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vendredi 9 avril 2021

SOMBRE PORTRAIT DE SOCIÉTÉ

CERTAINS OUVRAGES ne s’apprivoisent pas facilement parce qu’ils sont un peu rébarbatifs. Il faut des efforts pour s’y faufiler et se sentir à l’aise. Ça m’est arrivé avec le roman de Jean-Philippe Martel coiffé d’un titre étrange : Chez les sublimés. On dit de sublimé, dans le dictionnaire : «Qui est au plus haut degré de l’élévation, de la grandeur, de la noblesse, de la beauté ; il n’est usité que dans le domaine moral ou intellectuel. » Je cherche encore après avoir refermé ce livre de 375 pages. J’ai même recommencé la lecture pour comprendre les glissements dans un temps historique et lointain. Le fil de la trame est simple pourtant. Le narrateur doit héberger Emmanuel, le frère de Vincent, qui vient de tout perdre dans l’incendie de son appartement. Des cohabitations forcées qui ne font l’affaire de personne, mais il faut se serrer les coudes, surtout entre anciens voisins. Le temps passe et les amis ne sont plus ce qu’ils étaient. Chacun a parcouru un bout de route et est peut-être devenu un étranger malgré un passé commun.

 

Thomas a étudié la littérature et tâté de l’enseignement avant de se réfugier chez les conseillers pédagogiques de son cégep. Le groupe le plus futile et le plus inutile qui puisse exister. Il passe son temps à surveiller Facebook, à s’étourdir dans certains jeux de guerre et de conquêtes où il déploie ses armées dans des pays, se partage des territoires comme on le fait d’une tarte au sucre. Il doit concocter un projet de réforme pédagogique, parce que par définition, ces étranges «penseurs de l’éducation» doivent provoquer des changements et proposer de nouvelles façons de propager le savoir. Autrement dit, ils doivent justifier leur travail. 

Voilà un homme désabusé, brillant, qui a trouvé une planque et une forme de sécurité matérielle après avoir végété pendant des années. Vincent occupe un poste de conseiller politique au Parti québécois. Il est appelé à la rescousse quand la situation se corse et qu’il faut corriger le tir. Il est revenu de tout et plus grand-chose ne peut le stimuler. 

Emmanuel se débat avec une maladie un peu mystérieuse qui draine toutes ses énergies. Ce passionné d’histoire, de généalogie, débusque ses ancêtres dans le passé récent et lointain du Québec. Et voilà les trois comparses face à face après des années. 

 

S’il faut imaginer un début à cette histoire, c’est au moment où de nouveaux voisins emménagent dans mon quartier que je le placerais : une femme d’une quarantaine d’années, cheveux courts et vêtements coûteux; un garçon de mon âge, aux épaules de sportif et à l’air maussade, et un autre, plus jeune, étiolé comme une plante manquant de lumière. (p.26)

 

Les trois ont fait des études avancées, mais ils sont incroyablement seuls, empêtrés dans leur quotidien, n’arrivent jamais à établir des liens avec leurs semblables. Vincent et Thomas, au bout de toutes les déceptions, ont connu des aventures amoureuses qui se sont éteintes comme un feu faute de combustible. Peut-être parce qu’ils sont trop centrés sur eux, incapables d’oublier leur ego, leurs obsessions pour s’engager et se livrer. Plus que tout, ils ne veulent pas prendre de responsabilités. C’est peut-être là un mal contemporain qui devient terriblement déstabilisant. Comme s’ils avaient perdu le goût de la vie, de faire des projets. Ils se contentent de dériver à la surface. C’est difficile en tant que lecteur de s’attacher à un personnage qui tire tout ce qu’il peut de la société sans jamais se compromettre ou se salir les mains. 

Emmanuel sait que la mort approche un peu plus chaque matin, qu’il est dépendant de son frère. Il est touchant dans sa vulnérabilité et sa fragilité. Les deux autres vivent greffés à leur cellulaire, branchés aux réseaux sociaux pour conquérir le monde virtuellement à défaut d’avoir une emprise sur leur environnement. Un cynisme et un égoïsme qui fait peur.

 

Est-ce que c’est vrai que tu vois plus personne?

Qui t’a dit ça? J’ai demandé, agacé.

Vincent. Il paraît que t’es toujours tout seul.

Je suis pas tout seul, j’ai repris, et Emmanuel a continué.

C’est peut-être ça, la solution : disparaître, s’effacer. (p.67)

 

J’ai fini par comprendre le pourquoi et le comment des plongées dans le passé. Emmanuel s’invente des histoires, garde ses ancêtres à la surface pour ne pas les oublier et se donner une petite place dans le présent. Peut-être aussi que c’est sa propre survie qu’il cherche. Il remonte ainsi jusqu’aux premiers temps de la colonie, dans les forêts avec les peuples indigènes qui surveillent l’envahisseur qui avance dans ses grandes embarcations. Les Sylvestre sont là depuis la fondation de Montréal. 

 

AMIS

 

Les amis se bousculent dans cette cohabitation et doivent oublier leurs obsessions. Vincent tente de régler des problèmes d’image politique entourant le projet de charte des valeurs québécoises du Parti québécois même s’il pourrait tout aussi bien s’occuper d’une nouvelle soupe. Thomas perd sa vie dans l’insignifiance et Emmanuel s’accroche au passé à défaut d’avoir un présent et un avenir. Leur monde se délite, tout croche et surtout il n’inspire guère le lecteur. J’avoue être demeuré sans voix devant un passage particulièrement cynique.

 

Pendant ce temps, j’ai pensé à Sophie attelée à sa tâche, probablement assise sur une chaise berçante, telle qu’on se représente généralement les jeunes mères. Loin des regards, elle avait abaissé le bonnet de son soutien-gorge et donnait le sein à l’une de ces petites bêtes illettrées, tout juste capables de lui gercer les mamelons, de souffrir et de le signaler bruyamment, et tout indiquait qu’elle l’aimait, cette petite bête, qu’elle lui sacrifierait même volontiers sa vie si les circonstances l’exigeaient d’elle un jour, dans la mesure où se faire mordre les seins dans une chambre en retrait n’était pas, déjà, une forme de châtiment pervers. (p.211)

 

Comment s’attacher à des êtres qui ne respectent rien? Emmanuel dans sa fragilité, dans son corps qui flanche, provoque une certaine empathie. Il sauve l’entreprise du naufrage en quelque sorte et réussit à secouer Thomas dans un dernier tour de piste. Oui, il peut avoir une âme et éprouver une forme de pitié pour les autres même si on comprend que cela ne durera guère.

