CERTAINS OUVRAGES ne s’apprivoisent pas facilement parce qu’ils sont un peu rébarbatifs. Il faut des efforts pour s’y faufiler et se sentir à l’aise. Ça m’est arrivé avec le roman de Jean-Philippe Martel coiffé d’un titre étrange : Chez les sublimés. On dit de sublimé, dans le dictionnaire : « Qui est au plus haut degré de l’élévation, de la grandeur, de la noblesse, de la beauté ; il n’est usité que dans le domaine moral ou intellectuel. » Je cherche encore après avoir refermé ce livre de 375 pages. J’ai même recommencé la lecture pour comprendre les glissements dans un temps historique et lointain. Le fil de la trame est simple pourtant. Le narrateur doit héberger Emmanuel, le frère de Vincent, qui vient de tout perdre dans l’incendie de son appartement. Des cohabitations forcées qui ne font l’affaire de personne, mais il faut se serrer les coudes, surtout entre anciens voisins. Le temps passe et les amis ne sont plus ce qu’ils étaient. Chacun a parcouru un bout de route et est peut-être devenu un étranger malgré un passé commun.
Thomas a étudié la littérature et tâté de l’enseignement avant de se réfugier chez les conseillers pédagogiques de son cégep. Le groupe le plus futile et le plus inutile qui puisse exister. Il passe son temps à surveiller Facebook, à s’étourdir dans certains jeux de guerre et de conquêtes où il déploie ses armées dans des pays, se partage des territoires comme on le fait d’une tarte au sucre. Il doit concocter un projet de réforme pédagogique, parce que par définition, ces étranges « penseurs de l’éducation » doivent provoquer des changements et proposer de nouvelles façons de propager le savoir. Autrement dit, ils doivent justifier leur travail.
Voilà un homme désabusé, brillant, qui a trouvé une planque et une forme de sécurité matérielle après avoir végété pendant des années. Vincent occupe un poste de conseiller politique au Parti québécois. Il est appelé à la rescousse quand la situation se corse et qu’il faut corriger le tir. Il est revenu de tout et plus grand-chose ne peut le stimuler.
Emmanuel se débat avec une maladie un peu mystérieuse qui draine toutes ses énergies. Ce passionné d’histoire, de généalogie, débusque ses ancêtres dans le passé récent et lointain du Québec. Et voilà les trois comparses face à face après des années.
S’il faut imaginer un début à cette histoire, c’est au moment où de nouveaux voisins emménagent dans mon quartier que je le placerais : une femme d’une quarantaine d’années, cheveux courts et vêtements coûteux ; un garçon de mon âge, aux épaules de sportif et à l’air maussade, et un autre, plus jeune, étiolé comme une plante manquant de lumière. (p.26)
Les trois ont fait des études avancées, mais ils sont incroyablement seuls, empêtrés dans leur quotidien, n’arrivent jamais à établir des liens avec leurs semblables. Vincent et Thomas, au bout de toutes les déceptions, ont connu des aventures amoureuses qui se sont éteintes comme un feu faute de combustible. Peut-être parce qu’ils sont trop centrés sur eux, incapables d’oublier leur ego, leurs obsessions pour s’engager et se livrer. Plus que tout, ils ne veulent pas prendre de responsabilités. C’est peut-être là un mal contemporain qui devient terriblement déstabilisant. Comme s’ils avaient perdu le goût de la vie, de faire des projets. Ils se contentent de dériver à la surface. C’est difficile en tant que lecteur de s’attacher à un personnage qui tire tout ce qu’il peut de la société sans jamais se compromettre ou se salir les mains.
Emmanuel sait que la mort approche un peu plus chaque matin, qu’il est dépendant de son frère. Il est touchant dans sa vulnérabilité et sa fragilité. Les deux autres vivent greffés à leur cellulaire, branchés aux réseaux sociaux pour conquérir le monde virtuellement à défaut d’avoir une emprise sur leur environnement. Un cynisme et un égoïsme qui fait peur.
