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jeudi 10 février 2022

DUSSAULT APPRIVOISE LA BELLE VILLE DE PRAGUE

JE PENSE AVOIR LU Danielle Dussault pour la première fois en 2002 avec L’imaginaire de l’eau, des récits qui m’avaient emporté dans un monde impressionniste. Immédiatement, je suis devenu l’un des fidèles de cette auteure qui construit une œuvre originale et singulière dont on ne parle pas assez souvent, malheureusement. Une artiste qui traite ses textes comme une partition musicale où tout est équilibre et harmonie. Et voilà qu’elle nous offre Les ponts de Prague, un recueil de 29 nouvelles après une résidence d’écriture en Europe de l’Est, à Prague, la ville de Kafka, bien sûr, mais celle aussi de Rainer Maria Rilke et du méconnu Jaroslav Hasek, le père du Brave soldat Chvéïk qui m’a tant fasciné alors que j’étais étudiant. Les musiciens Anton Dvorak et Bodrich Semetana ont marqué ce lieu. Une cité qui nous rapproche de grands créateurs. (Beethoven et Mozart y ont séjourné.) Une atmosphère unique qui permet de s’abandonner au rêve, de se laisser porter par les eaux de la Vltava qui traverse la ville. Endroit parfait pour flâner, se perdre dans les rues et imaginer des histoires dans un café. Comme si le temps devenait poreux et que des œuvres littéraires et des musiques se glissaient dans le moment présent. 

 

Danielle Dussault, avec tous les voyageurs, est sollicitée d’abord par l’œil. Elle se laisse prendre par les murs, les trottoirs, des fenêtres et des ponts qui enjambent la rivière qui ne peut que faire penser à La Moldau de Smetana. Les cafés sont ses lieux d’observation qui lui permettent d’inventer tous les scénarios. Je me souviens avoir passé des heures sur une terrasse lors de mes exils. Juste pour le plaisir de voir des hommes et des femmes circuler, s’asseoir autour d’une table. Et pour une écrivaine et musicienne comme Danielle Dussault, c’est l’occasion d’imaginer des rencontres, des rendez-vous amoureux, des intrigues en surveillant les couples qui circulent autour d'elle. L’œil d’abord et après l’oreille qui capte des sons qui semblent nouveaux et qui peuvent dérouter. Tout un monde bouge, respire, vit et fascine. 

 

La bouche de la musulmane, cachée sous un voile. La rue bondée. La jeune femme turque assise à une table, cheveux en désordre. Larmes arrêtées au bord des lèvres. Plaisir d’un jour. Mains tendues. Visages chiffonnés. Lot de réfugiés dans le tramway no 5. Le vieil homme qui boite, son chien devant. Signes intraduisibles de la faim. Les mots du quotidien en tchèque : rafraîchissant, racine, s’endurcir, document fiscal, repas de famille. Files d’attente. (p.9)

 

Danielle Dussault y va par petites touches, par flashes je dirais, pour nous faire ressentir cet univers sonore et visuel qui se déploie autour d’elle. L’impression que l’écrivaine capte des mélodies et des images, qu’elle se laisse dériver dans la ville comme l’eau de la grande rivière qui emporte tout. Et bien sûr, les connaissances livresques et musicales refont surface.  

 

À L’AISE

 

Rapidement, l’étrangère se sent bien dans une rue, un café, une librairie ou une terrasse où elle peut flâner en se faisant discrète, s’approcher des gens et se faufiler d’une certaine façon dans leur espace. 

Et Prague, pour une écrivaine et musicienne, c’est la ville de Rainer Maria Rilke, des orchestrations qui flottent le long des murs et rebondissent sur les trottoirs. Le monde de Kafka et les élans de Dvorak ou encore les poèmes symphoniques de Smetana. Et le mouvement, les passants qui foncent vers leur destin et qui l’emportent sans qu’elle puisse réagir.

 

L’homme qui avance à pas rapides sur la route te semble soudain familier. Il s’empresse d’aller vers nulle part. Toi aussi, il t’arrive de te rendre à un rendez-vous ou un lieu vers lequel tu te sens tout à coup aspiré. Tu cesses alors de courir après le temps. Tu aimes déserter les obligations, errer à l’aventure sans savoir où les rues et les passerelles te mèneront. Devant toi, une vieille dame se hasarde, soutenue par deux bâtons. Elle va lentement en prenant soin de ne pas s’écraser sur les pavés. Plus loin, un officier resserre son arme contre lui en observant le flux de la rue bondée. (p.47)

 

Et j’ai eu l’impression d’accompagner Danielle Dussault dans la ville, de longer un ancien édifice à la pierre verdâtre, de marcher à ses côtés sur le pont Charles qui enjambe la Vltava ou de m’attarder près de ce canal hanté par le diable selon la légende. 

Et des images s’imposent, des souvenirs, des moments du passé. La voilà dans l’univers de Kafka. Des femmes à têtes de mouches la suivent ou encore elle s’avance dans une ruelle qui ne débouche nulle part, sinon sur le rêve et l’envie de se retrouver seule pour entendre une musique. Plus loin, elle est aspirée par la foule et peut y laisser son âme et son esprit.

 

Vous voilà hypnotisée par ce mouvement, par la danse subtile de ces corps manipulés. Vous êtes gouvernée — comment ne pas vous en rendre compte à présent? — par les nombreux fils qui vous écartèlent, vous brisent et vous rendent malléable, tous ces fils auxquels chacun est rattaché. Ils vous font mouvoir, dans un sens comme dans l’autre, tantôt ici, tantôt là sous la pression. Vous résistez de toutes vos forces pour ne pas être rattrapée par la marée robotisée de la foule. (p.84)

 

Un dépaysement, mais aussi la quête de soi et un apprivoisement de son être, de ses goûts et de ses bonheurs. Parce que les séjours à l’étranger sont toujours des plongées en soi, une façon de se trouver dans ce que nous avons de plus vrai et de plus précieux. 

Danielle Dussault, avec sa phrase précise, juste comme un mouvement de piano, nous plonge dans un monde où tous les sens sont sollicités. Il suffit de fermer les yeux pour la suivre dans la ville et au milieu de la foule. 

Des nouvelles, toutes en suggestions et en couleurs qui vous captent, pareille à une musique de Dvorak. Un voyage en soi, dans une Prague fascinante et étourdissante. Une plongée qui la bouscule et la fait autre quand elle rentre au Québec. Comme si elle s’était oubliée quelque part, sur un pont ou dans une librairie, faisant d’elle une étrangère. Un moment de grâce qui m’a laissé vibrant et silencieux, comme c’est toujours le cas lorsqu’on côtoie la beauté.

