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jeudi 17 juillet 2025

JACQUES LEMAIRE PEUT NOUS INQUIÉTER

JACQUES LEMAIRE DANS «La vie et l’œuvre de Derek Doyle» m’a profondément déstabilisé. Une ancienne vedette de la chanson populaire s’est terrée dans un manoir de la Gaspésie, loin de tout, pendant un hiver de neige et de froid. Un refuge où le créateur tente d’échapper à la banalité du quotidien et à toutes les contraintes. Quelques personnes le servent et lui vouent un culte pour ne pas dire une forme idolâtrie. Le musicien souhaite toucher la fibre de l’être et provoquer une forme d’illumination avec ses pièces, cherche l’œuvre absolue, celle qui nous pousse dans une autre dimension de l’être. Doyle est une sorte de shaman qui domine ses proches avec une froideur et une insensibilité maléfique. Une plongée dans un monde étrange qui peut ébranler bien des certitudes et faire douter de tout, y compris son propre jugement. 

 

François Lafrenière obtient le contrat. Il va écrire la biographie de Derek Doyle, chanteur célèbre. Il a été choisi par le compositeur et doit le rejoindre dans son refuge de la Gaspésie pour l’interviewer, cerner le personnage. Une semaine avec l’artiste devrait suffire à l’auteur pour accumuler assez de matériaux pour son travail. Le musicien, après une carrière éblouissante, a quitté la scène, mais il continue comme un chercheur dans un laboratoire afin, peut-être, de trouver la source de toutes les musiques, celle du son premier né dans la déflagration du big bang qui a donné naissance à notre univers. 

Lafrenière s’en rendra vite compte. Son horaire est une partition. Doyle n’a rien laissé au hasard. Il y aura des rencontres tous les jours, l’après-midi où l’écrivain pourra poser ses questions et le confronter même. Lafrenière croit se retrouver devant un être exceptionnel et le recul nécessaire à son travail est fortement secoué.

 

«Les personnalités riches et célèbres n’avaient jamais intéressé Lafrenière, les gens de pouvoir non plus, mais un artiste assez imaginatif pour le faire frissonner d’émotion? Oh, ça oui! Un être capable de mettre la beauté en marche? Au plus haut degré! D’être hébergé pendant quelques jours dans sa maison, de bientôt manger à sa table, de profiter de l’occasion pour lui poser toutes les questions qui l’intriguaient, qu’était-ce sinon un rêve éveillé? Et si Doyle n’avait pas le temps de le recevoir immédiatement, Lafrenière n’avait qu’à prendre son mal en patience!» (p.8)

 

Les entretiens médusent le journaliste et le laissent sans voix. Doyle se livre à de longs monologues et paralyse pour ainsi dire son auditeur comme le serpent qui hypnotise sa proie. C’est peut-être l’isolement dans ce manoir enfoui sous la neige au milieu de la forêt, l’atmosphère feutrée et un peu oppressante, la garde rapprochée de l’artiste qui obéit au doigt et à l’œil. 

 

LES PROCHES

 

Jim, l’homme à tout faire, agit comme intendant. Ann, la cuisinière, la compagne du garde du corps, mijote des plats peu ragoûtants. Jenny, l’infirmière, injecte au maître certaines substances qui lui permettent de travailler et d’aller plus loin dans sa quête d’absolu, de cette musique qui touche l’âme. Elle est totalement sous le joug de l’artiste et lui voue une adoration mystique. Jonathan, un jeune garçon, est coupé du monde ambiant. Il porte de grandes coques sur les oreilles pour écouter on ne sait quoi.

 Lafrenière se rend compte rapidement que tous sont prêts à tout pour Doyle. Jamais ils ne remettent en question ses directives. Et il se sent troublé, comme si tout son être et son cerveau s’engourdissaient depuis qu’il est dans ce manoir. Est-ce l’effet Doyle?

 

«— Du bruit blanc? Je ne comprends pas.

-       Vous ne connaissez pas ça? Vraiment? Eh bien, en émettant des ondes à une certaine fréquence, on réussit à annuler tous les autres sons. C’est ça, cette fréquence qu’on appelle le bruit blanc. Et justement ce que je cherche, avec Jonathan, c’est de l’isoler du monde environnant. On aura beau crier, il n’entendra rien. Avec ce traitement, même les battements du cœur sont étouffés. Même chose pour les souvenirs trop douloureux. Il s’agit d’un bon calmant, en tout cas d’après certains psychiatres. Vous comprenez : la disparition de ses parents l’a un peu troublé. Je pense qu’il faut lui engourdir les nerfs.» (p.23)

 

Doyle se prend pour un prophète. Il a rencontré ces éclopés lors de ses pérégrinations et il les pousse au bout de leurs passions et de leurs obsessions. 

