NOTRE ÉPOQUE EST un puzzle dont les morceaux se retrouvent
partout sur la planète. Alain Beaulieu a certainement voulu témoigner de la
cassure qui touche les familles dans L'interrogatoire de Salim Belfakir, un
roman qui nous permet de suivre trois personnes qui s’intéressent à la mort d’un
jeune homme, après une arrestation et un interrogatoire de la police. Le jeune
Salim, bien sûr, parce que tout tourne autour de lui, Éliane Cohen et Julien
Foch le policier, témoin du drame. Les pièces de ce casse-tête nous permettent
de reconstituer l’histoire et de trouver les morceaux manquants. Beaulieu nous entraîne
peu à peu dans une histoire de ruptures, d’abandons, de solitude et de
retrouvailles, tout en se déplaçant entre la France, le Maroc et le Québec.
Ce fut difficile. Je ne suis pas arrivé à me faufiler dans ce roman d’Alain Beaulieu du premier coup. J’ai lu quelques phrases,
refermé le livre, pour passer à la lecture du carnet de Monique Brillon. Le
début m’a repoussé.
La plupart du temps, c’est le contraire. Une phrase et je suis
happé. Toute la magie de ces quelques mots vous pousse comme un grand vent fou de
mai. Certains débuts de roman sont devenus célèbres. « Longtemps je me suis couché
de bonne heure » de Marcel Proust, dans Du côté de chez Swann, ou encore l’amorce
de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Il y a aussi Prochain épisode d’Hubert Aquin. Alain Beaulieu ne semble pas vouloir aller de ce côté.
Et après mes errances, mes infidélités je dirais, je suis revenu
vers ce très beau livre, un petit bijou d’édition comme je les aime. Druide
fait bien les choses. J’ai retenu mon souffle avant de plonger dans le fragment
consacré à Éliane Cohen. Toujours sur mes gardes, pendant quelques pages, avant
de bondir du côté de Julien. Toutes mes réticences sont tombées alors. Je me
suis reproché mon peu de patience après une dizaine de pages. Le tango entre la
Bretagne et le Québec devient fort intéressant. Les personnages s’imposent et j’ai
aimé suivre Julien dans l’autobus pour me retrouver au bout du monde, près du
grand fleuve aux eaux mouvantes, dans une maison propice aux recueillements, à
la lecture de romans québécois que notre inspecteur de police découvre. Pas
nécessaire d’être étranger pour ne pas connaître la littérature du Québec. Les
Québécois ignorent leurs écrivains et leurs œuvres. Il y a bien quelques vedettes
que l’on surprend à la télévision de temps en temps, mais pour les autres,
c’est l’anonymat. Nous sommes un peuple qui ne sait guère se souvenir et
surtout qui oublie qu’il existe. Je me suis senti à l'aise dans la maison de Cap-Santé que Julien loue, le
genre que les écrivains aiment pour se glisser dans une histoire et bousculer des
personnages.
MORT
INEXPLIQUÉE
L'interrogatoire de Salim Belfakir tourne autour d’une enquête
policière qui soulève bien des questions. Pourquoi Salim est décédé après son
arrestation, pourquoi il serait allé dans un hôtel, saoul mort, quand il
habitait tout près avec son amie ? Pourquoi on a dit qu’il était ivre quand le
coroner n’a trouvé aucune trace d’alcool dans son organisme ?
Blanche Gallet, la mère, veut savoir la vérité. Son fils n’avait
rien à voir avec les voyous avec qui il a été arrêté. Ses amis d’enfance, il ne
les fréquentait plus depuis des années et avait une vie bien rangée,
travaillait comme boulanger dans l’entreprise familiale et surtout vivait le
grand amour avec Élodie.
Que s’est-il passé ? Éliane Cohen rencontre des gens, écoute, fait
des liens. Petit à petit, la lumière va se faire.
En y mettant les manières, elle avait orienté Le Poulpe 474 sur
une ou deux pistes qui n’avaient rien donné. Il avait fouillé des dossiers,
ceux de la morgue et du médecin légiste, relevé une série de courriels des
services policiers, mais tout cela ne l’avait mené nulle part. Négatif. C’est
tout ce qu’il répondait à Éliane quand elle lui demandait où il en était. Elle
avait bien tenté d’établir un contact plus amical avec lui, lui avait poussé
une blague ici et là pour détendre la conversation, mais le mur était demeuré
sans fenêtre. Négatif. (p.37)
Éliane Cohen a l’impression de se retrouver devant son miroir. Salim
n’a jamais connu son père et a vécu depuis toujours avec sa mère. Son père à
elle est parti avec une autre femme. Elle lui en veut pour cette fuite, refuse de
lui pardonner quand il revient après la mort de l’autre.
Et pourquoi le policier chargé de l’enquête a disparu sans laisser
d’adresse ? A-t-il quelque chose à cacher ? Le seul contact est sa fille Irène.