 

DUSSAULT DANIELLELes ponts de Prague, LÉVESQUE ÉDITEUR, 144 pages, 18,95 $.


https://levesqueediteur.com/livre/158/les-ponts-de-prague

jeudi 3 février 2022

KORNELIUSSEN EST SANS PITIÉ ENCORE UNE FOIS

NIVIAQ KORNELIUSSEN n’aime guère les sujets faciles et elle récidive, après le succès de son premier roman Homo sapienne, avec une histoire tout aussi troublante. Elle aborde, encore une fois, une question difficile, souvent tabou dans la société avec La Vallée des Fleurs. On s’en souvient, son premier ouvrage s’attardait à des Groenlandais qui cherchaient un sens à la vie dans les excès sexuels, la drogue et l’alcool. Dans ce livre grinçant, l’auteure nous plonge dans le fléau des suicides chez les jeunes. Pire, il semble que l’on considère cette réalité comme une fatalité que personne ne peut contrer dans son pays. Voilà un drame terrible. La Vallée des Fleurs nous entraîne dans un monde déboussolé, en manque de repères, où tout s’effrite sous les pieds des personnages. 

 

Toujours le milieu groenlandais, des jeunes qui arrivent difficilement à composer avec une souffrance atavique, une attirance morbide pour la mort. Comme si la frontière entre le concret et l’imaginaire n’existait plus et qu’il était tout à fait normal de mettre fin à ses jours. Les adules, avec les adolescents, ont du mal à trouver une direction et à s’installer dans leur vie. Tellement que le suicide devient une banalité. Alors, se prendre en main et foncer dans le quotidien est un exploit quand toutes les issues se bouchent et que l’avenir est un mur ou une montagne qui se dresse devant vous. 

Voilà pour l’atmosphère et le milieu que Niviaq Korneliussen décrit de façon précise, chirurgicale presque. Nous sombrons dans le drame d’une jeune femme mal dans sa peau qui se bute à une fatalité héréditaire. Pourra-t-elle étudier au Danemark, se passionner pour l’anthropologie, se faire de nouveaux amis et s’apaiser?

 

Je ne sais jamais quand elle veut que je parle et quand elle veut que je la ferme. Je suis une poupée à batteries, sur le ventre de laquelle elle peut appuyer quand elle veut que je dise quelque chose. Elle appuie et appuie, elle veut tout le temps que je dise autre chose que ce que je dis. (p.14)

 

Une fascination pour la mort, plus inspirante que son amoureuse et ses proches, que l’envie de s’installer et de mettre la main sur sa destinée. Et quelle promiscuité dans cette histoire! Personne n’a de refuges, de lieux pour se calmer et se retrouver. La chambre à soi de Virginia Woolf prend ici un sens tragique.

 

AILLEURS

 

S’exiler, aller ailleurs pour contrer la rage sourde qui anime la jeune femme, le désir de mourir ou de tuer. Il faut s’arracher à soi pour se forger une identité qui peut vous porter toute une vie, vous faire vous réconcilier avec les autres et son environnement.

 

Heureusement que je pars bientôt, ai-je envie de crier, envie d’aller chercher le fusil d’ataata, de vider le chargeur sur les murs et par les fenêtres, de m’envoler de cette maudite maison. (p.31)

 

Le problème veut que l’on emporte sa rage et son mal de vivre dans ses bagages. Et comment s’adapter à un nouveau milieu, à d’autres façons de faire, se confronter à des préjugés et au racisme? Les jeunes Inuits arrivent difficilement à étudier dans nos universités du Sud si étrangères à leur réalité. Ce n’est guère différent au Groenland où une chape de plomb écrase tout le monde. 

 

Ils parlent en mal de moi, mais je m’en fiche totalement, j’y suis habituée, je viens après tout du Groenland. Un pays qui adore quand les gens tombent. Comme ma famille. Ils étaient souvent assis à la fenêtre et riaient des gens qui glissaient sur les routes verglacées, quand sévissait le dégel de la tempête d’automne. Je ne trouvais pas ça particulièrement amusant, parce que la glace avait l’air dure. Les gens étaient mouillés et avaient froid. (p.109)

 

Malgré ses efforts, la belle Inuite n’arrive pas à suivre ses collègues à l’université. Surtout qu’un suicide, un autre, la ramène au pays où tout se déglingue. Les fils se touchent dans la tête de la jeune femme et la glissade devient inévitable. 

Peu à peu, Korneliussen nous entraîne dans cette fatalité qui bouscule tout le monde, nous confronte au peu de ressources que ces désespérés trouvent autour d’eux.

 

 Ma chérie, je ne crois pas que je puisse survivre encore un été avec toi. Un été avec toi ferait fondre ce qui reste de moi. L’été dernier, tu étais comme le soleil de minuit, tiède, maintenant tu es comme le CO2, tu détruis mes cellules cérébrales, mes petits micro-organismes, tu as pénétré à travers ma peau, tu m’as élimée jusqu’à la nudité. (p.298)

 

La narratrice reste une errante devant les corbeaux qui la couvent du regard, attendant leur heure, avec la mort qui a tout son temps. 

Un roman qui fait grincer des dents à chaque phrase par sa dureté, cette rage qui se retourne contre soi. Tous basculent, avec Sejer, qui ne sait plus s’il est un homme ou une femme, plongeant dans un désarroi qui fait mal à l’âme. 

Et quelle fin hallucinante! J’ai eu envie de hurler pour arracher cette pauvre fille à sa folie et à sa désespérance. On quitte ce livre à bout de souffle et de mots. Niviaq Korneliussen est terrible avec les en-têtes des chapitres qui tombent comme des notices nécrologiques. Une incroyable litanie qui signale la mort d’un jeune qui n’en pouvait plus. 

Une réalité qui laisse pantois et vous griffe l’âme et le cœur. Quelle désespérance, mais quelle force d’écriture. Un roman terrifiant, un mal être qui vous happe et vous jette par terre. Un ouvrage qui marque le lecteur de façon indélébile.