 

«— Vous ne voyez toujours pas ce qu’ils cherchent en moi? Eux? Et vous? Vraiment pas? Eh bien, voici : que je le veuille ou non, je suis leur mère nourricière. Je suis investi de leurs désirs. Je suis leur idole. Dieu descendu sur terre. Leur seul espoir d’échapper à la misère de leur vie.» (p.139)

 

Le chanteur tente d’abolir les frontières et tout ce qui peut devenir un frein à sa quête d’absolu. Que ce soit dans sa musique ou dans ses contacts avec ses collaborateurs, il exige un don total. Autrement dit, ses proches doivent renoncer à leur identité et à leur moi pour satisfaire ses moindres caprices. 

Lemaire utilise des procédés connus pour ce genre de despote. Douceur, séduction, grands discours, violence psychologique et imposition de ses dogmes. Doyle dicte ses vérités, ses codes et se place au-dessus de toute moralité, parle de sa fascination pour les dictateurs qui se sont arrogé le droit de vie et de mort sur leurs contemporains et qui ont eu le courage d’aller au bout de leur démence.

 

UN ABSOLU

 

Lafrenière est vite perturbé par le charisme de Doyle, qui lit dans ses pensées, perce des secrets qu’il a refoulés au plus profond de sa conscience. Le maître est un voyant halluciné, qui s’enferme avec des reliques et des objets qui alimentent ses fantasmes lors de certains rituels étranges.

 

«Car Doyle avait l’ambition de créer une musique qui, ne serait-ce que le temps d’une chanson, sous l’insolente domination de la beauté, posséderait une puissance proprement inouïe, où chaque auditeur, chaque être humain éparpillé, fait de morceaux sur des morceaux, regagnerait son unité perdue. C’est aussi cette quête d’un art cristallin tout — l’esprit, l’âme, le corps — qui permet d’expliquer le cas de Lafrenière, ce dérisoire chercheur d’absolu… … Et le maître avait beau lui faire du mal, Lafrenière lui était infiniment reconnaissant, qu’il accepte de descendre jusqu’à lui. Doyle le dominait comme seule une divinité peut le faire avec ses fidèles. Il l’ouvrait à une vie nouvelle, à la fois ridiculement étroite et absolument précieuse.» (p.164)

 

Des réflexions sur la création, la musique, le pouvoir, la politique, la transgression, la vie et la mort, Jacques Lemaire n’épargne personne, tout comme Doyle le fait avec ses proches. Je me suis laissé prendre presque par le délire de cet homme qui pousse Jenny au suicide sans sourciller. La folie fascine quand elle se drape des couleurs de l’art et de la recherche. 

Jacques Lemaire secoue tout l’édifice de la société dans laquelle nous nous agitons, décortique les fibres de la domination, de l’amour qui, dans un tel milieu, est la manifestation d’une tyrannie. 

Voilà une quête d’absolu, de vérité qui exige tout de ceux et celles qui sont au service du chef d’orchestre. On a connu des gourous qui ont rassemblé des disciples autour d’eux pour les subjuguer par la parole, dans des communes qui sont devenues des prisons pour ceux et celles qui ne cherchaient que la paix, l’harmonie et le bonheur. Doyle veut créer sans contraintes, peu importe les conséquences. 

Un roman qui bouscule des certitudes et fait trembler le sol sous vos pieds. Lemaire a quasi réussi à m’envoûter. Doyle est un monstre fascinant, comme tous les monstres. Un ouvrage terrible de vérité et de questionnements. 

 

LEMAIRE JACQUES : «La vie et l’œuvre de Derek Doyle», Éditions Sémaphore, Montréal, 2025, 216 pages, 27,95 $.

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/la-vie-et-loeuvre-de-derek-doyle/