Un regard sur la société qui donne des frissons dans le dos. Thomas va jusqu’à proposer la disparition du professeur dans une tirade improvisée qui enthousiasme la direction du cégep. L’enseignement peut se faire par une distributrice du savoir. Il suffira de pousser un bouton pour recevoir notre dose de connaissance. Il y a certainement des administrateurs qui saliveraient devant pareille solution, mais la pandémie vient de bousculer certains rêves. Le travail à distance, les pieds dans ses pantoufles, a ses limites. L’enseignement, malgré tous les gadgets et les réseaux imaginables, ne peut se priver de contacts directs. Les écrans filtrent les discussions et amenuisent le message, qu’on le veuille ou non.

Un roman qui nous pousse dans de nombreux méandres qui étouffent les personnages et nous laisse pantois. C’est là un portrait de société assez terrible, tracé au marteau-piqueur qui souvent nous donne l’envie de fuir à toutes jambes. Un reflet peut-être d’une certaine époque, d’un milieu où les gens sont revenus de tout et ne trouvent aucune motivation dans la vie de couple, la paternité ou la maternité. 

Une glissade teintée de cynisme et une mort lente, la défaite et une indifférence qui tue la planète et toute forme de solidarité entre les hommes et les femmes. Je pense que, malgré tout, il faut faire confiance à ses semblables, l’avenir en dépend.

 

MARTEL JEAN-PHILIPPE, Chez les sublimés, Éditions du Boréal, Montréal, 376 pages, 29,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/chez-les-sublimes-2763.html

jeudi 1 avril 2021

LA VALSE DES NOUVEAUX RICHES

J’AI DÛ FAIRE DES EFFORTS pour lire La valse de Karine Geoffrion. La narratrice de ce court roman a tout pour me hérisser les poils sur les bras avant de prendre la fuite. Une hyperactive qui travaille comme décoratrice et dirige une entreprise qui va plutôt bien. En fait, sa principale tâche est d’entretenir son image, de se présenter sous son meilleur jour. La femme se veut parfaite, le centre d’attraction dans les rencontres et au restaurant, fait du jogging, s’entraîne durement en gymnase pour garder sa minceur d’adolescente, partage son lit avec l’homme idéal et s’occupe, quand il lui reste du temps, de ses deux garçons. Elle recherche les plus belles robes, sait se maquiller pour camoufler ses rides, ne cesse d’étaler leur richesse et une belle réussite matérielle.


Épreuve que d’emboîter le pas de cette femme dans sa grande maison aseptisée, dans des lieux que l’on qualifie de parfaits dans les revues de décorations. Tout est stérilisé, figé, laqué, sclérosé, léché, calculé, étudié, poli et d’une froideur sibérienne. Jamais un moustique n’oserait s’aventurer dans la verrière où la poussière est interdite, où rien ne traîne, surtout pas un roman sur une table. Un livre de poésie y serait vu comme un sacrilège. Les ébats des garçons dans la piscine sont contrôlés et l’eau éclabousse juste ce qu’il faut pour faire semblant d’être vivant. Un monde où tout repose sur le paraître, le clinquant, les apparences et les sourires aussi faux que celui d’un mannequin dans une vitrine de grand magasin qui tente de nous convaincre de changer de corps. 

J’ai eu envie de repousser ce roman après quelques pages et de le ranger dans le rayon des oubliés volontaires de ma bibliothèque, là où je ne vais jamais flâner. Pourtant, j’ai continué, un peu tout croche, emboîtant le pas à cette narratrice essoufflante. Toujours méfiant, ne voulant surtout pas me faire entourlouper par cette manipulatrice qui capte toute la lumière quand elle entre dans une pièce, fait tout pour attirer les regards. 

Lire, c’est prendre des risques, s’aventurer parfois dans une sorte de jungle, secouer les artifices de ces nouveaux riches qui vivent comme s’ils étaient dans une téléréalité. La lecture est un sport extrême qui permet de tester sa résistance, sa tolérance et ses limites même. 

Je me suis laissé entraîner dans cette maison où l’on a hâte de s’évader pour retrouver une certaine normalité. Parce qu’on s’y assoit sur le bout des fesses, dans des fauteuils inconfortables, mais très design, où l’on surveille ses gestes pour ne pas briser un vase de prix ou encore une sculpture qui embarrasse, là pour le coup d’œil et la perspective, mettre en valeur le tableau d’un maître qu’on a choisi en pensant à la couleur du mur et du bois du plancher.

Comment des enfants peuvent-ils être des enfants dans un tel milieu? Ce ne sont peut-être pas de vrais jeunes, mais des figurants, des comédiens qui obéissent au doigt et à l’œil et qui sont là pour faire croire que Xavier et la narratrice sont un couple réel. Une curiosité un peu malsaine m’a secoué. J’allais suivre madame Geoffrion.


Les garçons ingurgitent le repas à une vitesse inimaginable. Tout de suite après, Luisa, de ses mais de fée, range l’important désordre qui règne sur la terrasse et dans la cuisine. Je profite de l’accalmie pour prendre des photos d’Édouard et de Paul tout en m’assurant d’avoir la piscine et la chute d’eau en arrière-plan. Je les publie sur Facebook et Instagram avec la mention #pool party, et j’attends les commentaires élogieux, qui ne tardent pas à apparaître à l’écran. J’ai bien fait de retoucher les images en noir et blanc. Celles-ci semblent tout droit sorties d’un film européen des années soixante. L’esthétique est parfaite. (p.16)

 

Le personnage se surveille, joue dans un scénario où tout est pensé. Un feuilleton où l’on vous décrit une fausse vie comme étant le rêve enfin à portée de la main. Une femme toujours en représentation, même dans son sommeil on dirait avec sa couette assortie. Le seul humain est Luisa, la bonne et celle qui s’occupe de la maison et des enfants, de tout ce que le couple n’a pas le temps de faire. Il faut bien avoir des gens ordinaires pour s’arranger avec le lavage et le chiffon, l’appareil étrange et bruyant qu’est un aspirateur.

