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IRINA EST FILLE D’IMMIGRANTS et s’en
porte plutôt bien. Ses parents se sont séparés et elle est revenue vivre avec
sa mère après une aventure amoureuse. À l’université, un photographe la choisit
pour une publicité. Une rencontre improbable qui transformera sa vie. Elle fait
la une du magazine Actualités. La voilà
un visage que l’on reconnaît dans les salles de cours et au travail. Un soldat
en mission en Afghanistan lui envoie un message et c’est le début d’une correspondance,
d’un amour peut-être, d’un tremblement d’être. Le militaire va peut-être
changer son regard, la manière de mener sa vie. Que dire quand on devient une
image, un fantasme, celle que tout un régiment aime ?
Je lis Felicia
Mihali depuis Le pays du fromage, son
tout premier roman, paru en 2002. Un texte qui nous entraîne dans la Roumanie
de Ceausescu pour nous faire ressentir, au plus profond de nous, les démences de
la dictature. Madame Mihali a vécu son enfance sous le joug de l’un des pires
dictateurs de notre époque. Cette période l’a marquée et elle y reviendra dans
plusieurs de ses publications. Elle s’intéresse aussi aux mythes fondateurs de
l’Occident et m’a entraîné dans des temps lointains, avec Alexandre le Grand, en
plus de me plonger dans la Chine mystérieuse.
Grande voyageuse, éternelle
étudiante, journaliste et critique de théâtre à Bucarest, elle a amorcé une
carrière d’écrivaine au Québec, s’imposant comme une voix originale et
essentielle. Et voici La bien-aimée de
Kandahar, un roman intriguant, surtout avec un titre semblable. C’est
toujours comme ça avec Mihali. Elle nous pousse dans un monde difficile, devant
les pires horreurs, sans avoir l’air de s'y attarder. La belle dormeuse du Pays du fromage ou encore Dina qui résiste
à un despote, allégorie bien sûr à son pays d’origine, au combat de tous les
jours qu’il faut mener pour protéger son intégrité physique devant les malades
du pouvoir.
QUOTIDIEN
Irina vit à
Montréal et s’y sent bien. Comme bien des personnages de Felicia Mihali, ce
n’est pas une impulsive qui bouscule les gens et tente de secouer son quotidien.
Elle se laisse plutôt porter par la vie, étudie, travaille dans une brasserie, vit
des amours éphémères sans connaître les élans qui retournent l’être. Le
personnage de sa mère est beaucoup plus tranché. Cette femme ne fait pas de compromis
et vit comme elle l’entend, ne permettant à personne de diriger sa vie.
Ma mère n’a
jamais travaillé au Canada. Depuis son arrivée ici, elle n’a fait qu’étudier,
avec de petites pauses entre différents programmes universitaires. Elle détient
un baccalauréat et une maîtrise en histoire, ainsi qu’en histoire de l’art,
mais ne lui demandez pas dans quel but elle a fait ces études. Cette question
la fait enrager. Pourquoi une femme devrait-elle étudier dans un but spécifique
? La passion ou l’intérêt ne suffisent-ils pas ? La vie idéale envisagée par ma
mère est de pouvoir aller à l’école jusqu’à un âge vénérable, de rester à la
maison et de se consacrer à son art. (p.9)
Irina accepte de
poser pour le photographe et la voilà une vedette, celle qui fait tourner les
têtes. Elle apprend à se voir dans les yeux des autres, découvre sa beauté, son
charisme. Sa vie ne peut plus être la même.
Yannis, un
militaire, un fils d’immigrant comme elle, se retrouve au bout du monde à faire
la guerre. Il participe à l’intervention
en Afghanistan, à la chasse aux terroristes, cette guerre sans fin. Il en est
ainsi des affrontements de nos jours. La puissance militaire américaine, capable
de pulvériser la planète, n’arrive plus à gagner ses guerres depuis son
aventure au Vietnam. Les conflits s’éternisent dans des attentats de plus en
plus sanglants, touchant particulièrement les femmes et les enfants.
QUESTIONS
Dans ses courriels,
le militaire tente d’expliquer sa présence dans ce pays du bout du monde, ce qu’il
ressent en frôlant la mort chaque jour, devant le regard des Afghans où il voit
la haine. Pas facile d’être un étranger, de savoir que l’on impose sa présence
à d’autres. La situation de conquérant détesté et admiré, l’occupation
militaire, la pire forme de dictature même si elle se fait au nom des grands
principes de la liberté. Ce n’est pas sans rappeler l’entreprise de Roxanne
Bouchard et Patrick Kègle, dans En
terrain miné, une correspondance d’un soldat qui servait à Kaboul et d’une écrivaine
pacifiste.