Elle aussi en veut à son père qui a toujours été absent. Sa mère a accepté ces
absences sans rien dire, mais la fille non. Elle refuse de vivre avec un
fantôme, a coupé tous les contacts avec lui.
Blanche Gallet, la mère de Salim, a rencontré son père et est
tombée enceinte. Ahmed Belfakir est retourné au Maroc pour vivre avec sa
première femme. Un fils abandonné, deux filles en froid avec leur père. Beau
portrait des familles disloquées et reconstituées de maintenant.
FAMILLE
Éliane enquête plus sur ces enfants qui ne savent plus comment empoigner
leur vie parce qu'ils ont été abandonnés comme une bouteille à la mer. Combien de jeunes de maintenant
doivent retracer l’histoire de leurs parents ?
Nous connaîtrons à peu près tout du père marin, le retour dans son
pays du Maroc, la conspiration du silence organisée par sa tante Amina. Ahmed
ne saura jamais qu’il a eu un fils en France. Salim fera la connaissance de sa
demi-sœur Nadoua lors du décès de son père à El Jadida. Il s'en suivra une relation plutôt trouble.
Pour tout dire, je ne savais pas très bien moi non plus ce qui me
poussait à me rendre aux funérailles de cet homme que je n’avais jamais vu, pas
même en photo, et dont je n’avais jamais entendu la voix, pas même au
téléphone. Sans doute était-ce ma manière de dire au monde, et en particulier à
ceux qui l’avaient connu et aimé, je suis là, j’existe, et c’est à son passage
sur cette terre que je le dois. (p.83)
Éliane Cohen se bute à sa propre histoire en quelque sorte. Son
enquête lui dit pourquoi elle reste farouche, incapable de faire confiance aux
autres. Irène et elle pourraient devenir des amies. La solitude rapproche. Si l’absence
du père semble avoir marqué les filles, c’est moins évident du côté du garçon.
CASSURE
On a demandé à Julien de se taire lors de la mort de Salim et il a
accepté. Peu après, il a démissionné pour fuir au Québec. Il sent le besoin de
comprendre pourquoi il a triché, de renouer avec sa fille si cela est encore
possible et surtout, peut-être que la vérité éclate, de retrouver un centre à sa vie.
Il lui raconterait sa vie, pas si compliquée que ça tout compte
fait, lui parlerait de sa fierté d’avoir contribué par son travail à assurer la
sécurité des citoyens de son pays, tout cela sans bavures et sans injustices,
même s’il avait fallu forcer les choses de temps à autre. Peut-être
essaierait-il de lui dire pourquoi il avait choisi de quitter la France, de lui
parler de cet interrogatoire qui avait mal tourné et de ce que ses supérieurs
lui avaient imposé, le mensonge et la dissimulation, auxquels il avait préféré
la retraite et l’évasion. (p.146)
Nous allons de l’un à l’autre et le portrait d’ensemble se précise.
Julien, dans son village du bord du fleuve, croise des personnages singuliers. Un
garagiste qui garde une étrange collection dans le sous-sol de son établissement,
un curé qui conserve des « bouts » de personnages célèbres du Québec dans un musée des
horreurs.
L’enquête permettra d’avancer dans les silences, les trous qui
hantent les personnages. Il y aussi Marise Frenette qui attire Julien, une
artiste qui se déshabille devant les œuvres connues pour se dire dans son
corps et sa féminité.
Cette femme se suffisait à elle-même, assumait pleinement
l’entièreté de sa personne, son corps, ses actions et sa pensée, sa manière de
voir le monde, et mettait cette affirmation de soi à la portée de tous, voilà
ce que je suis, voilà ce que nous sommes, pas qu’un sourire, pas qu’une image à
encadrer, pas qu’un fantasme masculin. Je suis moi, avec mon corps et sa porte
magique, écrin de chairs roses pour la semence, voie d’entrée dans l’existence,
vous venez en moi, vous venez de moi, je suis la nourrice de ce que l’univers
connu a produit de plus extraordinaire, alors cessez de me considérer comme un
instrument à votre service, voici mon corps ouvert devant vous, il m’appartient
et j’en fais ce que je veux. (p.141)
Un roman qui s’attarde aux rapports que nous entretenons avec nos
proches, les pères absents et les mères qui se débrouillent seules, les enfants
qui cherchent maladroitement souvent à devenir des hommes et des femmes. Un
questionnement sur la vie de maintenant. Éliane enquête peut-être beaucoup plus
sur la mort de la famille que sur Salim Belfakir. C’est ce que j’ai aimé dans
ce roman qui ne perd jamais l’essentiel de vue, malgré bien des détours et des méandres.
Être pleinement dans son corps avec Marise Frenette, mais aussi être bellement dans
sa têt, en équilibre entre le père et la mère.
PROCHAINE CHRONIQUE : CHEMIN SAINT-PAUL
de Lise Tremblay publié
chez Boréal.
L’interrogatoire de Salim
Belfakir d’ALAIN BEAULIEU est paru chez DRUIDE,
296 pages, 22,95 $.