 

INTRIGUE

 

J’ai deviné dès la première ligne de La valse que rien ne va plus entre Xavier et la narratrice. Les deux sont avalés par leur travail, la chasse à l’argent, la dure tâche de bien paraître devant les amis et les connaissances, d’être le couple parfait sur les réseaux sociaux.

Et il y a ces textes, une sorte d’intrusion en italique, comme un moment de vraie vie, une femme avec des émotions, un amour et une grande passion secrète. Enfin des pulsions, de la sueur et du sperme. Ça fait tellement de bien. C’est peut-être ça qui m’a retenu dans le roman de Karine Geoffrion.

 

On a fait l’amour, plusieurs fois; on a pris un long bain rempli de mousse, on a parlé. Notre histoire est si belle quand personne ne vient s’interposer. Ce matin, le quitter a été difficile. J’ai tout fait pour ne pas être émotive devant lui. J’ai gardé la tête haute et lui ai fait mon plus beau sourire quand on s’est séparé dans le couloir désert. (p.81)

 

La mascarade connaît son point culminant lors d’une réception pour souligner le dixième anniversaire de mariage de Xavier et sa conjointe. Le paroxysme du paraître, de la superficialité et du faux. Je n’ai pu m’empêcher de penser au couple Desmarais qui a fait construire, il y a quelques années, une salle de concert à Sagard pour la fête de madame. Un lieu qui n’a servi qu’une seule fois et où l’Orchestre métropolitain de Montréal est venu jouer sous la direction de Yannick Nézet-Séguin. Tout le gratin politique y a défilé : Lucien Bouchard, Jean Charest, Brian Mulroney et beaucoup d’autres. On a même remplacé la pelouse pour faire plus vert juste avant l’arrivée des invités. La preuve que Karine Geoffrion n’exagère pas. On peut tout se permettre quand on possède des brouettes d’argent.

 

Xavier m’enlace et nous nous embrassons passionnément pour la lentille. J’entends au loin des commentaires sur la beauté de ma tenue, sur la solidité de notre couple. Cela me rend heureuse. Les invités prennent aussi des photos avec leur cellulaire et je pense déjà aux commentaires élogieux qui pulluleront sur Facebook. La luminosité est parfaite. Xavier est d’une beauté à couper le souffle dans son complet Dior. Je suis certaine que toutes les femmes présentes voudraient être à ma place. (p.51)

 

Lentement, l’auteure nous pousse derrière le décor, fait oublier les maquillages, les robes et le clinquant. On le sait depuis le début que cette vie est factice, sans couleur et sans odeur. Tout craque lorsque la narratrice (je n’ai pas trouvé son prénom. Dominique Blondeau me signale qu'il s'agit d'Isabelle) accepte de s’occuper du chat Dantès de sa sœur Marie envolée vers l’Europe. La vérité éclate. Xavier la trompe, avec Marie, la terne, l’effacée, la discrète. Tout s’écroule. Non. C’est surtout un coup à l’orgueil. Il en faut plus quand la fausseté fait partie de son quotidien, que l’on manipule le mensonge et la tricherie en avalant son jus d’orange le matin. Xavier et elle vont continuer d’être un couple pour les photos sur Facebook, à s’embrasser devant les autres pour rester l’image parfaite de la passion et de l’amour.

Karine Geoffrion nous plonge dans le drame de cette femme qui tente d’habiter un scénario sans surprises. La poursuite du bonheur, faut-il le répéter, ne réside pas dans l’accumulation des robes, des bijoux ou encore dans l’eau trop bleue d’une piscine creusée avec cascade. 

Madame Geoffrion fait parfaitement ressentir le vide abyssal de ses personnages, décrit l’insignifiance et la futilité de leur existence. Elle peint de façon juste ceux et celles qui carburent à l’ambition et pensent trouver la béatitude en s’enfonçant dans un décor de revue. Ça laisse un goût amer. Je me demande toujours comment des êtres normaux peuvent gaspiller leur vie en devenant une image que l’on retouche constamment. 

Un livre troublant, un peu étrange qui vient nous chercher qu’on le veuille ou non. En ce sens l’écrivaine réussit son pari. Elle perturbe le lecteur et nous montre la tragédie de ceux et celles qui vivent dans un monde de pacotille. Véritable tragédie des temps modernes.

 

GEOFFRION KARINE, La valse, Éditions SÉMAPHORE, Montréal, 104 pages, 17,95 $.

 https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/la-valse/

vendredi 26 mars 2021

UN CAFÉ AVEC SERGE BOUCHARD

JE ME SUIS PRÉPARÉ un café noir, un corsé brésilien dans ma grande tasse, avant d’ouvrir Un café avec Marie de Serge Bouchard. Pour retrouver des textes que l’animateur a lus à son émission, C’est fou du dimanche soir, à la première chaîne de Radio-Canada. Des propos écoutés religieusement pendant cette heure qu’il partage avec Jean-Philippe Pleau. Je l’ai déjà écrit, je demeure un fidèle et j’aime les entendre penser et discuter sans prétention. Une belle escale dans les idées où monsieur Bouchard réfléchit sur le sujet du jour. Dans ce recueil, nous avons droit à soixante-dix thèmes qui permettent à l’auteur de bousculer des vérités, des clichés ou encore de nous montrer comment nous allons tout croche dans nos vies et nos occupations. Le titre évoque Marie, sa compagne et complice décédée récemment du cancer. Une femme qui partageait ses jours, mais aussi ses réflexions et qui a écrit avec lui plusieurs livres, dont Le peuple rieur qui raconte l’histoire des Innus. Elle reste omniprésente dans ces récits et il me semble avoir surpris sa respiration et parfois ses chuchotements pendant ma lecture. 