Le jeune militaire
est d’une lucidité étonnante et jette un regard particulier sur le monde et la
vie. Irina sort peu à peu de son cocon, de cette forme d’hibernation. Il en est
souvent ainsi dans une société où les individus sont réduits à l’état de
consommateurs. Il faut peut-être confronter la mort pour sentir le flux de la
vie, trouver un sens à l’existence. La guerre peut-elle rendre plus humain ?
Les jours
suivants, j’ai commencé à jouer un rôle pour la deuxième fois dans ma vie.
Cette fois-ci, c’était mon propre rôle, celui d’une femme aimée par un régiment
de soldats canadiens, la meilleure chose qui arrivait à une foule de jeunes
hommes se battant pour la justice en Afghanistan. Vers la fin de sa lettre,
Yannis disait au magazine de me remercier d’être celle que j’étais. Mais qui
étais-je, en fin de compte ? Je ne me connaissais pas assez pour me contenter
de ça. (p.70)
Irina cherche à
comprendre qui elle est, la migration de ses parents, ses études, ses passions
d’enfance pour le théâtre, les personnages singuliers qu’étaient Paul Chomedey
de Maisonneuve et Jeanne-Mance. Yannis fait en sorte qu’elle revient sur ses
pas, évalue son vécu. Pourquoi était-elle fascinée par les fondateurs de
Montréal qui ont risqué leur vie pour leur idéal ?
Le militaire croit
à la liberté et à la justice, se concentre sur les gestes les plus simples. Irina
y voit le pendant de l’entreprise de Maisonneuve et de Jeanne-Mance qui, en
s’installant à Montréal, ont dû oublier la France. La vie parfois, demande de
tout risquer. C’est souvent le cas de l’émigrant qui doit tourner le dos à son
passé.
Nous sommes
tissés de doutes, eux, de passions. Ils nous apprennent que les souffrances du
corps rendent les troubles de l’âme insignifiants. Pour nous, ce n’est que la
douceur des souvenirs et des sensations lointaines qui nous aider parfois à
faire face à la mort. Mais plus on vie ici, plus le spectacle du désert rend
stérile la nostalgie. Le contact avec eux devrait au moins nous aider à
extirper de nos âmes la névrose, afin de recommencer une nouvelle vie,
dépourvue de désirs inutiles. (p.114)
Le roman de
Felicia Mihali devient une réflexion, une quête, la recherche de l’humain dans
toutes ses dimensions. Il y a toujours cette démarche chez elle, ce glissement
qui se fait souvent sans heurts. Cette fois, elle le fait au Québec, sa terre
d’adoption, dans « ce pays qui n’est toujours pas un pays ». Elle me touche
particulièrement dans cette exploration.
Felicia Mihali, tout
doucement, nous pousse dans ce tremblement d’être nécessaire à l’existence
entière et pleine. J’aime son regard, ses propos sur la société, cette époque où
les étourdissements et les fausses promesses dissimulent la déperdition et le goût
de la mort.
De mon côté, je
ne lui avais pas parlé de ma formule de la Vie, qui l’incluait amplement dans
son équation. J’avais eu peur, ou honte peut-être, de reconnaître combien
j’avais besoin de lui, et que ce ne sont pas uniquement les pays qui doivent
être défendus, mais chaque individu aussi. Si je l’avais fait, il ne serait pas
mort. Mon amour aurait peut-être joué un rôle dans la suite des événements, si
je l’avais choisi pour la Vie et non pas pour la mort. (p.155)
Tout le drame du
mal-être contemporain se retrouve dans ce roman qui ébranle et secoue les idées
à la mode, les slogans publicitaires. C’est toujours un bonheur de lire un
texte qui mise sur l’intelligence et repousse les fausses promesses. C’est tout
l’art de cette écrivaine qui me questionne avec son regard et ses propos qui
touchent l’âme, cette inconnue. Un roman qui donne de nouveaux yeux.
LA BIEN-AIMÉE DE KANDAHAR de FÉLICIA MIHALI, publié chez LINDA LEITH
ÉDITIONS.
PROCHAINE
CHRONIQUE :
L’HÉRITIER DE DARWIN d’ALAIN OLIVIER, publié
chez LÉVESQUE ÉDITEUR.
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