 

KORNELIUSSEN NIVIAQLa Vallée des Fleurs, LA PEUPLADE, 384 pages, 27,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/la-vallee-des-fleurs

jeudi 27 janvier 2022

CE PAYS QUE NOUS NE CESSONS DE SACCAGER

MARIE-HÉLÈNE VOYER nous administre un véritable électrochoc avec L’habitude des ruines. J’ai eu l’impression de me retrouver le nez collé à la fenêtre, de voir enfin ce que nous faisons de notre environnement et de notre patrimoine. Voilà une réflexion percutante sur notre propension à se défaire des bâtiments anciens, à détruire des quartiers pour faire neuf, allant même jusqu’à raser des villages. Que dire de la laideur de nos centres commerciaux qui pullulent partout? Tout cela au nom du progrès, de la modernité, des affaires et de l’économie. J’ai vu disparaître les plus beaux édifices de Chicoutimi. Je signale l’église de Fatima, à Jonquière, un bijou des architectes Léonce Desgagné et Paul-Marie Côté qu’un entrepreneur a laissé se détériorer avant de la démolir. Un véritable crime. Il a fallu l’intervention d’Harold Bouchard pour sauver les magnifiques vitraux conçus par Jean-Guy Barbeau. Ces phénomènes se multiplient et Marie-Hélène Voyer met le doigt sur ce fléau dans son essai. Le Québec perd ses monuments historiques, se défigure et s’appauvrit. Que dire de cette soif du clinquant et du béton


 

Les médias nous alertent régulièrement. Jean-François Nadeau du Devoir en a fait une spécialité. Il sonne les cloches pour nous informer qu’un autre joyau du patrimoine va passer sous le pic des démolisseurs. Souvent, les entrepreneurs ou les responsables du saccage, tentent de dorer la pilule en jurant que la façade sera protégée et intégrée à la nouvelle construction. 

L’écrivaine embrasse large et c’est tout l’environnement du Québec qu’elle scrute. L’espace agricole que l’on tue en traçant des boulevards ou en ouvrant des quartiers où l’on érige de faux châteaux pour étaler sa richesse clinquante. Des ruisseaux que l’on fait disparaître, des rivières et des marais que l’on assèche pour faire place au béton. Que dire des arbres que l’on rase partout dans nos villes? Des rues splendides comme celle que j’ai longtemps habitée à Jonquière. Mous avions acheté une maison blanche à cause des érables qui bordaient la rue Sainte-Gertrude jusqu’au pied du mont Jacob. Peu à peu, les nouveaux venus ont coupé ces majestueux centenaires et transformé notre quartier en désert. Un voisin immédiat a abattu son érable magnifique sous prétexte qu’il faisait trop de feuilles à l’automne. Il faudrait avoir le droit d’amener ces gens en justice pour crime contre la nature. 

 

En matière de paysage et de patrimoine bâti, on confond souvent cette banalité apparente avec un manque d’importance ou de transcendance. La vie ordinaire se campe pourtant le plus souvent dans des lieux de rien, loin de toute monumentalité. Nos maisons banales sont plus riches qu’elles n’y paraissent, car elles témoignent de l’assemblage complexe de nos unions et de nos ruptures, de nos espoirs et de nos déceptions. C’est toute la syntaxe de nos vies, tantôt noueuse, tantôt hachurée, qui s’y dessine. (p.28)

 

Marie-Hélène Voyer remet en question notre rapport avec le pays, le fleuve, les cours d’eau, la forêt, l’histoire et notre passé que l’on biffe peu à peu. Les autoroutes balafrent le paysage quand elles ne viennent pas défigurer des villes comme Québec et Montréal. La vie des gens de tout un quartier devient un enfer. Je pense au secteur que l’on a détruit à Montréal pour faire place à la tour de Radio-Canada que l’on a abandonnée récemment.

 

DÉSASTRE

 

Tellement de lieux que l’on souille, ravage et abandonne avant de recommencer ailleurs. 

 

La ville devient cette femme un peu hagarde qui erre, comme une dinde, à la recherche de sa dignité et de sa mémoire perdue. Paysage de façades : scénographie de la feintise et de l’inauthentique qui dissimule une ville à la syntaxe rendue illisible, étouffée par la densification, la rentabilisation, le consumérisme et la démesure. Une ville dont les apparences ploient et s’effritent, plombées par les tours toujours plus hautes de condos toujours plus chers. (p.88)

 

Il y a aussi des zones, il faut s’en souvenir, où l’on a déporté la population (Forillon restera un œil au beurre noir de notre histoire) pour accueillir les touristes ou des villages que l’on a rasés parce qu’ils n’étaient plus lucratifs. Nous basculons dans la science-fiction. Il y a même certains «visionnaires» qui ont proposé de fermer des régions, il n’y a pas si longtemps. Pas rentable la Gaspésie, les îles de la Madeleine ou le Lac-Saint-Jean.

J’adore quand madame Voyer fait appel aux écrivains qui se sont préoccupés de certains lieux, de leurs paysages et des cours d’eau. Jacques Ferron vient souvent témoigner, Pierre Nepveu, Arthur Buies. Elle aurait pu ajouter Yves Beauchemin qui a milité pour sauver le patrimoine bâti de Longueuil et de bien d’autres comme Victor-Lévy Beaulieu, Louise Desjardins et Jacques Poulin. 

 

MODERNISME

 

Nous sacrifions tout au toc, au faux modernisme, à l’appétit des nantis qui souhaitent des bulles au centre-ville et abandonnons tout à des entrepreneurs spécialisés dans la laideur. C’est notre identité que nous immolons peu à peu. 

Même nos bibliothèques personnelles, avec les livres que nous accumulons depuis l’enfance, n’intéressent personne. Il faut les démanteler et les expédier souvent dans des pays lointains qui veulent développer la lecture avec de vraies livres. Ça me bouleverse. Que faire des œuvres qui ont fait ma vie? Je devrai faire comme mes parents qui ont vendu leurs vieux meubles à des brocanteurs. On connaît l’histoire des Américains qui ont raflé une grande partie de nos antiquités pour une bouchée de pain. C’est peut-être pourquoi nous adorons tant aller, quand arrivent janvier et la belle neige, nous installer dans un camping d’une laideur recherchée, au bord d’une plage de Floride. 

Voilà un regard lucide, intelligent que L’amour des ruines de Marie-Hélène Voyer qui en révèle beaucoup sur notre rapport au pays, au paysage, à nos villes et villages, à notre façon de respirer et d’agir dans une province qui se modernise, dit-on, en devenant amnésique et numérique. J’ai eu des frissons en lisant cet essai que l’on devrait imposer dans les écoles. C’est notre histoire, notre identité que l’on saccage avec ces nouvelles constructions sans âme qui poussent partout et finissent par faire des enclaves aseptisées. Bien plus, c’est l’amour du beau, de la vie, l’avenir que l’on piétine en laissant tout aller. Et nous regardons, les bras croisés, ce désastre organisé et planifié.

L’essai de Marie-Hélène Voyer pourrait devenir une longue énumération qui aurait de quoi décourager le plus optimiste des Pangloss de notre époque, mais c'est tout le contraire. Véritable coup de poing, que cette réflexion de madame Voyer. Ça peut expliquer pourquoi nous sommes incapables de construire un pays. Parce que pour arriver à cet aboutissement, il faut de l’amour, un respect du paysage et des villages, des maisons et des édifices. 

