Voyage étonnant que celui d’Evelyne de la Chenelière dans «La concordance des temps». Un parcours en soi et hors de soi, une immersion dans le langage qui fait douter du genre des choses. Cette singulière dérive permet de scruter le monde, de secouer des habitudes et des conventions.
Un homme va à un rendez-vous. Il croise des gens dans la rue, s’attarde, se perd dans ses pensées, sera en retard. La femme l’attend au restaurant en surveillant les clients qui défilent. Un récit qui oscille entre le présent et le passé, le masculin et le féminin, deux narrateurs qui se succèdent et se répondent, devenant l’écho l’un de l’autre. Ce parcours étrange nous pousse au cœur de la langue française pour en secouer les fondements.
«Je reste bouche bée devant la langue française qui a eu la fantaisie de donner un sexte à toutes les choses. Une fourchette. Un espoir. Le gant de boxe. La promenade. Je n’en reviendrai jamais.» (p.9)
Surprise
Evelyne de la Chenelière étonne à chaque page. Les gestes du quotidien prennent une couleur singulière. Les narrateurs sont toujours un pas derrière soi pour mieux se voir, se juger et tenter de comprendre peut-être qui ils sont.
« J’ai des taches sur les mains. Regarder l’heure. Recenser les choses. Recenser le temps. De plus en plus de taches sur mes mains. Je suis moins vieille que mes mains, qui ont vieilli avant moi. Il est en retard, bien sûr. Le couple parle une langue étrangère. Il est toujours en retard. Russe, polonais, je ne sais pas. Mon amie d’enfance était Polonaise, du temps de Jean-Paul II. Je l’enviais alors d’être Polonaise, comme notre pape. Comment est-ce que j’ai bien pu croire en Dieu. Je ne devrais jamais arriver à l’heure.» (p.17)
Une pensée qui se perd dans un véritable labyrinthe. Des monologues qui se moulent aux spirales de la pensée, ne refusent jamais les bonds dans le temps et l’espace.
«Et si tout s’inversait, je veux dire la sexe des choses, la genre des mots qui nomment les gens les animaux les objets et les concepts ? Si, sans autre justification que la plaisir d’une expérimentation, nous nous mettions, toi et moi, à nous parler de ce façon, peut-être que les notions eux-mêmes nous apparaîtraient dans un perspective nouveau.» (p.20)
L’écrivaine étourdit le lecteur, l’égare, le rattrape et le fait douter même du narrateur dans cette longue dérive qui oscille entre la tragédie et la comédie.
«Parfois, quand je n‘ai rien à faire, comme tout de suite, je pense à la troisième personne et au passé simple. J’aime bien la distance du passé simple et, littéralement, ça m’empêche de souffrir. Je dirais même que, littérairement, le passé simple a la vertu de me faire envisager toutes les choses comme faisant partie d’un rêve, ou d’une cérémonie ; d’un espace à côté de la réalité. Elle l’attendait au restaurant depuis bientôt une heure, aussi décida-t-elle de commander un repas.» (p.54)
Les personnages de «La concordance des temps» sont tout à fait «à côté de la réalité» et bellement dedans. Le discours passe brusquement du je au il, faisant perdre l’équilibre au lecteur un peu distrait.
La dramaturge secoue des habitudes de lecture, permet de s’inquiéter et de se rassurer sur nos manières de voir et de faire. Ce qui importe, c’est la vie et le souffle. L’être est langage, regard qui se laisse prendre par les mots qui donne une certaine consistance au monde.
Evelyne de la Chenelière fusionne les dialogues et multiplie les points de vue. Une expédition langagière d’une rare originalité.
Un récit d’une vivacité qui ne se dément jamais et qui emprunte toutes les formes de la narration. Un texte qui remet tout en question, surtout nos façons de voir et de penser. L’écrivaine bouleverse en se collant au quotidien et en défaisant les conventions.
«Je le regarde, et soudain je ne sais plus, de lui ou de moi, qui est l’autre. Qui, exactement, est ce corps, étrange et familier, que je contemple sans volonté et sans hâte, je ne sais plus.» (p.135)
Toutes les émotions sont possibles.
«La concordance des temps» d’Évelyne de la Chenelière est paru aux Éditions Leméac.