Que ça fait du bien de s’aventurer dans un Serge Bouchard, tout doucement, en prenant son temps pour déguster chaque mot comme un morceau de sucre à la crème. Et comment ne pas entendre sa belle voix grave qui souffle chacun des textes? Cette voix lente, méditative, pas pressée, qui mord dans les phrases pour en livrer toutes les saveurs. Je dois avoir un petit côté masochiste, parce que monsieur Bouchard touche souvent mes contradictions, mes hésitations et mes faux pas. Il n’est jamais tendre non plus avec nos obsessions, notre quête de richesses et devant certains projets qui mettent la planète en danger. Je ne peux que penser à cette usine de liquéfaction de GNL à Saguenay qui tente de rendre acceptable et écologique un développement polluant, dépassé et d’un autre siècle. Comme si William Price revenait tout saccager ce qu’il avait négligé de raser dans nos forêts. Le progrès pour la plupart de nos élus est souvent synonyme de destruction massive. 

Serge Bouchard nous donne l’occasion de respirer par le nez, de secouer nos occupations étrangement futiles et de prendre du recul. Tout ce qui happe nos jours et nous fait courir de plus en plus rapidement en oubliant le monde et sa beauté. La vitesse est la meilleure façon de saccager l’environnement. Il faut revenir à la lenteur de la marche, à la pensée pour protéger l’avenir. 

En plus, l’écrivain partage des heures importantes, ce jour par exemple où Marie et lui sont allés chercher la petite Lou en Chine pour qu’elle devienne leur enfant, leur fille et leur amour, leur fierté aussi. 

 

MALADIE

 

Le cancer a frappé ses compagnes, le touchant au cœur et à l’âme. Des épreuves, des moments où la vie s’acharne aveuglément. Beaucoup n’arrivent pas à se relever d’un tel coup et restent haletants dans la succession des semaines, ayant perdu le goût d’avancer dans de nouveaux projets. Heureusement, Serge Bouchard continue de réfléchir et de parler. 

Et la chatte noire, la ronronneuse vient s'allonger sur mes genoux pour que je relise un paragraphe, que je ralentisse, me calme pour savourer Un café avec Marie. Je reprends, à voix basse, comme le fait si bien monsieur Bouchard et la dormeuse cligne des yeux.

 

Et j’ai connu cette journée-là le poids véritable de l’absence, la gravité du monde. Paquette n’allait plus écrire d’examens ou de dictées, il n’allait plus recevoir de bulletins. Nous n’allions plus jouer ensemble dans la cour. Il ne reviendrait pas demain ni le jour d’après. Lui qui s’excitait tant quand approchaient les congés d’école, il avait pris congé pour de bon. (p.43)

 

Je dérange la féline et me prépare un autre café tout en me répétant que Serge Bouchard possède ce talent rare de mettre les mots à leur place. C’est un don parce que j’ai tellement de mal à trouver la justesse quand j’écris, les mots qui vont là où ils doivent se retrouver comme dans un casse-tête. Je continue après avoir rassuré la chatte. J’en ai encore pour des heures de ronronnements et de lecture. 

Que dire de nos faux pas, nos illusions et des bêtises que nous ne cessons de commettre en pensant réinventer la modernité et l’avenir? Je rêve devant En canot sur le lac sans nom où il raconte être parti rejoindre son fils qui a choisi de vivre l’expérience de la vie recluse en forêt. La petite embarcation, l’aviron, la splendeur du jour. Je recommence. C’est trop juste, trop émouvant cette quiétude et la fatalité qui pointe le nez. L’impression d’être à bord, de ramer sans faire de bruit, d’aller tout droit vers la beauté et le malheur qui avance.  

 

SACCAGE

 

Serge Bouchard se désole devant la perte des mythologies des peuples du Nouveau Monde, des légendes et des histoires qui permettaient de s’arranger avec la réalité et les mystères de la nature. Tout ce qui mettait de la magie et du merveilleux dans la vie a été élagué. La supposée rationalité avec l’outil souvent aveugle qu’est la science a pris toute la place. Il faut relire Les bâtards de Voltaire de John Saul pour comprendre les origines de cette dérive. Cette pensée nous a privés de la possibilité de vivre autrement, de faire l’équilibre entre la raison, le rêve et la poésie. Jean Désy, l’écrivain nomade, enseignant et coureur de rivières, la semaine dernière, dans une conférence, faisait des liens entre la santé et la littérature. Il répétait à peu près la même chose. La science a permis des réussites spectaculaires, de vaincre des maladies incurables, mais il ne faut jamais oublier l’imaginaire, les grands récits mythiques et la musique qui guérit l’âme, donne une direction dans une nature que nous envisageons souvent comme un espace à dompter et à piller. Il n’y a pas qu’une manière de voir et d’entendre, qu’une seule façon de régler les problèmes de la planète et de satisfaire les désirs des humains. L’approche rationnelle nous a menés dans un cul-de-sac. Pas qu’elle soit dangereuse en soi, mais le mal vient que nous misons tout sur elle. Nous avons besoin de fantaisie, d'utopies, d’histoires, de contes pour nous épanouir dans nos aventures de vivants. Malheureusement, l’humanité s’est terriblement appauvrie au fil des siècles en ne privilégiant que la méthode cartésienne et en reléguant dans la marge la magie de la parole, de la musique et des fables. 

Je m’arrête, regarde les pins bouger lentement sous la poussée du vent, le lac qui avale des teintes de bleu avec la pleine lune qui s’avance en haut des dunes. La chatte s’étire et c’est un moment d’attente, de bonheur peut-être.

 

MUTATION

 

Tout ce qui était merveilleux et qui s’est transformé en réceptacle de haine. Que penser des déments qui envahissent les réseaux sociaux? C’est pourtant une invention incroyable, un moyen de communication unique que nous avons souillé avec nos bêtises. Une autre occasion de tester les limites de l’expression, de reconsidérer ce qu’est un dialogue ou une information. La liberté n’est pas une permission de tout dire, de prôner les pulsions les plus dangereuses, de malmener des réputations ou d’insulter des dirigeants politiques, particulièrement les femmes. Tout comme la production industrielle massive et prétendument rationnelle d’aliments nous pousse vers la pollution et la désertification.

