 

 

MIHALI FELICIALa bigame, Éditions HASHTAG, Montréal, 148 pages.

https://editionshashtag.com/product/la-bigame/

dimanche 14 février 2010

Felicia Mihali cultive un fort instinct de vie

Felicia Mihali, depuis «Le pays du fromage» paru en 2002, ne cesse de multiplier les publications. Six ouvrages en huit ans.
 Originaire de Roumanie, elle a connu le régime communiste de Ceausescu pendant son enfance et une partie de sa vie de jeune femme. De quoi marquer, pour ne pas dire traumatiser. L’autobiographie ou le récit chez cette écrivaine n’est jamais loin, même quand elle nous entraîne en Chine.
Ce passé nourrit son écriture, particulièrement dans «Le pays du fromage», «Dina» et «Confession pour un ordinateur». Comment oublier une existence où la misère et la famine sont le lot de tous? Le régime de Ceausescu s’est infiltré partout, politisant toutes les occupations normales de la population.
Dans «Confession pour un ordinateur», elle s’inspire de cette époque pour construire une fiction qui prend l’allure d’une longue marche vers la liberté physique et intellectuelle.

Études

Une jeune fille fuit un monde sclérosé pour entreprendre des études à la ville.
«Mon adolescence a commencé un jour d’automne, à Bucarest, pendant le règne de Ceausescu.» (p.13)
L’adolescente échappe à un village où la vie est particulièrement étouffante, l’avenir impossible.
«Dans cette ville perdue dans l’obscurité, j’étais peut-être la seule fille heureuse, heureuse comme peu de femmes l’ont jamais été. J’étais heureuse parce que j’avais quitté mon village et que je vivais dans un endroit où je ne m’orientais qu’au prix de nombreux égarements, étant donné que je ne pouvais quitter l’internat que quelques heures, le dimanche. J’étais contente que personne ne soit sur mes traces, pour me surveiller derrière les clôtures. Dans ma nouvelle vie, rien n’était ni interdit ni obligatoire.» (p.25)
La Roumanie alors piétine en marge du temps. Les marchés d’alimentation sont vides et il n’y a plus de travail. Même la carrière militaire a perdu de son lustre. La jeune fille croise un peintre lors de «ses égarements» dans la ville. Elle a quinze ans, il a l’âge d’être son père.

Initiation

Ils se voient. Elle le fuit et le retrouve. Il nourrit son imaginaire, devient une sorte de «mentor».
«Lorsqu’il insistait trop, je disparaissais, fuyant cette identité honteuse qui ne me causait que des ennuis. Je préférais mourir plutôt que de lui apprendre quoi que ce soit sur moi.» (p.30)
Le peintre croit au début qu’elle est là pour l’espionner parce qu’il a refusé de faire le portrait du couple présidentiel. Relation trouble, étrange, malsaine.
Elle rencontre l’artiste épisodiquement. Son premier amour, même si les hommes se bousculent dans sa vie. Elle trouve le moyen de se marier, d’avoir une fille, de voyager, de retourner vivre à la campagne, de divorcer pour reprendre des études tout en gardant le cap sur l’écriture.

Les femmes

Les personnages féminins de Felicia Mihali sont emportés par les événements et empruntent souvent des routes étonnantes malgré leur volonté de changer de vie. Et curieusement, c’est cette «passivité» qui les sauve.
«Je me réveillais de l’état de choc que j’avais traversé. Je lui avais survécu. Je me suis habituée à l’idée que j’avais fait mon choix, et peut-être une conquête, que j’étais en train de changer et que dorénavant ma vie ne serait plus la même.» (p.55)
Elle deviendra journaliste et écrivaine.
Son personnage, dans «Confession pour un ordinateur», fait preuve de ténacité et de courage. Elle finit par s’en sortir même si la grisaille des jours semble l’emprisonner. Malheureusement, il peut y avoir aussi des perdantes. Dans son roman précédent, Dina est broyée par un homme qui la détruit. Tout comme le régime communiste a écrasé la Roumanie.
Mais plus souvent qu’autrement, elles sont le reflet de ce pays qui a fini par relever la tête après les délires de la dictature. L’instinct de vie triomphe de toutes les embûches et de toutes les folies dans l’univers de Mihali.
S’aventurer dans le monde de cette romancière, c’est accepter de perdre souvent ses repères.
De roman en roman, Felicia Mihali reprend un chant de libération souvent douloureux mais combien humain et touchant. L’écrivaine s’attarde à la longue marche de ces femmes qui s’échappent d’une société archaïque pour s’affirmer dans la modernité. Toujours troublant et inquiétant.