 

VOYER MARIE-HÉLÈNEL’habitude des ruines, LUX ÉDITEUR, Montréal, 214 pages, 24,95 $.


https://luxediteur.com/catalogue/lhabitude-des-ruines/

jeudi 20 janvier 2022

LA SITUATION DES HOMMES TOUJOURS INQUIÉTANTE

JULIEN GRAVELLE m’a un peu surpris 

en publiant un essai intitulé Nos renoncements, une réflexion sur la masculinité et la violence qui ne cesse de faire les manchettes et d’évoquer des drames qui se répètent avec une régularité effrayante. Les hommes ont du mal avec leur rôle et l’idéal que l’on voudrait qu’ils jouent dans la société. Surtout avec leur compagne et l’aventure de la vie en couple. Encore tout récemment, la télévision et la radio nous ont tenus en haleine pendant des jours avec un individu qui s’est fait exploser dans sa maison, entraînant ses deux jeunes enfants dans la mort. Un acte d’une terrible barbarie. Une épidémie de plus en plus visible maintenant parce qu’on parle de ces drames qui étaient souvent camouflés il n’y a pas si longtemps. Des gestes désespérés qui visent toujours les femmes. Une violence omniprésente au cinéma et dans les téléromans où il ne semble y en avoir que pour les policiers et les tueurs. Il faut croire que ces émissions ont la cote. Radio-Canada va jusqu’à annoncer dans son téléjournal qu’une série comme District 31 va prendre fin. On a même vu, à Tout le monde en parle, des invités et un comédien pleurer presque sur la mort d’un personnage de fiction.

 

Julien Gravelle est un romancier et un bon. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ses ouvrages. Installé au nord du Lac-Saint-Jean où il a été guide de plein air pendant une douzaine d’années, menant des hommes et des femmes dans des expéditions sur la rivière Mistassini et Mistassibi ou lors de périples en traîneaux à chiens. Il a publié Musher en 2014 et un remarquable Nitassinan en 2012. 

Depuis quelques années, il œuvre comme intervenant dans un centre où l’on accueille des individus qui ont cédé à la violence et éprouvent des problèmes au travail, avec leur conjointe et leurs enfants. Oui, j’ai été étonné et ravi, parce qu’ils sont rares les gars qui abordent cet univers encore un peu tabou. 

Surtout, Julien Gravelle m’a rappelé la publication de mon essai : Le réflexe d’Adam, une réflexion venue de la tuerie de Polytechnique en 1989. Le geste de Marc Lépine m’avait terrassé. Qu’est-ce qui incitait un homme à s’en prendre à des femmes et à vouloir les éliminer? Est-ce que comme mâle élevé dans un milieu traditionnel, je pouvais, dans un moment d’égarement, passer à l’acte? Y avait-il en moi une forme de violence latente qui pouvait surgir et devenir incontrôlable? Est-ce que j’étais formaté à cette démence? Voilà des sujets que Julien Gravelle pose dans ce livre riche d’enseignements.

 

Je suis aujourd’hui intervenant dans un centre de ressources pour hommes. C’est un travail passionnant qui me donne un point de vue privilégié sur les questions de genres et de relations égalitaires. Et c’est aussi la raison qui me fait dire que, peut-être, je peux contribuer à ma manière à la discussion sur les relations hommes-femmes et les identités de genre. (p.22)

 

Débattre, réfléchir, chercher à comprendre les agissements de cet individu que l’on voudrait sans peur et sans faiblesse. La grande question qui m’avait poussé vers l’essai en 1996 demeure d’actualité. Pourquoi les hommes, beaucoup plus que les femmes, tuent pour tenter de régler une rupture de couple ou encore la fin d’une aventure amoureuse? Pourquoi pulvériser sa maison et ses enfants avec des explosifs comme notre désespéré de Jonquière?

Je n’avais pas eu recours aux statistiques ni aux études sur la masculinité pour écrire Le réflexe d’Adam. Je m’étais contenté de réfléchir à mon éducation et surtout de scruter le rôle que l’on voulait que je joue dans mon milieu. Le héros insensible, capable d’affronter tous les dangers sans sourciller, m’inquiétait et me faisait peur. 

Ce monde traditionnel, celui des fermiers et des forestiers qui utilisaient leur force physique et leurs habiletés manuelles, était très typé. L’homme restait maître de l’espace et la femme régnait dans la maison. Mon père, mes frères et mes oncles étaient mes modèles. Des travailleurs capables de raser des montagnes sans se plaindre, mieux, qui savaient rire de leurs douleurs et de leurs misères.

 

LE PÈRE

 

Mon père était un doux. Jamais il n’a levé la voix ou utilisé sa force pour faire taire ma mère qui avait l’art de provoquer des conflits avec nos voisins. Rarement, je l’ai vu en colère ou encore s’en prendre à quelqu’un. 

J’ai été confronté à la violence familiale très tôt pourtant. Plusieurs de mes oncles étaient des brutes, frappant femmes et enfants. Certains sont allés jusqu’à violer leur fille sans répondre de leurs gestes. Tous dans la paroisse fermaient les yeux, même le curé. Plusieurs de mes cousins et cousines ont vécu une brutalité extrême. 

Je me suis toujours senti mal dans ce monde où il fallait serrer les poings et cogner sans réfléchir, encaisser les pires coups sans broncher.

Julien Gravelle décrit cette normalité fort discutable en puisant dans les statistiques, des essais pour montrer la détresse des hommes et les ravages que ces rôles sexués font dans la société. L’éducation des garçons est encore déficiente même si la situation a tendance à évoluer avec le partage des tâches à la maison et les soins à donner aux enfants. Il y a une nette amélioration, mais il y a toujours de la brutalité partout et les stéréotypes refont surface rapidement, surtout quand on se retrouve au bord de la rivière et qu’il faut veiller à nos besoins élémentaires.

 

Les relations inégalitaires sont avant tout des relations de violence : violence entre conjoints, violence des rapports sociaux ordinaires entre hommes et femmes, violence symbolique aussi de se voir rappeler sans cesse à l’ordre parce que les femmes doivent être comme ci et les hommes comme ça. (p.53)

 

Vingt-cinq ans après la parution de mon essai, Gravelle effleure des problématiques que je touchais alors instinctivement. Il va plus loin cependant avec des exemples et des statistiques qui donnent un portrait inquiétant. Il mentionne les bienfaits du féminisme pour les hommes. J’osais écrire, il y a un quart de siècle : «Je l’avoue : le féminisme a fait de moi un homme de paroles, celui que, peut-être, les femmes ont si souvent interpellé. Il a fait de moi un homme plus humain et plus conscient.» (Le réflexe d’Adam, page 55)

Peut-être que j’étais audacieux et un peu inconscient. Personne ne voulait aborder ce sujet en 1996. Il y a même une animatrice à la radio de Radio-Canada qui avait dit alors qu’elle en avait assez des hommes roses.