jeudi 10 juillet 2025

GAZA : UNE BLESSURE À L’ÂME DE L’HUMAIN

«GAZA ÉCRIT GAZA»un recueil de textes dirigé par l’écrivain et enseignant Refaat Alareer touche l’âme et l’esprit. Quinze auteurs palestiniens ont décidé de traduire leur réalité, de dire ce qu’ils vivent depuis plus de cinquante ans au jour le jour. Les morts, les bombes, les arrestations, les innombrables contrôles quand ils doivent se déplacer et surtout l’arrivée des bulldozers qui rasent les oliveraies et qui détruisent le lieu où ils travaillaient depuis des générations. Ils deviennent alors des errants qui transportent tout ce qu’ils ont sur leurs épaules, soulevant la poussière dans une longue caravane de la faim et de la dépossession. L’ouvrage a d’abord été publié en anglais et quinze écrivains d’un peu partout ont participé à la traduction en français. Parmi eux, huit auteurs du Québec ont mis leur énergie et leur générosité au service de ces écrivains de la survie. On parle de Joséphine Bacon, Anaïs Barbeau-Lavalette, Gabriel Robichaud, Stanley Péan et sa fille, Laura Doyle-Péan, Kev Lambert, Perrine Leblanc et Martine Delvaux. Un livre important qui témoigne de l’état du monde et peut-être aussi de toutes les erreurs que nous avons commises dans le passé et que nous n’osons pas remettre en question.


Gaza, cette bande de terre située près d’Israël, cet espace de toutes les turpitudes, de toutes les violences difficiles à imaginer. Une terre bombardée depuis des générations, une population qui vit dans la peur et le bruit des avions et des missiles, quand ce n’est pas celui des drones qui maintenant entourent toutes les agglomérations de ce pays que Donald Trump voulait convertir en site touristique pour les biens nantis. Un endroit où les gens marchent sur les ruines et la désolation, la crainte, dans l’odeur de putréfaction des cadavres, cherchant de quoi manger et boire, un lieu pour respirer et dormir en toute tranquillité. Il semblerait que ce désir fondamental ne soit pas possible pour tous sur notre planète. 

Pourtant, il y a des hommes et des femmes qui réfléchissent et qui se battent avec d’autres armes que les bombes et les drones dans ces territoires occupés. Refaat Alareer, professeur de littérature et de création à l’Université islamique de Gaza, a eu l’idée de solliciter de jeunes étudiants et étudiantes pour qu’ils racontent leur histoire dans de courts textes initialement rédigés en anglais, dans le but de toucher un public international. Ces témoignages ont ensuite été publiés en français par les éditions «Mémoire d’encrier», qui s’engagent à donner une parole aux personnes marginalisées et ignorées du monde. 

 

«Véritable orateur, il dénonçait avec force et éloquence le colonialisme, le nettoyage ethnique ainsi que le blocus inhumain et illégal imposé à Gaza. Mais sa véritable passion résidait ailleurs. Elle était dans les histoires enfouies sous les ruines, dans les voix qui criaient fort, mais que le monde refusait d’entendre. Il écoutait ces voix avec une attention infinie, et nous répétait sans cesse : “Elles comptent. Elles comptent. Elles comptent.”» (p.237)

 

Un enseignant qui croyait à la puissance des mots, qui savait écouter et surtout comprendre ce que ses étudiants et étudiantes lui confiaient. Il leur a demandé d’écrire, il les a encouragés à le faire et ils ont entendu son message.

 

TÉMOIGNAGE


Ayah Rabah, étudiante en médecine, l’exprime fort bien à la fin de cet ouvrage où l’on donne la parole à tous les écrivains et écrivaines pour qu’ils expliquent leur démarche, disent pourquoi ils ont décidé de raconter un moment puisé dans leur vie, un petit bout de leur parcours qui allait se fonder dans la grande histoire de ce coin de terre. «J’écrivais pour me protéger de la folie de la guerre qui rugissait à l’extérieur. J’écrivais ce que je vivais, et cela me redonnait la force et de la résilience.»

Tous ont obéi à cette nécessité intérieure, à ce besoin de parler, de se faire entendre, de croire qu’il est possible de toucher d’autres personnes qui peuvent comprendre la situation dans laquelle ils tentent de se faire une existence décente et tranquille. Parce que vivre sous les bombes, sous les attaques en pleine nuit, les déflagrations, la famine et la peur, la mort de ceux qui nous entourent n’est pas dans la normalité des choses. 

 

LE QUOTIDIEN

 

Des récits simples, des histoires, des événements qui s’insèrent dans une tragédie qui ne cesse de prendre de l’ampleur chaque fois qu’un drone est lancé, qu’une bombe souffle une maison ou l’aile d’un hôpital, creuse un trou au cœur d’une route ou d’un parc. Des souvenirs, des moments de l’enfance, des jeux et la survie par miracle, un hasard incompréhensible. Je pense à ce texte de Rawan Yaghi. Elle raconte la hâte d’une petite fille qui veut s’amuser avec ses amis dans la rue. Sa mère lui demande de manger avant d’aller les rejoindre et puis…

 