«Confession pour un ordinateur» de Felicia Mihali est publié chez XYZ Éditeur.

vendredi 11 novembre 2016

Felicia Mihali nous propose un autre regard

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IRINA EST FILLE D’IMMIGRANTS et s’en porte plutôt bien. Ses parents se sont séparés et elle est revenue vivre avec sa mère après une aventure amoureuse. À l’université, un photographe la choisit pour une publicité. Une rencontre improbable qui transformera sa vie. Elle fait la une du magazine Actualités. La voilà un visage que l’on reconnaît dans les salles de cours et au travail. Un soldat en mission en Afghanistan lui envoie un message et c’est le début d’une correspondance, d’un amour peut-être, d’un tremblement d’être. Le militaire va peut-être changer son regard, la manière de mener sa vie. Que dire quand on devient une image, un fantasme, celle que tout un régiment aime ?

Je lis Felicia Mihali depuis Le pays du fromage, son tout premier roman, paru en 2002. Un texte qui nous entraîne dans la Roumanie de Ceausescu pour nous faire ressentir, au plus profond de nous, les démences de la dictature. Madame Mihali a vécu son enfance sous le joug de l’un des pires dictateurs de notre époque. Cette période l’a marquée et elle y reviendra dans plusieurs de ses publications. Elle s’intéresse aussi aux mythes fondateurs de l’Occident et m’a entraîné dans des temps lointains, avec Alexandre le Grand, en plus de me plonger dans la Chine mystérieuse.
Grande voyageuse, éternelle étudiante, journaliste et critique de théâtre à Bucarest, elle a amorcé une carrière d’écrivaine au Québec, s’imposant comme une voix originale et essentielle. Et voici La bien-aimée de Kandahar, un roman intriguant, surtout avec un titre semblable. C’est toujours comme ça avec Mihali. Elle nous pousse dans un monde difficile, devant les pires horreurs, sans avoir l’air de s'y attarder. La belle dormeuse du Pays du fromage ou encore Dina qui résiste à un despote, allégorie bien sûr à son pays d’origine, au combat de tous les jours qu’il faut mener pour protéger son intégrité physique devant les malades du pouvoir.

QUOTIDIEN

Irina vit à Montréal et s’y sent bien. Comme bien des personnages de Felicia Mihali, ce n’est pas une impulsive qui bouscule les gens et tente de secouer son quotidien. Elle se laisse plutôt porter par la vie, étudie, travaille dans une brasserie, vit des amours éphémères sans connaître les élans qui retournent l’être. Le personnage de sa mère est beaucoup plus tranché. Cette femme ne fait pas de compromis et vit comme elle l’entend, ne permettant à personne de diriger sa vie.