 

NÉCESSITÉ

 

La réflexion de Julien Gravelle reste nécessaire et obligatoire. Elle est même une entreprise de survie. Ces rôles tranchés au couteau nous ont poussés vers la catastrophe. C’est cette culture qui nous a fait saccager la nature, exploiter les ressources au point de tuer les océans et de mettre la Terre en danger. C’est cette violence qui provoque les guerres malgré leur inutilité et leur stupidité. Ce modèle, il faut l’enrayer à la source pour sauver la planète qui déraille et se réchauffe dangereusement.

En puisant dans ses expériences, ses rencontres et les événements qu’il a vécus au bord de la rivière ou derrière son bureau, Julien Gravelle nous pousse tout doucement vers les vraies questions, pose des faits, secoue des certitudes qui n’en sont plus. 

Et vingt-cinq ans plus tard, je me sens moins seul. J’ai peut-être trouvé un frère, quelqu’un avec qui bousculer ce rôle de matamore qui ne me convenait guère comme il brise encore de jeunes garçons qui cherchent autre chose. Oui, nous devons en parler, en discuter et Julien Gravelle fait un pas important dans cette démarche civilisatrice, je dirais. Il faut saluer son courage et sa pertinence. Un livre précieux, senti, franc, ouvert et troublant. 

 

GRAVELLE JULIENNos renoncementsRéflexion sur la masculinité et la violence, LEMÉAC ÉDITEUR, Montréal, 216 pages, 17,95 $.


http://www.lemeac.com/catalogue/1902-nos-renoncements.html


jeudi 13 janvier 2022

LE PARCOURS ADMIRABLE DE JACQUES POULIN

JE ME SUIS OFFERT UN grand plaisir au début du mois de décembre en achetant Œuvres complètes de Jacques Poulin. Un beau volume de 1586 pages qui regroupe ses quatorze romans parus entre 1967 et 2015. Soit, de Mon cheval pour un royaume à Un jukebox dans la tête. Il y a là le parcours d’une vie. Je pense surtout au travail patient et assidu de cet écrivain discret pendant cinquante ans. Poulin, il le répète souvent dans ses ouvrages, ne noircit jamais plus d’une page par jour, avec repos complet le samedi et le dimanche. Une matinée chargée, un arrêt vers midi, pour grignoter et encore un effort pour terminer la journée. Bien sûr, ses personnages transgressent ces règles et je soupçonne Poulin de l’avoir fait de temps en temps. Le bon vieux Jack Waterman va jusqu’à se lever la nuit parce qu’une phrase le tracasse et qu’il ne veut pas la voir disparaître comme une jeune femme au coin de la rue. Un labeur patient où l’énoncé s’impose et coule lentement pour constituer un paragraphe. Tout peut s’enrayer souvent. L’écrivain peut figer sur un mot pendant une semaine, incapable qu’il est de glisser vers un autre. Tout comme il nous décrit minutieusement la curieuse installation qui lui permet de se livrer à sa passion. Une planche à repasser sur laquelle il place une boîte à pain. Il travaille debout, à cause d’un mal de dos récurrent et pour bouger dans la pièce, consulter les dictionnaires qui l’entourent et qui restent là sur les tables comme des coffrets à bijoux.

 

J’ai découvert Poulin avec Le vieux chagrin en 1989. Il faisait à ce moment-là son entrée dans la prestigieuse maison d’édition Actes Sud qui a fait rêver bien des auteurs québécois par la qualité de ses publications et le soin apporté à la présentation de leurs livres. De véritables œuvres d’art. C’était son septième roman. Je l’ai donc croisé au milieu de son parcours. Je l’avais ignoré pour je ne sais quelle raison. Je l’ai souvent répété, les chemins de la lecture sont étranges et imprévisibles. 

Ce fut alors un coup de foudre. J’ai adopté Poulin comme l’un de mes écrivains favoris et je me suis précipité à chacune de ses publications qui venaient me surprendre tous les trois ans à peu près. Trop préoccupé par les nouveautés, j’ai toujours remis la découverte de ses premiers ouvrages. 

 

PARCOURS

 

Jacques Poulin a publié ses premiers livres aux Éditions du Jour, entre 1967 et 1970. J’y faisais mon entrée en 1971 avec L’octobre des indiens et il migrait alors chez Leméac, ratant peut-être des occasions de faire connaissance même s’il ne semble pas avoir fréquenté ses collègues. Et que dire du mal qu’il pense des auteurs qui campent on dirait dans les émissions littéraires à la radio et à la télévision? Je n’ose imaginer ce qu’il peut dire de Dany Laferrière, par exemple. 

Je ne l’ai rencontré qu’une fois à un Salon du livre. Je ne me souviens plus si c’était à Montréal ou à Québec. Il m’avait dédicacé Le vieux chagrin de sa petite écriture qui semble flotter sur le papier : «À Yvon, avec mes salutations, Jacques Poulin, nov 89». Il m'avait laissé pantois. Il se faisait rare tout comme Gabrielle Roy, une femme qu’il respecte. Son rêve aurait été de devenir une sorte d’écrivain fantôme comme Réjean Ducharme, j’imagine. 

Je l’ai déjà raconté. Au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean, au conseil d’administration, nous étions une bande de joyeux lecteurs et des admirateurs de Jacques Poulin, surtout notre président, Guy Ménard, qui en parlait souvent. Nous l’avons recommandé au prix Athanase-David à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’il obtienne cet honneur en 1995.

Quelle aventure que de plonger dans les histoires de Poulin, de s’y abandonner pendant des heures, ne m’arrêtant que pour lever la tête et prendre conscience du monde qui existe encore autour de moi. Comme si je m’étais retiré dans un chalet de l’île d’Orléans qu’il aime tant pour me gaver de ses ouvrages, voyageant de son premier roman au tour dernier, bondissant de phrase en phrase, me glissant dans des univers qui s’interpellent, se recoupent, se relancent, s’entraînent l’un vers l’autre comme les glaces qui se défont et se bousculent au printemps quand le fleuve Saint-Laurent se libère de l’hiver. 

 

UNITÉ 

 

Les ouvrages de Poulin font preuve d’une remarquable unité de lieu. À peu près tous ses récits nous entraînent dans la ville de Québec, un secteur délimité par la rue de la Fabrique et Saint-Jean, tout près de la Place d’Armes et du château Frontenac. Avec vue sur l’île d’Orléans de son appartement, le fleuve et en arrière-plan, les Laurentides qui nous mènent dans Charlevoix et plus loin encore. Cette description s’impose régulièrement dans ses livres. Il y a bien des échappées vers l’ailleurs, mais on revient toujours à ce lieu, à cet ancrage si l’on peut dire. 