 

La beauté du monde est floue, car ses contours sont mystérieux. Ce sont les vérités absolues qui viendront détruire le charme de ce monde mythique. La révélation chrétienne tuera les balivernes païennes. Dieu a la clarté du Saint-Esprit, la blancheur de la colombe, la lumière de la Foi. La science et la technologie feront le reste, elles trouveront toutes les causes objectives, avec rigueur et platitude. Les explications tranchantes et les discours pointus effaceront tout le flou artistique de la pensée sauvage. Le paradis terrestre deviendra un paradis fiscal où la pensée comptable calculera précisément les profits et les pertes. (p.133)

 

Une certaine nostalgie se dégage des propos de l’anthropologue, comment pourrait-il en être autrement devant la perte d’un monde naturel et fascinant que nous avons saccagé en quelques siècles? Je rêve aux jours de mon enfance, sur la petite ferme où mon père ne connaissait pas les fertilisants chimiques et encore moins les herbicides. Il savait les plantes qui s’entraidaient et celles qui pouvaient se nuire, la rotation des cultures, les soins aux moutons et aux chevaux. Il avait le geste lent et le regard qui se perdait souvent au bout de ses champs, là où passait la limite du monde. 

 

TRAGÉDIE

 

L’envahissement du Nouveau Monde par les Européens est l’une des pires tragédies de l’humanité. La migration a anéanti un savoir millénaire, une manière de vivre différente. Les Européens ont rasé les forêts avec un acharnement inouï. Ils ont exterminé les animaux (pensons aux bisons). Les autochtones ont été affamés et emprisonnés dans des réserves. Les chercheurs d’or ont creusé la terre et pollué les cours d’eau, faits des déserts dans les plaines de l’Ouest en pratiquant l’agriculture intensive et en utilisant à outrance les fertilisants chimiques. 

Non, Serge Bouchard ne pousse pas vers la désespérance, bien au contraire. Peut-être que j’ai avalé un peu trop de café. Il faut rêver le monde meilleur, des vies différentes où la pensée et la réflexion domineront. Serge Bouchard s’y applique avec une constance admirable.

Et s’avancer dans ce livre, c’est sourire à Marie, prendre le temps de déguster un carré de chocolat, s’inventer un espace entre chaque seconde qui tombe avec les gouttes d’eau sur les aiguilles du pin. C’est hocher la tête en l’écoutant flatter les mots comme je le fais avec la chatte noire pour surprendre une vérité un peu frileuse qui suit une gélinotte au milieu d’un sentier peu fréquenté. 

Et je ravale en revenant sur le texte de la fin où il s’adresse à Marie, quand il s’attarde à la maladie de sa compagne, aux soubresauts et aux effets du cancer qui va la tuer. Je revois des moments bien sûr, l’agonie de mon frère Paul, celui de ma sœur Gisèle qui a lutté jusqu’à la dernière seconde. Marie voulait mourir dans sa maison, avec les siens. Elle aura été exaucée, mais la conscience s’était envolée. Ça me bouleverse. Comment j’imagine ma fin? Dans une chambre d’hôpital, branché à des machines, intubé et cloué dans un lit ou bien au milieu de ma bibliothèque, de tous les livres qui ont fait ma joie et mon plaisir. Faible, agonisant, au bout de mon âge, mais encore capable d’effleurer l’endos d’un roman de Jacques Poulin et de sourire.

Si Serge Bouchard a vécu de terribles épreuves, il a aussi connu des moments intenses de bonheur, des épiphanies qui creusent des nids dans les nuages. C’est certainement ce que l’on retient de sa résilience, de son calme et de sa manière de faire un pas en arrière pour voir un peu mieux le chagrin, la peur, la fatalité qui lui assène les pires coups qu’un humain peut encaisser. Autant me préparer un autre café, un dernier avant d’aller dormir, pour rester là à respirer, à effleurer le livre du pouce. Tous ces mots me laissent vivant, méditatif et terriblement présent dans la nuit qui se barbouille d’étoiles au-dessus du lac, de la lune belle et ronde qui flotte vers les gorges de l’Ashuapmushuan.

 

BOUCHARD SERGE, Un café avec Marie, Éditions du Boréal, Montréal, 272 pages, 25,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/cafe-avec-marie-2774.html

lundi 22 mars 2021

LA GRANDE ÉCRIVAINE DU QUÉBEC

MARIE-CLAIRE BLAIS A vingt-six ans quand elle publie Une saison dans la vie d’Emmanuel. Ce roman la propulse à l’avant-scène de notre monde littéraire et de la francophonie, lui permet de mettre la main sur le prix Médicis en 1966. L’écrivaine s’est fait remarquer en 1959 avec La belle bête à l’âge de vingt ans, l’année de la mort de Maurice Duplessis. Elle avait attiré l’attention du père Georges-Henri Lévesque qui était alors professeur à l’Université Laval et de Jeanne Lapointe, une enseignante qui a joué un rôle important dans la carrière d’Anne Hébert. Avec ce succès, la jeune femme s’éloigne définitivement de son milieu de Québec, s’installe dans le monde des mots et vivra une grande partie de son temps aux États-Unis, particulièrement à Key West, où elle obtient la citoyenneté américaine.


Au moment de la sortie d’Une saison dans la vie d’Emmanuel, aux Éditions du Jour en 1965, je débarque à Montréal après douze heures de train, avec une petite valise presque vide. Je me terre dans un sous-sol d’Outremont, un véritable taudis, parce que je n’ai que quelques centaines de dollars pour passer l’année. Je réagis comme une bête frileuse qui n’ose plus quitter sa tanière, ayant perdu mes repères et les trottoirs de la ville m’effarouchent. Heureusement, mes cours à l’Université de Montréal me forcent à sortir et à voir des gens. 

Je me réfugie dans les livres, une sorte d’ermite de la littérature, me penche sur Sartre, Camus, Duras, Yourcenar, Hamsun et Faulkner. Je rature les textes qui deviendront L’octobre des Indiens, six ans plus tard. Je peux enfin me livrer à ma grande passion pour les livres et la poésie sans craindre le regard des autres, particulièrement celui de ma mère.