Ma mère n’a jamais travaillé au Canada. Depuis son arrivée ici, elle n’a fait qu’étudier, avec de petites pauses entre différents programmes universitaires. Elle détient un baccalauréat et une maîtrise en histoire, ainsi qu’en histoire de l’art, mais ne lui demandez pas dans quel but elle a fait ces études. Cette question la fait enrager. Pourquoi une femme devrait-elle étudier dans un but spécifique ? La passion ou l’intérêt ne suffisent-ils pas ? La vie idéale envisagée par ma mère est de pouvoir aller à l’école jusqu’à un âge vénérable, de rester à la maison et de se consacrer à son art. (p.9)

Irina accepte de poser pour le photographe et la voilà une vedette, celle qui fait tourner les têtes. Elle apprend à se voir dans les yeux des autres, découvre sa beauté, son charisme. Sa vie ne peut plus être la même.
Yannis, un militaire, un fils d’immigrant comme elle, se retrouve au bout du monde à faire la guerre. Il participe à  l’intervention en Afghanistan, à la chasse aux terroristes, cette guerre sans fin. Il en est ainsi des affrontements de nos jours. La puissance militaire américaine, capable de pulvériser la planète, n’arrive plus à gagner ses guerres depuis son aventure au Vietnam. Les conflits s’éternisent dans des attentats de plus en plus sanglants, touchant particulièrement les femmes et les enfants.

QUESTIONS

Dans ses courriels, le militaire tente d’expliquer sa présence dans ce pays du bout du monde, ce qu’il ressent en frôlant la mort chaque jour, devant le regard des Afghans où il voit la haine. Pas facile d’être un étranger, de savoir que l’on impose sa présence à d’autres. La situation de conquérant détesté et admiré, l’occupation militaire, la pire forme de dictature même si elle se fait au nom des grands principes de la liberté. Ce n’est pas sans rappeler l’entreprise de Roxanne Bouchard et Patrick Kègle, dans En terrain miné, une correspondance d’un soldat qui servait à Kaboul et d’une écrivaine pacifiste.
Le jeune militaire est d’une lucidité étonnante et jette un regard particulier sur le monde et la vie. Irina sort peu à peu de son cocon, de cette forme d’hibernation. Il en est souvent ainsi dans une société où les individus sont réduits à l’état de consommateurs. Il faut peut-être confronter la mort pour sentir le flux de la vie, trouver un sens à l’existence. La guerre peut-elle rendre plus humain ?

Les jours suivants, j’ai commencé à jouer un rôle pour la deuxième fois dans ma vie. Cette fois-ci, c’était mon propre rôle, celui d’une femme aimée par un régiment de soldats canadiens, la meilleure chose qui arrivait à une foule de jeunes hommes se battant pour la justice en Afghanistan. Vers la fin de sa lettre, Yannis disait au magazine de me remercier d’être celle que j’étais. Mais qui étais-je, en fin de compte ? Je ne me connaissais pas assez pour me contenter de ça. (p.70)

Irina cherche à comprendre qui elle est, la migration de ses parents, ses études, ses passions d’enfance pour le théâtre, les personnages singuliers qu’étaient Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne-Mance. Yannis fait en sorte qu’elle revient sur ses pas, évalue son vécu. Pourquoi était-elle fascinée par les fondateurs de Montréal qui ont risqué leur vie pour leur idéal ?
Le militaire croit à la liberté et à la justice, se concentre sur les gestes les plus simples. Irina y voit le pendant de l’entreprise de Maisonneuve et de Jeanne-Mance qui, en s’installant à Montréal, ont dû oublier la France. La vie parfois, demande de tout risquer. C’est souvent le cas de l’émigrant qui doit tourner le dos à son passé.

Nous sommes tissés de doutes, eux, de passions. Ils nous apprennent que les souffrances du corps rendent les troubles de l’âme insignifiants. Pour nous, ce n’est que la douceur des souvenirs et des sensations lointaines qui nous aider parfois à faire face à la mort. Mais plus on vie ici, plus le spectacle du désert rend stérile la nostalgie. Le contact avec eux devrait au moins nous aider à extirper de nos âmes la névrose, afin de recommencer une nouvelle vie, dépourvue de désirs inutiles. (p.114)

Le roman de Felicia Mihali devient une réflexion, une quête, la recherche de l’humain dans toutes ses dimensions. Il y a toujours cette démarche chez elle, ce glissement qui se fait souvent sans heurts. Cette fois, elle le fait au Québec, sa terre d’adoption, dans « ce pays qui n’est toujours pas un pays ». Elle me touche particulièrement dans cette exploration.
Felicia Mihali, tout doucement, nous pousse dans ce tremblement d’être nécessaire à l’existence entière et pleine. J’aime son regard, ses propos sur la société, cette époque où les étourdissements et les fausses promesses dissimulent la déperdition et le goût de la mort.

