Un homme tente de recoller les morceaux de son enfance dans «Adieu, vert paradis» d’Alexandre Lazaridès.
L’Égypte, la fin des années quarante, une société où les traditions dominent. Les hommes ont tous les droits et les femmes restent des servantes. Le maître travaille à l’extérieur, se permet des aventures, pendant que la femme entretient la maison et se consacre aux enfants. Nous avons connu une société semblable au Québec avant la Révolution tranquille. La religion guidait tous les gestes et les curés surveillaient. Malheur à ceux, surtout celles, qui faisaient un faux-pas.
L’enfant, écrit Alexandre Lazaridès, n’arrive à parler de lui qu’à la troisième personne, comme s’il fallait être étranger à soi pour mieux se raconter. Cette façon lui permet de mettre des mots sur l’inavouable et de tout dire.
Le père devient le complice de son fils aîné qu’il pousse vers une carrière athlétique. Il sera un haltérophile, un champion olympique. Il veut surtout en faire un mâle dont on craint les muscles. La mère, une très belle femme, tient tête à son mari. Continuellement. Tout passe par la parole, la seule arme qu’elle possède. Le petit la voudrait pour lui et entreprend une guerre sans merci avec le père et le grand frère. Il apprend à dissimuler, à garder le silence sur certaines choses, à trahir aussi quand il est certain de faire mal.
«Occuper le moins de place possible, donner l’illusion de ne pas être là, voir sans être vu, c’est l’un des passe-temps préférés de l’enfant ; il excelle à s’éclipser dans les coins les plus inattendus, à faire le mort derrière les meubles ou les fauteuils, et surtout sous son lit ; son imagination se réveille, tout devient mystérieux et fait battre son cœur. Il prend aussi l’habitude de marcher sans faire de bruit, pour convaincre chacun et lui-même de son inexistence.» (p.43)
En devenant invisible, il surprend des scènes qui le traumatiseront.
Le viol
Caché sous son lit, il assiste au viol de la bonne par le père qui la cède ensuite à son fils aîné. Les «vrais hommes» agissent ainsi. Une situation incroyable.
«Le lit grince sous le poids d’une masse beaucoup plus lourde qui vient de s’affaler dessus ; la petite bonne ne cesse de gémir, d’implorer à voix étouffée « non,, non, s’il vous plaît, maître ». Elle ne se tait qu’après avoir poussé un cri déchirant qui est bâillonné net. Puis, il y a des ruades qui passent vite du trot au galop, de plus en plus continues et brutales ; le matelas posé sur des lames métalliques fatiguées se creuse et s’enfonce à chaque coup au-dessus de l’enfant prisonnier de sa cachette, saisi d’épouvante à l’idée de ce qui a lieu là-haut ; il ne peut rien voir que par les yeux de son imagination affolée, et elle ne voit que l’inimaginable.» (p.166)
Le drame
Ce n’est qu’à la mort de la mère que le fils comprendra que son père a violé sa mère alors qu’elle avait dix-sept ans. Pour échapper au déshonneur, elle a épousé son agresseur, lui faisant regretter son geste à chaque jour. Cette guérilla a duré jusqu’à la mort du père.
«Une fois tombé le masque de celui dont j’étais né, j’ai acquis la conviction que ma mère avait été contrainte d’épouser son violeur parce qu’elle était enceinte de lui, et que c’était cela, le mot de l’énigme qu’elle cachait derrière la porte condamnée de sa jeunesse, l’astre maléfique autour duquel avaient gravité nos vies, l’intrigant « fardeau trop lourd pour un fils » qu’elle avait décidé de porter toute seule quoi qu’il advint.» (p.336)
Le lecteur sort de ce roman le cœur dans la gorge, l’âme de travers. Si les secrets marquent une vie, ils préparent peut-être une carrière d’écrivain qui se donne le droit de tout dire.
«Adieu vert paradis» d’Alexandre Lazaridès est paru chez VLB Éditeur.