Je découvre Marie-Claire Blais en 1970, un peu méfiant devant les succès qui font les manchettes. Ce fut l’illumination. Je l’ai déjà écrit. Je ne jurais avant que par Tolstoï et Dostoïevski, convaincu que je devais apprendre le russe pour avoir le droit de voir mon nom sur la jaquette d’un livre.

Marie-Claire Blais me redonnait mon village, mon pays de neige, de messes et d’épinettes. Je retrouvais grand-mère Malvina vêtue de noir, les cheveux retenus par des dizaines d’épingles et collés à la peau du crâne. Une femme sèche, brusque, toujours de mauvaise humeur qui sentait le camphre et la boule à mites. Mon autre grand-mère était plus farouche encore. Almina, mettait mari et enfants à la porte au mois d’août, pour sa brosse annuelle. Elle passait des jours à chanter, hurler, boire seule derrière les rideaux tirés. Sa famille vivait dans le hangar en attendant le matin où les fenêtres se dégageaient comme le ciel après l’orage. La maison redevenait accessible.

 

VOISINS

 

Marie-Claire Blais, on aurait dit, avait fréquenté des voisins qui m’intriguaient, ces familles isolées au bout des rangs. Elle me dessillait les yeux. Je voyais pour la première fois ces enfants qui longeaient les murs comme des petits animaux et qui se terraient sous les chaises et les bancs quand la porte s’ouvrait. Des ombres qui pouvaient disparaître dans la neige avec le Septième, ce jeune qui possédait un don, pouvait guérir ou arrêter le sang. Chez Marie-Claire Blais, le Septième résiste à tous les sévices et traverse les épreuves sans trop être amoché. 

Et les hommes, toujours dangereux, vindicatifs et imprévisibles, surtout avec un verre dans le nez. L’un de mes oncles provoquait des tsunamis quand il avait bu. Un Jour de l’An, il a retourné la table lors du repas familial gâchant le festin de ma tante, semant les pleurs et les hurlements. Il ne tolérait aucune contradiction, surtout en politique. C’était un libéral enragé, «teindu», qui n’entendait pas à rire.

Et la petite école, les concours de catéchisme, la strappe tel un châtiment de Dieu. Ça tombait à onze heures pile en matinée et à quinze heures en après-midi. Sur les mains, les dix doigts, jamais moins de cinq coups. Et ces heures, à genoux dans un coin, incapable de se relever. Il fallait dompter les bêtes rétives que nous étions. 

Grand-mère Antoinette décrivait cette mort tellement noire quand elle s’avançait dans les aveuglements de janvier, sur des chemins impraticables où les chevaux s’embourbaient. Je me mordais les lèvres en pensant à la petite voisine qui ne viendrait plus jamais à l’école, à l’imprudent étouffé dans le tunnel qu’il avait creusé dans un banc de neige ou ce cousin emporté par la tuberculose. Je revois encore le cercueil blanc dans l’église avec les reniflements de ma tante qui pleurait à toutes les funérailles. 

 

INSPIRATION

 

Marie-Claire Blais, je l’ai suivie fidèlement à partir de 1970. J’ai eu aussi la chance de la croiser à quelques reprises. Une écrivaine admirable, certainement la plus grande du Québec, la plus percutante et la plus universelle, avec une œuvre à nulle autre comparable par ses dimensions et ses personnages. J’ai même été son chauffeur lors d’un salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Comment oublier sa visite au cégep de Chicoutimi. Le professeur Alain Dassylva, admirateur de madame Blais, l’avait reçue dans sa classe. Pour l’occasion, il avait revêtu un smoking. Ce fut un événement.

Je m’attarde sur l’incipit d’Une saison dans la vie d’Emmanuel et c’est un pur délice. Le détail d’une fresque de Brueghel l’Ancien qui s’anime devant moi.

 

Les pieds de Grand-Mère Antoinette dominaient la chambre. Ils étaient là, tranquilles et sournois comme deux bêtes couchées, frémissant à peine dans leurs bottines noires, toujours prêts à se lever : c’étaient des pieds meurtris par de longues années de travail aux champs (lui qui ouvrait les yeux pour la première fois dans la poussière du matin ne les voyait pas encore, il ne connaissait pas encore la blessure secrète à la jambe, sous le bas de laine, la cheville gonflée sous la prison de lacets et de cuir…) des pieds nobles et pieux (n’allaient-ils pas à l’église chaque matin en hiver?) des pieds vivants qui gravaient pour toujours dans la mémoire de ceux qui les voyaient une seule fois — l’image sombre de l’autorité et de la patience. (p.7)

 

Quelle manière de décrire une vie d’efforts, de prières, de colère et de résignation! C’est déjà un aperçu de l’écriture qui va s’installer comme un continent à la dérive à partir d’Un sourd dans la ville, en 1980, et donner l’incroyable fresque de Soifs.

Et j’entends Rimbaud dans cette phrase qui sonne si bien. «Immense, souveraine, elle semblait diriger le monde de son fauteuil.» Et l’écho dans Les poètes de Sept ans : «Et la mère, fermant le livre du devoir, s’en allait satisfaite et très fière…» 

Jean le Maigre et le Septième lisent dans les bécosses, écrivent des vers tout comme le petit révolté de Rimbaud aime la fraîcheur des latrines où il imagine des romans sur la vie. 

 

MONDE

 

Et l’univers s’ouvre devant ce bébé tout neuf. Le travail qui épuise chaque jour, le sexe imposé par l’homme, l’éloignement des mâles et des femmes (Grand-Mère Antoinette tient tête à son gendre, mais jamais dans la même pièce), les enfants qui tombent du corps des mères comme les pommes à l’automne. La vie, la mort, le froid, la faim et la transgression par les livres et certains attouchements, la religion et la peur d’une vengeance de Dieu qui peut frapper avec le tonnerre et l’éclair. 

Dans mon roman, Le voyage d’Ulysse, les descendants innombrables de grand-mère Allada se battent avec les chiens pour un bout de crêpe. Ils viennent directement d’Une saison dans la vie d’Emmanuel. Avec Père Reproducteur qui passe ses jours et ses semaines à couper les arbres qui repoussent dans la nuit. Tout comme chez Blais, le mâle reste une bête dangereuse et une menace pour les enfants et les femmes.