De mon côté, je ne lui avais pas parlé de ma formule de la Vie, qui l’incluait amplement dans son équation. J’avais eu peur, ou honte peut-être, de reconnaître combien j’avais besoin de lui, et que ce ne sont pas uniquement les pays qui doivent être défendus, mais chaque individu aussi. Si je l’avais fait, il ne serait pas mort. Mon amour aurait peut-être joué un rôle dans la suite des événements, si je l’avais choisi pour la Vie et non pas pour la mort. (p.155)

Tout le drame du mal-être contemporain se retrouve dans ce roman qui ébranle et secoue les idées à la mode, les slogans publicitaires. C’est toujours un bonheur de lire un texte qui mise sur l’intelligence et repousse les fausses promesses. C’est tout l’art de cette écrivaine qui me questionne avec son regard et ses propos qui touchent l’âme, cette inconnue. Un roman qui donne de nouveaux yeux.

LA BIEN-AIMÉE DE KANDAHAR de FÉLICIA MIHALI, publié chez LINDA LEITH ÉDITIONS.


PROCHAINE CHRONIQUE : L’HÉRITIER DE DARWIN d’ALAIN OLIVIER, publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

  
http://lindaleith.com/publishings/view/51

mardi 31 décembre 2019

UN CRI D’ALARME INSOUTENABLE

FELICIA MIHALI POURSUIT sa vie d’écrivaine malgré un travail d’éditrice et ne rate pas une occasion de faire des découvertes. Elle m’a surpris avec Le tarot de Cheffersville, un roman inspiré de son séjour dans le Grand Nord québécois où elle a enseigné pendant une saison où le soleil ne se lève plus. J’avoue avoir été déstabilisé par cette narration où la réalité la plus crue, les légendes et les personnages de fiction se côtoient. Un monde où les mythes se faufilent dans le quotidien des jeunes autochtones qui n’arrivent plus à terminer leurs études secondaires. Tous se perdent dans les turpitudes de leur existence, des obsessions et des songes où ils s’enfoncent dans les pires excès. C’est peut-être le début de la fin pour ce pays incroyable que l’on commence à mieux cerner grâce à la littérature, là où la vie et le rêve se lovent dans des jours inextricables.

Augusta, un personnage de Sweet, Sweet China paru en 2007, nous entraîne dans le Nord. Cette femme, j’ai eu le bonheur de la suivre lors de son séjour en Chine, un roman qui mélangeait la réalité et les fantasmes. Il semble que pour Felicia Mihali, l’exil et la plongée dans une autre culture soient un terreau où toutes les dimensions de la connaissance et de l’imaginaire se bousculent.
Augusta, toujours à la recherche de ses points d’ancrage, débarque comme enseignante dans le Nord-du-Québec, à Cheffesville. Pas besoin de chercher longtemps pour comprendre qu’il s’agit de cette ville minière qui se présentait comme le futur du Nord, une ville abandonnée en 1982 par presque tous ses résidents, faute de travail. Il semble y avoir un regain d’espoir depuis 2011 avec de nouvelles entreprises qui s’intéressent aux richesses de ce coin du Québec.
L’émouvante chanson de Michel Rivard me revient en tête. Elle décrit parfaitement bien le drame de ces hommes et de ces femmes forcés de partir vers le Sud. Tous sont des réfugiés, des déracinés qui perdent leurs points d’ancrage et resteront des immigrés dans les grandes villes.