Est-ce que c’est vrai que tu vois plus personne ?
Qui t’a dit ça ? J’ai demandé, agacé.
Vincent. Il paraît que t’es toujours tout seul.
Je suis pas tout seul, j’ai repris, et Emmanuel a continué.
C’est peut-être ça, la solution : disparaître, s’effacer. (p.67)
J’ai fini par comprendre le pourquoi et le comment des plongées dans le passé. Emmanuel s’invente des histoires, garde ses ancêtres à la surface pour ne pas les oublier et se donner une petite place dans le présent. Peut-être aussi que c’est sa propre survie qu’il cherche. Il remonte ainsi jusqu’aux premiers temps de la colonie, dans les forêts avec les peuples indigènes qui surveillent l’envahisseur qui avance dans ses grandes embarcations. Les Sylvestre sont là depuis la fondation de Montréal.
AMIS
Les amis se bousculent dans cette cohabitation et doivent oublier leurs obsessions. Vincent tente de régler des problèmes d’image politique entourant le projet de charte des valeurs québécoises du Parti québécois même s’il pourrait tout aussi bien s’occuper d’une nouvelle soupe. Thomas perd sa vie dans l’insignifiance et Emmanuel s’accroche au passé à défaut d’avoir un présent et un avenir. Leur monde se délite, tout croche et surtout il n’inspire guère le lecteur. J’avoue être demeuré sans voix devant un passage particulièrement cynique.
Pendant ce temps, j’ai pensé à Sophie attelée à sa tâche, probablement assise sur une chaise berçante, telle qu’on se représente généralement les jeunes mères. Loin des regards, elle avait abaissé le bonnet de son soutien-gorge et donnait le sein à l’une de ces petites bêtes illettrées, tout juste capables de lui gercer les mamelons, de souffrir et de le signaler bruyamment, et tout indiquait qu’elle l’aimait, cette petite bête, qu’elle lui sacrifierait même volontiers sa vie si les circonstances l’exigeaient d’elle un jour, dans la mesure où se faire mordre les seins dans une chambre en retrait n’était pas, déjà, une forme de châtiment pervers. (p.211)
Comment s’attacher à des êtres qui ne respectent rien ? Emmanuel dans sa fragilité, dans son corps qui flanche, provoque une certaine empathie. Il sauve l’entreprise du naufrage en quelque sorte et réussit à secouer Thomas dans un dernier tour de piste. Oui, il peut avoir une âme et éprouver une forme de pitié pour les autres même si on comprend que cela ne durera guère.
Un regard sur la société qui donne des frissons dans le dos. Thomas va jusqu’à proposer la disparition du professeur dans une tirade improvisée qui enthousiasme la direction du cégep. L’enseignement peut se faire par une distributrice du savoir. Il suffira de pousser un bouton pour recevoir notre dose de connaissance. Il y a certainement des administrateurs qui saliveraient devant pareille solution, mais la pandémie vient de bousculer certains rêves. Le travail à distance, les pieds dans ses pantoufles, a ses limites. L’enseignement, malgré tous les gadgets et les réseaux imaginables, ne peut se priver de contacts directs. Les écrans filtrent les discussions et amenuisent le message, qu’on le veuille ou non.
Un roman qui nous pousse dans de nombreux méandres qui étouffent les personnages et nous laisse pantois. C’est là un portrait de société assez terrible, tracé au marteau-piqueur qui souvent nous donne l’envie de fuir à toutes jambes. Un reflet peut-être d’une certaine époque, d’un milieu où les gens sont revenus de tout et ne trouvent aucune motivation dans la vie de couple, la paternité ou la maternité.
Une glissade teintée de cynisme et une mort lente, la défaite et une indifférence qui tue la planète et toute forme de solidarité entre les hommes et les femmes. Je pense que, malgré tout, il faut faire confiance à ses semblables, l’avenir en dépend.
MARTEL JEAN-PHILIPPE, Chez les sublimés, Éditions du Boréal, Montréal, 376 pages, 29,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/chez-les-sublimes-2763.html