«Les enfants rient et retournent à leur partie. Et une fraction de seconde un flash lumineux explose devant mes yeux. Je suis projetée contre le mur de la cuisine avant de m’étaler au sol. Des briques tombent des murs, immédiatement suivies de bris de verre. Genoux et mains tremblantes, je ne peux me remettre debout. J’entends un son étrange et dérangeant, tel un sifflement ininterrompu, et j’étouffe à cause de la fumée. Ma mère se précipite, hurlant, hystérique. Elle tâte chaque partie de mon corps, s’assurant que je suis indemne, et me prend dans ses bras.» (p.52)

 

Tous ceux qui bondissaient, couraient et criaient dans la rue sont morts. Les corps sont là, éparpillés dans la poussière, démembrés. La petite fille a été épargnée par hasard… Mais, est-ce vraiment une chance que de voir tous ses amis tuer et d’être oubliée du côté des vivants?

 

ÉVÉNEMENTS

 

Bien sûr, il y a des tragédies comme celle qu’a vécu Rawan Yaghi, un texte terrible de cruauté. On peut aussi parler d’un mal de dents qui fait qu’on est obligé de faire des choses que l’on ne ferait pas normalement. Une militaire israélienne qui est attirée par un homme dans un parc avant de comprendre ce qui se passe. 

Des moments du quotidien comme l’attente d’un visa pour sortir et étudier aux États-Unis ou en Angleterre, qui devient une véritable comédie de l’absurde digne de Samuel Beckett. L’obstination d’un père de famille à retourner voir sa maison dont il a été chassé pour y mettre une bombe.

 

«— Écoute, fils. Ce qu’il y a de plus terrible dans une occupation, c’est qu’ils ne se préoccupent pas des intentions. C’est pour cela que toute occupation est pernicieuse. S’ils m’avaient surpris avec ces explosifs. J’aurais été fusillé — nous aurions été fusillés. Ils n’auraient pas vérifié nos intentions, et même s’ils l’avaient fait, ils ne nous auraient pas crus. L’occupation est un mal. Oui, elle vole et détruit, mais elle enseigne aux gens la haine, et pire, la méfiance. C’est pour cela que nous laissons ici une bombe qui est un message : je peux détruire cette maison, mais je choisis de ne pas le faire. Parce que je voudrais que les gens commencent à se poser des questions au sujet de la moralité de leur comportement envers nous. Tu es mon fils, et tu es dans mon cœur, dit Abu Salem.» (p.148)

 

Des scènes terribles, des hommes et des femmes admirables de résilience qui n’arrivent pas à vivre en paix sur leur terre ou dans une oliveraie héritée de leurs ancêtres. Il faut du courage pour lever la voix, pour murmurer cette plainte qui se fait entendre depuis plus de cinquante ans. Comment l’humanité et tous les pays dits civilisés peuvent-ils tolérer une telle situation? Des humains souffrent, meurent, survivent blessés dans leur pensée et leur chair dans une indifférence coupable. Des enfants crèvent de faim et n’ont que des ruines pour jouer dans des odeurs de corps en putréfaction.

Est-ce cela être humain?

Ces récits nous font douter de l’intelligence humaine et de notre capacité à vivre dans le respect des autres et l’acceptation des différences. Des textes bouleversants rédigés par des hommes et des femmes admirables qui racontent cette «blessure à l’âme de l’humanité.»

 

ALAREER REFAAT : «Gaza écrit Gaza». Mémoire d’encrier, Montréal, 2025, 279 pages, 29,95 $.

 

https://memoiredencrier.com/catalogue/gaza-ecrit-gaza/

 

 

lundi 7 juillet 2025

LE BEAU PÉRIPLE DE LA VIE ET DE L’ESPOIR

LES PARENTS de Laurent ont migré aux États-Unis, croyant que tout était possible au-delà de la frontière. Pourtant, le père a végété, s’épuisant dans divers métiers, n’arrivant jamais à s’installer dans la vie qu’il imaginait. Laurent, le fils, est à la dérive depuis son adolescence et semble condamné à suivre les traces de son géniteur. Il décide de donner un coup de barre, de jouer sa dernière carte, met le feu à la maison de son enfance et rentre au Québec. Peut-être que l’espace de misère et de solitude qu’il a connu en Louisiane s’effacera à jamais. Il saute dans son vieux camion et tourne le volant vers le nord. «Parallèle 45» d’Emmanuel Bouchard m’a rappelé Lorenzo Surprenant qui vante les merveilles de la ville américaine à Maria Chapdelaine et fait miroiter les contours d’un quotidien plus facile. Éphrem Moisan, dans «Trente arpents» de Ringuet, le fils d’Euchariste, vivra une déconvenue semblable à celle des parents de Laurent dans son aventure aux États-Unis. Et comment ne pas penser à Jacques Poulin, à «Volkswagen Blues». Jack Waterman veut retrouver son frère Théo en Californie, le pays des miracles. Théo a égaré sa langue dans les collines de San Francisco, tout comme Harmonium et Serge Fiori ont perdu leurs instruments de musique lors de leur tournée mythique qui devait les propulser vers les étoiles. Comme si les Québécois, en traversant la frontière, sacrifiaient leur nature et leur âme. De quoi questionner le succès de Céline Dion et de Denis Villeneuve. 