Parmi eux se trouve Augusta, une figure familière pour certains. Pour d’autres, elle n’est qu’un personnage quelconque qui démarre difficilement son histoire. Dans la jeune quarantaine, cette femme est toujours plongée dans une quête identitaire. Voilà pourquoi elle atterrit aujourd’hui dans le subarctique québécois, au beau milieu de la taïga. Sa déesse protectrice l’a abandonnée à Sept-Îles, alors qu’elle s’est embarquée dans le petit appareil d’Air Inuit. À partir d’ici, Augusta s’apprête à entrer dans la Terre des Hommes, de Dieu le père. Elle a renoncé à la compagnie rassurante de Sakiné pour se fier à Tshakapesh, cet ancêtre innu, espiègle et misogyne. (p.22)

Des autochtones s’y sont réfugiés, tentant de s’accrocher à une vie mouvante et de trouver une direction à leur existence. La même quête qui hante Augusta depuis des années, le propre de la plupart des enseignants de ce curieux roman qui oscille entre la réalité la plus rude et la fuite dans les fantasmes, les légendes ou les effluves de l’alcool et des drogues.
Tous les pédagogues sont des Blancs instables qui croient trouver dans ce pays tout neuf l’occasion de se refaire une santé mentale et physique. Tous sont perçus comme des envahisseurs par les Autochtones, ce qu’ils sont avec leur approche, les valeurs qu’ils transportent dans leurs valises et qu’ils tentent plus ou moins d’imposer aux Innus. Pour une rare fois dans ce genre de récit, j’en ai lu plusieurs jusqu’à maintenant, les jeunes refusent ce colonialisme et rejettent tout aveuglément. Les étudiants arrivent à l’école, quand ils viennent, dans des états souvent pitoyables. Le mur de Cheffersville est bien là pour ces professeurs qui sont ignorés par la direction qui ne sait comment intervenir. Plusieurs ne peuvent affronter cette réalité et abandonnent.

La communauté tient l’école en très mauvaise estime, ce qui explique le comportement des enfants. Cette institution conçue selon le modèle des Blancs les rend irascibles, voire agressifs. Des enseignants autochtones feraient sans doute un meilleur travail auprès d’eux, sauf que la jeunesse des réserves ne réussit pas à finir le secondaire. Des éducateurs issus du même milieu sauraient leur parler un langage qu’ils comprennent. Face à des enseignants venus d’ailleurs, les élèves se vengent du chagrin qu’éprouvaient leurs parents lorsque les mines étaient encore ouvertes et qu’ils se faisaient humilier à l’école par les enfants des boss blancs. (p.117)

Ce rejet total contribue encore plus à garder les Innus dans leur isolement, la négation de leur être. Jamais je n’ai lu dans un roman du Nord, cette désespérance, ce refus de contact avec les Blancs, cette volonté de s’enfoncer dans les fantasmes de la drogue et de l’alcool. Tous piégés par la taïga qui cerne les protagonistes. Felicia Mihali emprunte des sentiers que peu d’écrivains ont parcourus jusqu’à maintenant.

CARTES DU TAROT

En plus de flirter avec les mythes et de s’enfoncer dans une réalité intolérable, ce « documentaire-fiction » est parsemé par quelques figures du Tarot, ce jeu aux propriétés divinatoires. Je m’avance un peu là, parce que je ne suis nullement un connaisseur, étant même tout à fait allergique aux cartes. Ça donne un aspect ésotérique au récit, permettant l’arrivée des tziganes qui s’acoquinent avec Tshakapesh, le chasseur emblématique des Innus, le fondateur de l’univers, tout comme certains personnages des romans antérieurs de Felicia Mihali qui reprennent pour ainsi dire du service. Vraiment étonnant. Comme si tous ces héros avaient suivi l’écrivaine pour s’installer dans ce monde de lumière et de ténèbres, de légendes et de rêves où tout devient possible.