 

AUDACE

 

Madame Blais effleure tous les tabous. La sexualité de Jean Le Maigre avec ses frères, le mysticisme d’Héloïse qui rêve d’être «ravie» par Dieu et qui finira dans le bordel, le prêtre qui profite de petits festins et de la misère de ses paroissiens, la pédérastie dans les pensionnats, lieu de toutes les agressions et de toutes les perversions qui ont marqué la Grande Noirceur. Il y a aussi l’épouvantable exploitation des enfants qui sortent estropiés des usines et handicapés pour la vie. 

Toute la Révolution tranquille frémit dans les épîtres de Jean Le Maigre qui sonnent comme les trompettes de Jéricho qui appellent à la révolte. Emmanuel sera l’élu. Il ne faut pas oublier qu’en Hébreux ce nom signifie «Dieu est parmi nous». Il est celui qui va bouleverser l’ordre établi, tenir tête aux curés et entendre peut-être les femmes, leur colère muette jusque-là, celles qui n’ont jamais eu le droit de dire non à moins d’atteindre le statut de grand-mère. Jean Le Maigre devient Jean le Baptiste, le précurseur qui secoue le monde par ses prophéties et prépare la venue du sauveur que sera peut-être le petit Emmanuel. 

Ce roman m’a redonné le Québec dans ses misères et ses échecs, ses peurs et ses tremblements, ses révoltes et ses espérances. Des pages époustouflantes comme celles où Antoinette, telle une régente, parle de sa sexualité et de son homme avec une fierté troublante. 

 

Grand-Mère Antoinette nourrissait encore un triomphe secret et amer en songeant que son mari n’avait jamais vu son corps dans la lumière du jour. Il était mort sans l’avoir connue, lui qui avait cherché à la conquérir dans l’épouvante et la tendresse, à travers l’épaisseur raidie de ses jupons, de ses chemises, de mille prisons subtiles qu’elle avait inventées pour se mettre à l’abri des caresses. (p.104)

 

Véritable morceau d’anthologie.

Mes deux grand-mères ont mené un combat similaire. Lors de nos réunions familiales, elles parlaient souvent des «maudits hommes qui ne pensent qu’à la couchette.» J’ai compris bien plus tard ce qu’elles voulaient dire. 

Marie-Claire Blais m’a ouvert la porte de la littérature du Québec et m’a montré l’écriture qui pouvait devenir la mienne. Après cette lecture, je me suis attardé à Roch Carrier, Anne Hébert, Gabrielle Roy pour me reconnaître dans ce pays étranger et familier. Et aussi Yves Thériault, Claire Martin et Suzanne Paradis. 

Cinquante ans plus tard, j’ai ressenti un même frisson en parcourant Une saison dans la vie d’Emmanuel. J’ai retrouvé l’émerveillement qui m’avait secoué en 1970. Oui, Marie-Claire Blais occupe une place unique dans mon cheminement de lecteur avec l’œuvre échevelée de Victor-Lévy Beaulieu.

 

BLAIS MARIE-CLAIRE, Une saison dans la vie d’Emmanuel, Éditions du Boréal, Boréal Compact, Montréal, 168 pages, 1991.

 

Note : Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, numéro 180, sous le titre La plus grande écrivaine du Québec, mars 2021.


https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/marie-claire-blais-11597.html

mercredi 17 mars 2021

TOUS CES MOMENTS INOUBLIABLES

J’AI BEAUCOUP AIMÉ La mémoire des cathédrales de Caroline Guindon, un recueil de nouvelles paru en 2019. Et voilà qu’elle récidive avec un roman, son premier, coiffé d’un titre intriguant : Cythère. Nous connaissons l’île grecque, l’endroit où les couples se rencontraient, semble-t-il, pour vivre leur passion dans une sorte de paradis des sens. Je pense aussi, comme le fait l’écrivaine, au célèbre tableau d’Antoine Watteau réalisé en 1717 où des hommes et des femmes se préparent à s’embarquer pour le pays de tous les plaisirs. C’est le but de toute vie que de vouloir s’installer dans un lieu où la seule préoccupation est le bonheur sans avoir à se soucier des tâches quotidiennes et fastidieuses. Chacun à sa manière le cherche ce bonheur, malgré les vagues et les remous, les malheurs et les tourments que l’existence se plaît à infliger à tous les vivants.


La famille Gagnon a connu des hauts et des bas, sans jeu de mots, parce que le père Jacques était pilote d’avion et se retrouvait souvent entre deux villes et deux continents. Ses trois filles, les trois Grâces comme il aimait les appeler, Geneviève, Héloïse et Émilie, ont été éduquées par cet homme. La mère, Louise est partie, les abandonnant pour se réinventer dans la solitude. Un rêve que certains caressent, sans jamais oser le faire. S’éloigner sans explications, devenir un autre en quelque sorte dans un milieu où les gens ne savent rien de vous et de votre passé. Certains l’ont fait. Je pense au grand-père de Fernand Bellehumeur qui a disparu un matin, quittant sa femme et ses treize enfants. Il s’est évanoui quelque part dans l’Ouest canadien. On peut suivre ce parcours émouvant dans Partir, Les lettres de Pit Bellehumeur pour mieux saisir ce désir d’échapper à son sort en se donnant la chance de tout recommencer même si on laisse le malheur derrière soi. C’était le rêve de tous les migrants venus en Amérique. Tous voulaient sortir de leur passé et déjouer une forme de fatalité. 

Cet abandon a marqué les trois sœurs et perturbé l’époux et le père. Une fuite, sans explications apparentes, reste difficile à comprendre et à admettre. Louise s’est retrouvée dans l’archipel des îles de la Madeleine où elle a certainement trouvé la paix, sinon le bonheur. 