 

La grande illusion américaine du père de Laurent s’est effrité peu à peu, tout comme celui de Léo, le paternel de Jack Kérouac, qui est allé de déception en déception. On peut ajouter à cette liste Alexis Labranche, de Claude-Henri Grignon, qui troque son nom lors de son séjour au Colorado. 

Tout ce que le père de Laurent croyait possible s’est avéré un mirage qui ne cessait de s’éloigner. Comme s’il ne pouvait trouver que l’échec dans ses entreprises et ses ambitions. Le fils a hérité de cette incapacité et, pour déjouer le sort, pour se régénérer, il doit faire marche arrière, détricoter le temps et rentrer au pays du Québec. Le rêve américain s’inverse pour une fois. 

 

«Partir, abandonner ma demi-vie de mi-homme pour revenir au Québec, où j’irais vérifier si j’y étais en prévision des cinquante prochaines années. Il fallait en finir avec l’odeur de pourriture et de charogne qui ne voulait plus me quitter, comme s’il fallait que la puanteur s’imprime absolument sur une chair qui sentait déjà la merde.» (p.21)

 

Il a besoin de secouer sa vie avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’il ne se résigne et qu’il n’arrive plus à esquisser le geste libérateur. Peut-être qu’en retrouvant le Québec, le monde que ses parents ont fui, il va redevenir l’homme d’un lieu, adhérer à sa pensée et son être profond. Il pourra alors se réapproprier toutes les frontières de son corps et de son esprit, s’installer où il doit être, là où il peut respirer et se sentir en harmonie avec les autres.

Dans un arrêt routier, il sauve la vie de Donatien, un jeune Haïtien malmené par deux camionneurs. Ils s’en prennent à lui parce qu’il est noir et qu’il lit dans le restaurant. 

Un acte de pure barbarie et de racisme. 

Donatien a fui son île, veut se rendre au Canada, où il espère avoir un espace comme être humain. Il échappe à la folie de son père (sa mère lui a fait promettre de partir avant de mourir), à son intransigeance et à une vie de travail abrutissant. Et quand le découragement le prend, il ouvre un livre à la couverture verte que lui a offert un oncle. Cette lecture lui redonne la volonté de continuer. 

 

COMPAGNONS

 

Les deux doivent franchir les frontières pour échapper à leur misère morale et physique. Les compagnons discutent pendant des heures et des jours, se confient et deviennent deux âmes fraternelles en quête d’un espace pour vivre leurs désirs et leurs espoirs.

 

«Il parlait comme ça, Donatien, de ses objectifs surtout; entrer au Canada par le chemin Roxham, à propos duquel on lui avait dit deux ou trois choses. Au nord du 45e parallèle, la vie serait plus douce pour les gens comme lui. Plus douce que partout où il avait mis les pieds. Donatien n’avait pas vingt ans. C’était encore le temps d’espérer, de donner une couleur nette à sa confiance ou de mettre l’horizon à sa hauteur, en étirant les bras devant lui.» (p.34)

 

Se refaire un avenir, être tout entier dans son corps et sa tête, respirer sans avoir à fuir ou se protéger des manigances et des folies des autres. S’arracher à la misère et au bourbier qui a étouffé les deux hommes depuis leur naissance.

Laurent en est au mitan de sa vie et partage le rêve de Donatien, sans pourtant se laisser prendre par l’utopie ou un optimisme démesuré. 

 

«J’avais plus de deux fois son âge et, à ce moment de ma vie, j’avais comme lui besoin de croire que j’étais encore au début de quelque chose.» (p.35)

 

ON THE ROAD

 

Et il y a la route toujours semblable et nouvelle, les arrêts, des rencontres, les longues journées dans le camion où ils peuvent tout se dire. Les deux imaginent une certaine forme de bonheur. Il suffit de faire le geste au bon moment. Pas juste être en mouvement comme Jack Kérouac, qui sillonnait les États-Unis pour fuir le monde de son enfance. L’écrivain cherchait à muer, échapper au matérialisme et aux échecs de ses parents, à son être de Canucks en se jetant dans une course effrénée, un cercle infernal.