Le rayon de soleil de ses jours était Dina, qui traversait le pont vers son travail sur le bord serbe du fleuve. La petite coiffeuse roumaine cherchait toujours à passer la douane en son absence pour échapper aux fouilles corporelles. Cela n’arrivait pas souvent, car Dragan se trouvait toujours dans sa guérite lorsque Dina se dépêchait vers le salon de coiffure de Radka. Et le douanier tenait à être là pour lui rappeler qu’elle était, elle aussi, une profiteuse de guerre, qu’elle prenait l’argent de se concitoyennes en échange de coiffures farfelues. Elle aussi spéculait sur la pénurie de main-d’œuvre causée par la guerre civile qui avait déchiré son pays en morceaux. (p.214)

Folle rencontre des tziganes, de certains héros roumains, de jeunes prostituées, de Paris le brigand légendaire. Tous autour de Tshakapesh dans un rêve du monde et d’une existence autre, s’inventant et se donnant une histoire qui s’épuise aussi rapidement que la neige quand le vent râpe la toundra, quand une carte du Tarot s’abat et sème la confusion dans la réalité.

DÉROUTANT

J’aime ces romans baroques où le réel et l’imaginaire se mélangent, ces fictions qui témoignent de la vie des Innus ou des Inuit du Nord qui ne savent plus à quoi s’accrocher. Ces peuples ont perdu leur âme (on pourrait en dire autant des Québécois francophones du Sud) et ils cherchent par tous les moyens de trouver une raison d’être en brandissant le refus, une rébellion suicidaire.
La réalité des professeurs cohabite avec un monde magique où les motoneiges survolent la taïga, où les chevaux traversent le ciel à la vitesse des satellites. Univers de fantasmes qui bouscule ces enseignants qui tentent de survivre, n’arrivent pas à fuir leurs lubies et qui se heurtent à une tâche terriblement cruelle. Felicia Mihali, en faisant appel à plusieurs de ses personnages, démontre que tout se mélange quand son être se délite et est en manque de balises. Nous sommes tous les héritiers d’un passé et d’une culture, tributaires de nos parents et de nos proches, de notre lieu de naissance et des principes que nous avons intégrés ou rejetés pour nous imposer dans la vie.

Tshakapesh la laisse faire ; lorsqu’elle finit, il lui touche légèrement une tresse, le seul geste qu’il sache faire en guise d’adieux. Cerise lui sourit, compréhensive et, avant de monter la dernière marche du traîneau, elle lui tend une dernière carte. Les étalons célestes hésitent encore un moment avant de se mettre en marche, le temps que Cerise dise au vieux chasseur d’en faire lui-même la lecture. (p.235)

Un roman qui amalgame bien le terrible réel et l’imaginaire, nous laisse devant un mur que les Inuit ou les Innus parviendront difficilement à abattre. Le rêve peut permettre de retrouver un certain équilibre, de se réconcilier avec des ancêtres et la vie de maintenant, mais il peut aussi être une forme d’abandon, pire, un suicide.
Le tarot de Cherffersville est un cri terrible, un appel peut-être pour ces filles et ces garçons qui se perdent dans ce magnifique pays du Nord, s’enfoncent dans une révolte sans fin et s’égarent dans les mirages des drogues et de l’alcool. Tout comme les errants qui traversent les oeuvres de Felicia Mihali tentent de trouver une vie qui leur glisse constamment entre les doigts. L’avenir est fait de beaucoup d’arrêts et d’hésitations, de réconciliation avec ses mythes personnels et ceux de son peuple, d’acceptation du rêve et de la dureté quotidienne, des légendes et de la fiction.
Un roman qui montre notre impuissance devant la réalité du Nord que Felicia Mihali secoue comme des drapeaux rouges que l’on agite devant le danger.


MIHALI FELICIA ; LE TAROT DE CHEFFERSVILLE, ÉDITIONS HASHTAG, 248 pages, 26,00 $.

http://www.editionshashtag.com/auteurs_185