Il s’installera dans l’île Madame pour Les grandes marées, l’île d’Orléans avec La traduction est une histoire d’amour, la Côte-Nord dans La tournée d’automne et l’Amérique, la traversée du continent avec Volkswagen Blues, un périple sur la piste de l’Oregon, celle qu’empruntaient les émigrants qui pensaient tout recommencer en Californie et le long du Pacifique. Il y a une exception : Faites de beaux rêves. L’auteur nous entraîne à Mont-Tremblant, à la périphérie d’un rond de course automobile de Formule 1. 

Québec reste le cœur de ses romans, le lieu où les personnages reviennent malgré des échappées aux États-Unis et en France. En ce sens, l’œuvre de Poulin fait preuve d’une unité de temps et d’espace propre aux tragédies anciennes.

 

JACK 

 

Toutes les intrigues ou histoires de ses livres tournent autour de Jack Waterman, l’alter ego de Poulin, baptisé par son frère Théo. Jack, le prénom anglicisé de Jacques, et Waterman, du même nom que la fameuse plume. Lewis Edson Waterman (1837-1901) a conçu ce stylo avec réservoir d’encre interne. Il a fait breveter son invention en 1884 et cette nouveauté a changé la façon d’écrire. C’est presque aussi important, sinon plus, que la dactylo et l’ordinateur qui a tout bouleversé à la fin du siècle dernier. 

Poulin ne mentionne jamais s’il utilise ces stylos dont certains spécimens peuvent être plutôt dispendieux. On peut même aller jusqu’à payer 325 $ pour certains modèles. Je ne sais ce que serait devenue la phrase de Poulin avec un Samurai Prestige de Dupont qui se vend 66000 $. Le bon vieux Jack n’aurait pu trouver un mot avec un tel bijou, j’en suis convaincu. Et qui peut se permettre un tel outil, certainement pas un écrivain avec ses droits d’auteur.

 

FAMILLE

 

Petit Frère n’est jamais loin. Il fait même la narration de quelques volumes. Je signale particulièrement L’homme de la Saskatchewan. L’autre, Théo, l’exubérant, celui qui prend toute la place dans Faites de beaux rêves disparaît et devient l’objet d’une quête mythique dans Volkswagen Blues. Petite Sœur rôde avec son sourire, s’impose dans Les yeux bleus de Mistassini ou encore travaille auprès des femmes en difficulté.

Des filles surprennent le vieux Jack qui se laisse toujours attirer. Limoilou s’installe dans plusieurs de ses fictions, tout comme la Grande Sauterelle qui croise l’écrivain dans Volkswagen Blues et qui effectue un retour en force dans l’avant-dernier roman. Il y a constamment une jeune femme dans les récits de Poulin qui vient tout bousculer et mobilise tout le monde. Limoilou, Petite Sœur, Marine, Mélodie, Pitsémine (la Grande Sauterelle). Cette métisse devient l’image fantasmée de la féminité chez Poulin. Grande, mince, libre, avec des jambes interminables, elle se laisse toujours tenter par la route. Ce type apparaît pour la première fois dans Faites de beaux rêves et il s’imposera dans les livres suivants. Elle se nomme Jane alors et vient de Chicoutimi, du Saguenay, une région qui surgira souvent dans les histoires de l’écrivain.

 

Elle s’excusa, passa par-dessus les jambes allongées de Théo et se dirigea vers la clôture. C’était une grande fille mince aux jambes fuselées et très longues; elle portait un short kaki et une chemise fermée seulement par un nœud à la hauteur de la ceinture. (Faites de beaux rêves, page 313)

 

La Grande Sauterelle portera presque uniquement des shorts comme vêtements et plusieurs personnages féminins auront un malin plaisir à exhiber leurs interminables jambes. Elle s’en amusera au billard où elle s’avère une redoutable joueuse qui utilise tous ses attraits pour remporter la mise.

 

— Moi, les gens m’appellent la Grande Sauterelle. Il paraît que c’est à cause de mes jambes qui sont trop longues.

Elle releva sa robe jusqu’aux cuisses pour lui montrer. Ses jambes étaient vraiment très longues et très maigres. (Volkswagen Blues, page 526)

 

ÉPREUVE

 

La trame des romans de Poulin est un peu récurrente. Une jeune femme vit des difficultés et voit sa vie aller tout de travers. Elles ont connu les foyers d’accueil et l’abandon, des périodes dépressives et pénibles, menacées souvent par des hommes troubles et inquiétants. Elles surgissent dans la routine de Jack qui comme un bon chevalier ne manque jamais de venir à leur rescousse et de les aider à refaire surface même si cela perturbe son travail et qu’il doit mettre ses phrases de côté. 

Le petit monde de l’écrivain est toujours fragile. Dans Les grandes marées, le narrateur se réfugie dans l’île Madame pour vivre dans la paix en traduisant des bandes dessinées. Peu à peu, son territoire est envahi et la vie devient impossible. Tout cela grâce à un mécène qui le visite en hélicoptère une fois par semaine. (Difficile de ne pas faire le lien avec Paul Desmarais) Il doit fuir. C’est toujours la trame de Poulin. Il fait un bout de chemin dans un lieu et à la fin, c’est un nouveau départ. Ne reste que cette séparation, la solitude avant qu’un événement ou une autre jeune femme ne vienne capter le regard de Jack et l’entraîne dans une aventure. 

 

SOLITAIRE

 

Les personnages de Poulin, particulièrement Jack, sont des cowboys qui, après une immersion dans la société, après avoir risqué leur peau presque, partent tout doucement vers une autre errance en abandonnant tout derrière eux. Ils se retrouvent un peu souffrants, esseulés et hésitants, mais capables de bondir dans une nouvelle expérience même si c’est de plus en plus difficile avec le temps.

Un monde rassurant et connu qui peut dérailler au moindre mot. Pour résister, Poulin s’accroche au quotidien à la lecture, aux amis fidèles, la famille toujours importante et prête à intervenir, les chats qui deviennent les témoins de ses réticences et de ses jongleries. Chanoine, dans Jimmy, engendre une sorte de dynastie qui passe d’un livre à l’autre. Matousalem, Petite Mine, Vieux chagrin, Charabia, Chop Suey qui vit dans le vieux Volks et suit Pitsémine, Misère, Famine, Chaloupe et Mine de rien. Sans compter les vagabonds qui vont et viennent comme certains personnages autour de Jack. Je pourrais les comparer aux familles de chats qui ont traversé ma vie. À commencer par Mao, l’ancêtre et sa compagne Chloé, Piquot et Sancho, Curieuse, Ranpanpan, Clin d’œil, Mon et Boule, Profil, Turlu, Théo, Boucar, Boulaine, Mara et Pashka.