 

«J’ai compris alors seulement l’ampleur de sa souffrance et l’impuissance des mots pour qui s’obstine à n’y jamais céder (Leonel, Kevin et qui d’autre encore?). Puis je m’en suis remis moi-même à Carlos, qui représentait le plus grand espoir de Donatien. Carlos, dont je ne savais à peu près rien, deviendrait secrètement le pôle d’attraction de notre quête à tous les deux, la figure tutélaire de nos fuites.» (p.119)

 

Les deux se séparent à la frontière. Laurent rentre chez lui et Donatien doit emprunter le fameux chemin Roxham, le sentier du rêve et de tous les possibles. 

 

«Je serai là où j’ai pris racine, mais je serai autre. N’empêche que l’idée de l’éternel retour, de l’arrivée à ce qui commence, de la deuxième vie… ça m’embête, et je n’arrive pas à en démêler les subtilités. J’arrive dans la zone médiane de ma vie, le point de bascule, le truc du tissu qu’on replie sur lui-même ou le pic de la montagne. J’en suis là à essayer de fabriquer des coïncidences entre le temps et le lieu, entre l’histoire et le territoire, comme le dit Donatien.» (p.176)

 

Laurent hiberne pendant le long hiver de neige et de froid pour se secouer au printemps comme une marmotte qui sort de son terrier. La vie revient, la vie bondit partout et devient possible. Tout est vert, pareil à la couverture du livre de Donatien dont Laurent a hérité. On finit par comprendre! Le fameux roman n’est nul autre que le «Don Quichotte» de Miguel de Cervantès. Et il y a Sofia, l’espoir et le soleil dans un premier matin du monde.

Un ouvrage magnifique avec le futur qui surgit dans le sourire de Sofia. Elle est le crocus qui sort de terre dans les restants de neige. Laurent et elle vont déposer le livre vert de Donatien à la bibliothèque qui chevauche la frontière et qui a fait les manchettes dernièrement à cause des lubies de Donald. 

 

«À la bibliothèque Haskell, vous êtes ici et là, et vous pouvez faire entre deux pays autant d’allers-retours que vous le voulez.» (p.191)

 

Un roman splendide d’intelligence sur l’être, l’humain, le rêve, les migrants qui se cherchent un milieu d’ancrage, un plaidoyer pour la liberté de penser ce qui vous convient et de vivre le moment présent dans sa plénitude. Un idéal, une poussée vers l’affirmation de soi, le bien-être et la quête du lieu où l’on peut se réaliser dans toutes les dimensions de son être. C’est aussi l’invention de l’avenir. «Du bel ouvrage», comme aimait dire mon ami Victor-Lévy Beaulieu. 

 

EMMANUEL BOUCHARD : «Parallèle 45», Éditions Mains libres, Montréal, 2025, 204 pages, 29,95 $.

https://editionsmainslibres.com/livres/emmanuel-bouchard/parallele-45.html

jeudi 26 juin 2025

UNE DERNIÈRE PIROUETTE DE BARCELO

LE HASARD fait de drôles de choses dans la vie, parfois. Il y a quelques jours, je prenais le dernier roman de François Barcelo «L’homme au bout de la corde» qui m'attendait depuis un moment. Il était temps de renouer avec cet écrivain que j’ai négligé souvent. Quelques heures plus tard, j’apprenais sa mort à 83 ans. François Barcelo est décédé au moment où je m’apprêtais à le lire. Que dire devant ce genre de coïncidence? Comme si deux esprits se croisaient. Je me souviens du plaisir que j’ai eu en parcourant son premier ouvrage «Agenor, Agenor, Agenor et Agenor» en 1981. Une saga familiale qui se distinguait des livres de l’époque, une inventivité et un humour corrosif. J’étais prêt à le suivre de livre en livre alors. J’ai commis des infidélités quand il s’est aventuré dans le roman noir. Je ne suis pas attiré par le genre. Chacun ses goûts. Je l’ai croisé souvent pourtant à l’Union des écrivains et des écrivaines du Québec. C’était un monsieur de bon conseil, original, souriant et très agréable.