Il y a des années, j’allais régulièrement aux Îles de la Madeleine pour visiter Gina et Pierre qui y possédaient une demeure pas très loin d’une longue plage de sable. Elles sont immenses ces plages, devenant des avenues presque où l’on peut suivre la mer et marcher pendant des heures sans voir personne. Du moins, c’était comme ça alors. Dans le voisinage de mes amis vivait une femme seule, dans une maisonnette discrète, dissimulée par la maigre forêt qui résistait aux vents et protégeait des humeurs de l’hiver. Elle avait tout abandonné à Montréal pour s’installer dans ce refuge à peine plus grand qu’une remise. Elle parlait de son quotidien avec enthousiasme. Une femme souriante et conviviale qui semblait bien dans sa tête et son corps, heureuse de se retrouver en marge du monde et du continent.

Le roman de Caroline Guindon m’a rappelé ce souvenir qui n’a rien à voir avec son histoire, certainement. Étrange comme la vie se glisse souvent dans la fiction.

 

DÉCÈS

 

Jacques, le père, se meurt. Cancer. Un homme cultivé, friand de poésie et de littérature qui a pris soin de ses filles en étant le paternel et la mère. 

 

Une espèce de silence froid avait recouvert nos vies. Au printemps 1985, six jours après mon treizième anniversaire, elle avait laissé en plan ses pinceaux et collages métaphysiqueset était disparue pour de bon. On nous avait appris quelque temps plus tard que cette disparition et cette rupture étaient irrévocables; que Louise avait unilatéralement divorcé de nous et de notre père; qu’elle s’était retirée sur une île madelinienne quasi inhabitée où elle avait repris possession d’une maisonnette qui avait jadis appartenu à un ancêtre irlandais dont nous avions tous oublié l’existence. (p.28)

 

Les filles se relaient à l’hôpital, veillent l’être cher qui glisse imperceptiblement vers le silence et l’abandon. Ce sont là des moments intenses et souvent dramatiques. Surtout qu’on se demande tout le temps si c’est le dernier regard, l’ultime parole, le geste que l’on va rater quand on quitte la chambre pour respirer un peu. Des mots, un sourire que l’on voudrait graver dans sa tête à jamais. Il reste des images bien sûr, toujours, mais pas celles que l’on pensait retenir. La mémoire est oublieuse et c’est fort bien ainsi. 

L’impression que la vie s’arrête alors et que nous devenons le guetteur, celui qui attend en se sachant parfaitement inutile et impuissant. Comme si nous étions les comptables des derniers sourires, de certains gestes, de mots et de soupirs, des battements de paupières. Tout près de celui qui devient peu à peu un étranger. Et la respiration gonfle la poitrine et s’affaisse comme une vague qui se casse. Et tout est fini. Tout s’arrête et le corps est déserté. Le père, la mère, le frère sont déjà au large, dans un lointain inaccessible.

Les sœurs aimeraient saisir une parole, un regard, l’ultime confidence peut-être, un sourire ou un éclat dans l’œil comme une dernière promesse, un message qui sera un testament et une référence. 

 

Et puis, enfin, le silence est venu nous délivrer; Jacques, de ce glioblastome corrosif, qui avait fait fondre son cerveau comme une poignée de crayons de cire oubliés sur un pare-brise en plein soleil; et nous, ses trois filles, de cette musique hideuse, cet horrible râle trachéal, que nous avions toutes eu l’impression d’entendre encore résonner longtemps après que le corps absolument quiet de Jacques, de notre père-mère-Mermoz, fort et doux, tendre et bon, eut viré au gris-bleu, et que nous eûmes quitté l’unité des soins palliatifs. (p.98)

 

Et il y a le jour qui vous reprend et vous bouscule, les gestes qui vous emportent, la lumière du soleil plus présente ou une matinée pluvieuse, quasi intime. Comme si tout votre environnement disait qu’il faut un pas et un autre pour payer son dû à la vie. 

 

PARTAGE

 

Il reste les corvées inévitables et fastidieuses, la maison qu’il faut vider, les objets que la famille se partage, des souvenirs à ranger dans des boîtes. Tellement de choses accumulées qui n’ont de sens que pour le disparu. 

Geneviève choisit La détresse et l’enchantement de Gabrielle Roy que Louise a annoté lors de sa lecture, juste avant sa fuite. Des mots qui expliquent peut-être son mal être. Geneviève refuse de s’aventurer dans le désarroi de sa mère. Il y a pourtant, c’est là, noir sur blanc, la mort du père que l’écrivaine décrit magnifiquement. Le livre se retrouve à la poubelle. Pas question de ressasser cette «détresse». Elle ne veut que «l’enchantement». Peut-être aussi qu’il faut se détacher pour se souvenir, s’éloigner pour voir. C’est ce que feront les sœurs, l’une à sa profession de médecin et l’autre à ses enfants. 

 

Jamais plus je ne me gorgerais des effluves rassurants de la maison où j’avais passé les deux premières décennies de ma vie. Ces décennies avaient certes été marquées par la douloureuse cassure causée par le départ de ma mère, mais, plus encore, par toute cette lumière et par ces innombrables livres, disques et petits objets qui avaient meublé les longues pièces du rez-de-chaussée. Par-dessus tout, ces deux décennies avaient été saturées de l’amour de Jacques, père présent et tendre. Et bon vivant. (p.169)

 

Geneviève s’envole pour Berlin rejoindre une amie et respirer. C’est là que niche le bonheur, qu’elle pourra reconstituer sa Cythère à elle.

Roman porté par une belle délicatesse, une foule de petits gestes et de regards, de soupirs, d’écoute, d’empathie, d’attention pour ce père que les filles croyaient indestructible et tout puissant. Le héros meurt comme un homme, sans révélations et paroles inoubliables. Un texte précis, émouvant, juste et surtout un pas vers la vie, ce désir de bonheur et de plénitude. L’écrivaine nous plonge dans ce moment charnière où tout bascule, la perte d’un proche qui soulage souvent d’un poids et permet d’aller vers ce qui nous fascine. La liberté, quoi. Parce que la mort de quelqu’un de la famille peut être aussi un élan qui nous entraîne avec un grand sourire et une certitude toute nouvelle. Une manière de se centrer, de couper toutes les amarres pour dériver lentement vers son bonheur, son île à soi.

 

GUINDON CAROLINECythèreLÉVESQUE ÉDITEUR208 pages, 22,95 $.

 

https://levesqueediteur.com/livre/146/cythere