 

ACTUALITÉ

 

Tout cela n’empêche pas les personnages de Poulin de subir les soubresauts de l’actualité québécoise. L’auteur observe tout sans pour autant devenir un militant ou s’engager à ce que je sache. La montée du courant extrémiste, l’action directe du Front de libération du Québec (FLQ) est sa seule incursion dans le monde politique. Il le fera dans Mon royaume pour un cheval. Le mouvement souverainiste est là avec le Parti québécois, mais en fond de terrain, telle une trame. 

Reste la conscience aiguë de l’histoire des francophones en cette terre d’Amérique qui a été le lieu du rêve et de l’utopie, une aventure niée et effacée par le conquérant, comme l’ont fait Lewis et Clark en cherchant le passage vers le Pacifique. 

Ils ont été guidés par des Québécois qui avaient fait ce voyage de nombreuses fois et des autochtones, dont la fameuse Sacagawea, la Shoshone, l’épouse de Toussaint Charbonneau. Poulin mentionne le nom de ces coureurs de continent, et ce bien avant que Serge Bouchard ne publie ses «remarquables oubliés». 

C’est ce qui explique peut-être son souci de la langue française, de l’expression juste, de la traduction qui colle à Jack tout au long de son travail. J’aime bien aussi la présence partout de la vieille chanson française. Jack chérit particulièrement Guy Béart, Léo Ferré, Barbara, Yves Montand, Germaine Montero et de nombreux autres. Il dresse même des listes de ses mélodies préférées.

Le sport reste important, surtout le tennis que Jack pratique régulièrement avec un robot qu’il ne peut déjouer dans Les grandes marées ou avec son frère cadet. Il est souvent question aussi de hockey et de baseball. 

Un vrai connaisseur. 

Que dire des problématiques qui constituent la trame de presque tous les romans de Poulin et qui ont fait les manchettes de l’actualité des années plus tard? Celui des filles en maison d’accueil, des résidences pour femmes violentées, des conjointes agressées par des hommes peu recommandables, du suicide chez les jeunes et les gens âgés qui voient leurs facultés s’amenuiser. Jack y songe dans Les yeux bleus de Mistassini et ira même jusqu’à se procurer une arme pour mettre fin à ses jours. Comme si Poulin effleurait la question de l’aide médicale à mourir avant l’heure, du droit de choisir en toute liberté le moment de partir. 

 

SOLIDARITÉ

 

La solidarité entre les humains est toujours à l’avant-plan dans l’univers poulinien. Jack n’hésite jamais devant quelqu’un qui perd ses références et ne sait plus où diriger ses pas. Il prendra des risques, aime jouer au détective en suivant un individu dans la ville comme l’auteur le fait avec ses personnages de fiction pour mieux comprendre leurs agissements et leur manière de penser et de voir la vie.

Quelques livres accompagnent Jack tout au long de son parcours. Il y a Ernest Hemingway surtout, le modèle et l’idole, Raymond Carver, Gabrielle Roy qui intrigue dans Les yeux bleus de Mistassini. Le tout saupoudré de multiples réflexions sur l’écriture, le style, la petite musique que doit porter le texte. Tout ça est au cœur des ouvrages de Poulin qui se fait bibliothécaire ambulant dans La tournée d’automne.  

 

La fille avait une longue expérience en tant que lectrice de romans et elle possédait une qualité rare : elle pouvait établir une multitude de rapports non seulement entre les livres d’un même auteur, mais aussi entre ceux d’auteurs différents et qui n’avaient rien en commun à première vue. Cette qualité, Jack l’appréciait d’autant plus qu’il échafaudait lui-même une théorie suivant laquelle les œuvres littéraires étaient, contrairement aux apparences, le fruit d’un travail collectif. (Les yeux bleus de Mistassini, page 1089)

 

La librairie est un lieu important dans l’univers de Poulin tout comme les cafés. Ses modèles sont Shakespeare and company à Paris et City Lights de Lawrence Ferlinghetti à San Francisco. Tout se passe dans une librairie ou presque dans Les yeux bleus de Mistassini qui tient du magasin général avec le poêle à bois pour se réchauffer, prendre un café et discuter de livres et d’aventures certainement.

 

EMPATHIE

 

Il faut reconnaître le caractère humain et empathique de l’œuvre de Poulin. Les liens forts et toujours présents qui soudent les membres de la famille de Jack et ceux qui viennent s’y greffer selon les rencontres de l’écrivain. Des femmes surtout se faufilent dans cet espace pendant un temps, obligeant le romancier à abandonner son travail pour secourir une jeune fille, un éclopé ou un caléchier qui inquiète dans Chat sauvage. Alors, se serrant les coudes, le petit groupe parvient à aider Limoilou qui a flirté avec le suicide. Tous contribuent à sortir le personnage de sa douleur et à faire croire en un monde meilleur. Une tâche qui se fait avec doigté, chacun trouvant son autonomie en pouvant compter sur quelqu’un toujours là, capable d’empathie, de partage comme dans Un jukebox dans la tête où le vieux Jack écoute et raconte des moments de sa vie à Mélodie. Le roman est un long dialogue où la jeune femme se confie tout comme l’écrivain qui s’attarde à son parcours. Quasi une histoire d’amour qui restera chaste et respectueuse. C’est souvent le cas chez Poulin. Ce qui importe avant tout, c’est la liberté de l’un et de l’autre, ses désirs, ses envies et ses choix. C’est pourquoi il y a toujours un noyau dur autour de Jack. Son frère et sa sœur qui interviennent discrètement et l’aident à réaliser ce qu’il chérit le plus au monde, écrire. On pourrait aussi s’attarder aux relations un peu troubles entre frère et sœur, c’est assez étrange et questionnant.

Certains s’échappent de ce noyau, mais ils en paient le prix. Théo, le pivot de Faites de beaux rêves part aux États-Unis, sur les traces de Jack Kerouac. Il se retrouve amnésique et grabataire à San Francisco, ayant perdu sa langue et son identité. Une aventure terrible et signifiante. Ceux qui «ont fait l’Amérique» ont fréquemment abandonné le français et leurs croyances en vivant avec les autochtones et en coupant avec leur lieu d’origine. Ils fonçaient vers l’avenir sans un regard derrière. 

Le jeune frère souffre souvent de la prestance de Jack, en particulier dans ses désirs, comme s’il devait emprunter ses traces pour trouver sa personnalité. Il est amoureux des femmes que Jack a adorées. La Grande Sauterelle et Marine entre autres. Peut-être qu’il y a un guide dans une famille et que les autres doivent suivre le chef. L’allusion à Henri et Maurice Richard est très émouvante en ce sens. Comment être soi quand son aîné a fait rêver tout un peuple et est devenu une idole?