 

Et me voilà avec ce roman au titre étrange : «L’homme au bout de la corde». Qu’est-ce que Barcelo a concocté pour sa dernière publication, même si j’imagine qu’il a encore quelques manuscrits dans ses tiroirs? Cet auteur a toujours proposé des titres qui titillent la curiosité. Il savait accrocher un lecteur et ce n’est pas pour rien qu’il a travaillé en publicité. Oui, il possédait l’art du titre. De mon côté, je suis incapable d’écrire une ligne si je n’ai pas trouvé le titre avant. C’est comme une direction, une permission que j'ai alors de m’aventurer dans une histoire. Ce sera le mot ou le bout de phrase qui apparaîtra sur la page couverture lors de la parution. Pas souvent, je l’ai remplacé en cours d’écriture : «L’école Numéro Neuf» est devenu «Les plus belles années» après bien des hésitations. Avec «Les oiseaux de glace», c’est l’éditeur André Vanasse qui m’a demandé de trouver autre chose. Andrée A. Michaud proposait «La femme de Sath». J’avais «La femme des neiges». André croyait que c’était un peu étrange de sortir deux romans avec des titres quasi similaires. C’est ma compagne, Danielle Dubé, qui a déniché «Les oiseaux de glace». Je n’arrivais pas à me décider. 

J’aime bien «J’enterre mon lapin», «L’ennui est une femme à barbe» ou encore «Moi, les parapluies» de Barcelo. Ce diable d’homme publiait plus vite qu’il n’écrivait on aurait dit. Il était le Lucky Luke du roman québécois. Un original avec un univers bien à lui qui ne cessait de nous surprendre avec ses personnages et les aventures invraisemblables qu’il leur imposait. Il s’amusait dans ce travail et ne reculait devant aucune audace. Écrire pour lui était d’abord une pérégrination jubilatoire où il se risquait hors du quotidien. Un maître du rebondissement et de l’action qui vous tenait en haleine tout au long de son histoire. Un imaginaire redoutable et toujours déroutant.

 

ÉTONNEMENT

 

Je me retrouve avec Abel Binette dans «L’homme au bout de la corde». Le nom du personnage est un jeu de mots. Je vous laisse le deviner. Lecture à voix haute de préférence pour trouver. Rien à voir avec l’Abel Beauchemin de Victor-Lévy Beaulieu. Cet individu allergique à tout emploi, génétiquement, vit dans la plus belle simplicité volontaire en logeant chez sa mère d’adoption, sa tante, propriétaire du dépanneur «Chez Lucie». Il ne possède à peu près rien, utilise la tablette de cette dernière et se débrouille plutôt bien avec l’aide sociale.

 

«Pour une bien simple raison : j’ai toujours haï l’argent. Pas pour des raisons éthiques, philosophiques ou morales. Mais parce que l’argent n’est pas gratuit. À moins d’être retraité, rentier, gagnant de loterie ou enfant de millionnaire, il faut travailler pour en avoir. Et je n’ai pas eu à travailler plus de deux jours dans un journal pour constater, comme vous probablement, même si cela vous a pris plus de temps, que le travail est généralement avilissant et humiliant. Fatigant, surtout. En tout cas, c’est plus pénible et pas nécessairement plus gratifiant que ne rien faire.» (p.31)

 

Pas un paresseux, il pratique le jogging tous les jours. Je vous le jure, il ne faut pas être un fainéant pour courir des kilomètres et cela demande de la discipline et de la volonté. Il a de la culture, se préoccupe de l’expression juste et défend la langue française qu’il porte bien haut. Il emprunte des livres à la bibliothèque, n’a pas les moyens d’acheter les nouveautés, prend plaisir à détecter les anglicismes qui se faufilent dans notre idiome québécois.

Notre Abel ne pouvait continuer sa dérive sans que des événements viennent bousculer son train-train. Nous sommes dans un roman noir après tout et il faut de l’action, des rebondissements et des morts. La corde du récit doit être bien tendue, et il y a un homme au bout de ce filin jaune, du moins, le titre le laisse entendre. 

Arlette, la mère d’Abel, l’a abandonné à la naissance et c’est sa tante Lucie qui s’est occupée de lui. Son père aura été un amant de passage, une météorite. C’est ce que Lucie raconte. Il ne faut pas trop s’y fier parce que tout bascule rapidement dans cette histoire. Ce qui est vrai devient faux et ce qui est faux est pure vérité. Et les morts ne le restent pas très longtemps. Ils ont l’art de rebondir du côté des vivants pour les tourmenter.

 

PAPILLON


Sa vie change quand un individu glisse un bout de papier dans la fente de sa porte où le facteur laisse des lettres de temps en temps. On s’en doute, ce ne sont que des réclames et des publicités qui échouent sur le plancher d’Abel. Jamais de factures! Il ne possède pas de téléviseur et de téléphone. Pour l’électricité, c’est l’affaire de sa tante. Il a piraté le Wi-Fi de la locataire d’en haut pour avoir des nouvelles du monde et effectuer des recherches sur sa tablette empruntée. 