 

NOMADISME

 

Les héros de Poulin doivent payer le prix de cette liberté difficile à protéger et faire souvent des choix déchirants. La Grande Sauterelle joue un rôle important dans Volkswagen Blues et reviendra dans Lhomme de la Saskatchewan pour faire une fois de plus un bout de chemin avec Jack et son entourage, surtout avec le jeune frère. Pourtant, elle décide de renouer avec la route à la toute fin, étant aspirée par le lointain. Tous se retrouvent inévitablement seuls à la fin de chacun des épisodes, je dirais, sans enfants et sans conjoint ou conjointe pour partager leur quotidien et leurs petites misères. Tout comme le travail de l’écrivain ne peut se faire que dans la solitude et l’isolement. Il n’y a pas de place pour une compagne dans la vie de Jack qui a vu son épouse partir avec Superman.

Cette liberté reste exigeante dans un décor qui change peu ou pas. Ce qu’il y a d’immuable, c’est la cité, ses parois, son regard sur le Saint-Laurent. J’aime le soin que prend Poulin à décrire la ville de Québec, son quartier, avec la vision du fleuve, de l’île d’Orléans et des Laurentides. Nous avons presque l’impression d’être toujours dans le même roman. La ville, les couleurs dans le couchant, les murs qui absorbent la lumière du matin, les pas des chevaux qui avancent sur les pavés, l’odeur du crottin aussi, le bruissement des feuilles. 

La ville de Québec, cette présence française en Amérique, permet de partir et de prendre la direction de l’Ouest dans Volkswagen Blues. Le pays de Charlevoix et de la Côte-Nord dans La tournée d’automne. Avec toujours le plaisir de la route que l’on ressent et vit dans le vieux Volks retapé qui affronte les dénivellations et se moule à l’espace comme s’il était une bête. C’est précis, vibrant et physique. 

Une quête de liberté qui s’ancre dans le paysage et l’histoire, une recherche exigeante, angoissante même quand Jack commence à se questionner sur les conséquences de l’âge. La mort le hante et il se sent usé à 60 ans. Il y a également la perte d’identité qui vient le frapper de plein fouet dans L’homme de la Saskatchewan. La dernière rencontre avec son frère Théo le marquera aussi de façon indélébile.

 

PORTRAIT

 

C’est tout un portrait du Québec contemporain que Poulin esquisse, un Québec qui a du mal à se définir et qui se laisse facilement séduire par certaines ombres, des fantasmes et des rêves qui peuvent l’avaler et le détruire comme l’a été Théo dans sa frénésie de se brancher sur l’Amérique. Une recherche d’identité qui marque les déplacements de la Grande Sauterelle qui ne sait pas qui elle est avec son origine innue et blanche. Tous les personnages doivent se situer les uns par rapport aux autres. Jack face à Théo et Petit Frère devant l’écrivain et sa sœur. Cette quête traverse tout l’univers de Poulin avec ses rêves, ses obsessions, ses passions pour l’Amérique, la littérature et la culture étasunienne, l’aventure toujours à vivre et à recommencer. 

Une recherche d’ancrage dans le passé pour mieux survivre dans le présent d’une société qui a la fâcheuse habitude de rejeter en bloc de grands pans de son cheminement. Un Québec qu’il décrit amoureusement dans une œuvre d’une remarquable homogénéité, dans ses peurs, ses angoisses, son combat pour préserver la langue française, l’expression juste sans être contaminé par l’anglais. Résister pour ne pas être des traducteurs de soi-même. Victor-Lévy Beaulieu parle de trahison dans certains cas. «Le sort des traducteurs c’est de finir par se traduire qui, selon son étymologie ancienne, signifie “se trahir”.» (La vieille dame de Saint-Pétersbourg, page 138.)

 J’ai eu souvent l’impression que Poulin vivait avec des voisins, des amis qui ne dérangent jamais. Et tous sont là, toujours prêts à donner un coup de main quand le besoin se fait sentir. C’est ce qui rend ses personnages si attachants et si familiers.

Que dire des dialogues qui prolifèrent chez cet écrivain? Ses romans sont truffés de longues discussions, de conversations, de confidences qui tiennent de l’oralité, de la langue que l’on utilise dans l’intimité, quand vient l’heure de parler bas pour dire le vrai et le juste. Des petites phrases pour aborder des sujets souvent très sérieux sans avoir l’air d’y toucher. Le plus naturellement possible, parfaitement accordé. Ça permet de faire progresser la trame narrative qui risquerait d’être un peu statique et contemplative sans ce recours. Parce que le dialogue, c’est le mouvement, le contact avec l’autre, la vie. 

Poulin est comme le chat qui hypnotise l’oiseau qu’il pourchasse. Il s’avère très difficile de se détacher de ses histoires et de ses personnages quand on a décidé de s’avancer dans l’un de ses livres.

 

PHRASES

 

En 1967, Jacques Poulin amorçait son parcours avec un incipit tout simple dans Mon cheval pour un royaume. «Je disais donc que tout cela m’a paru étrange.» Il termine en 2015, dans Un jukebox dans la tête, avec une affirmation qui laisse songeur : «Et peut-être même depuis toujours.» Ça pourrait devenir une seule et même assertion : «Je disais donc que tout cela m’a paru étrange et, peut-être même depuis toujours.» Comme s’il répondait à la question initiale quarante-huit ans plus tard, nous faisant rêver d’une nouvelle aventure, d’une petite phrase qui pousse vers une autre et ainsi de suite. Cela démontre bien la constance et l’unité de ce travail remarquable qui témoigne du Québec d’hier et de maintenant, secoue un héritage à partager et à protéger, une langue unique en Amérique qui permet de traduire avec justesse et simplicité les mythes contemporains.

Me voilà un peu ébranlé après ce tour du monde de Jacques Poulin, un périple d’une quarantaine de jours où j’ai eu l’impression de traverser l’Amérique avec lui. En lisant, Œuvres complètes, je me suis attaché à Jack, Marine et Limoilou, à La Grande Sauterelle, Mélodie, à Petit Frère et Petite Sœur. Tous m’ont emporté sur le chemin de l’être, de la vie, de l’espoir, de l’amour et du bonheur qui se construit en étant attentif à tout ce qui nous touche et nous cerne. 

Et je garde confiance. Il suffit de suivre les ronronnements de la dernière arrivée dans le monde de Jack, cette Mine de rien qui promet bien des exploits. Peut-être que la jeune chatte poussera l’écrivain devant sa planche à repasser et qu’il partira lentement sur le dos d’une phrase qui nage tout doucement comme une «baleine bleue» dans le lointain du fleuve Saint-Laurent.

 

POULIN JACQUESŒuvres complètes, LEMÉAC ÉDITEUR, Montréal, 1586 pages, 65,95 $.


http://www.lemeac.com/auteurs/98-jacques-poulin.html