Abel lit un message étrange sur ce «post-it» (papillon adhésif selon l’Office de la langue française.). «Va tirer sur la corde jaune au milieu du pont Perry tu ne le regretteras pas.» Un bout de phrase que l’on retrouve en page couverture du roman. Tout se précipite alors. David Boone, le père qu’il n’a jamais rencontré, revient dans sa vie et lui annonce ainsi qu’il s’est suicidé, peut-être pour ne pas avoir su s’occuper de lui. Oui, ça évoque le fameux Daniel qui écumait les forêts de la Pennsylvanie et du Kentucky à l’époque où l’on devenait un héros en vivant avec un fusil à la main. 

Comment résister à pareille invitation? Abel ne trouve rien au bout du câble, mais il devrait y avoir un cadavre, son géniteur au fond de l’eau. Un testament en fait un héritier, lui qui n’a jamais eu que quelques sous dans ses poches. 

 

«Les dix banques sont situées dans un quadrilatère qui doit faire moins d’un kilomètre carré. Et j’avais raison : les neuf autres comptes sont aussi bien garnis — toujours 95000 $ chacun. Au total, mon père devenu soudain mon papa adoré me lègue presque un million de dollars. Ce qui est beaucoup quand on songe qu’il n’a même pas baisé avec ma mère pendant une nuit entière. C’est payer cher la copulation.» (p.144)

 

L’affaire prend des tournures inquiétantes. Son paternel était l’un des criminels les plus recherchés par le FBI américain. Une gloire du monde interlope qui a su déjouer tous les limiers.

Abel est fortuné pendant quelques heures, mais son géniteur (il est toujours vivant) récupère l’argent et disparaît dans un paradis fiscal. Le fameux David Boone vide le compte de son héritier. C’est difficile de redevenir indigent quand on a rêvé d’être quasi millionnaire. 

 

«Les papillons adhésifs que j’ai trouvés ne m’ont causé que des malheurs. Avant, ma vie était sans histoire. Je ne connaissais ni mon père ni ma mère. Je faisais mon jogging quotidien sans déranger personne. Je n’avais pas d’avenir, vous me direz. Mais j’avais un présent plutôt satisfaisant. Et un passé dont je ne connaissais pas grand-chose.» (p.244)

 

Il décide alors de rejoindre ses parents au Panama et la seule manière de traverser l’Amérique du nord au sud, c’est de courir parce qu’il n’a pas un sou pour se payer un billet d’avion. Il devient une sorte de Forest Gum qui franchit toutes les frontières sous les applaudissements. Bon, je vous fais grâce de tous les rebondissements et des manigances d’Arlette et de David. 

Un roman fou, haletant et plein de surprises. François Barcelo se moque des travers de notre société et décortique tous les clichés connus. Le travail, l’amour, les affaires, le crime qui paie toujours, l’argent, la morale et la langue française. L’écrivain prend un plaisir évident à décrire les manies de ses contemporains. Il aborde même la question des transgenres. 

Abel, en tentant de devenir l’héritier de son père et de sa mère, retrouve une certaine liberté et décide de s’affirmer. Il sera un criminel pour être digne de ses parents. Bon sang ne saurait mentir. Il retraverse l’Amérique du Nord en courant et rentre au Québec pour entreprendre sa nouvelle carrière. 

J’ai lu ce roman le sourire aux lèvres. Barcelo est toujours étonnant et, même en effleurant les grandes questions de notre époque, il n’est jamais moralisateur. Il lance tout en vrac et c’est à nous de nous arranger avec ça. Ça peut sembler un peu brouillon, mais il ne faut pas se tromper. Barcelo est un humaniste qui aime bien houspiller ses semblables en les caricaturant et en se moquant. 

Rien ne lui échappe.

Je ne sais si c’est là son dernier ouvrage, mais il aura été fidèle «à sa manière et à son modèle», comme chante Gilles Vigneault. Même si je ne connais pas l’entièreté de son œuvre, je pense qu’il y a une constance chez lui, une forme de passion pour l’humain malgré toutes ses folies et ses tares. Et je me suis mis à rire, me demandant si tout cela n’était pas une autre facétie de l’écrivain. Peut-être que François Barcelo n’est pas mort et qu’il va ressusciter sous un nom d’emprunt avec une intrigue qui va nous jeter par terre. Il en serait bien capable. 

 

BARCELO FRANÇOIS : L’homme au bout de la corde, Éditions de La Grenouillère, Montréal, 2025, 272 pages, 32,95 $.

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