GABRIEL MARCOUX-CHABOT réalise peut-être le
rêve de tout écrivain, soit réécrire le livre qui vous hante, vous bouscule, s’impose
quand on vous demande quel oeuvre a marqué votre vie. Pour l’auteur de Tas-d’roches, un roman baroque qui
explore tous les racoins de la langue, il s’agit de La Scouine d’Albert Laberge, un roman publié en 1918. Rappelons que
Maria Chapdelaine de Louis Hémon est
paru en France en 1913 et la première édition québécoise est arrivée en 1916.
Le roman de Laberge a d’abord attiré les foudres de Mgr Paul Bruchési qui le
qualifiait « d’ignoble pornographie ». Il a été ignoré par la suite. Une
attitude assez typique des Québécois. Ce dont on ne parle pas, n’existe pas. Le
texte ne paraîtra dans son intégralité qu’en 1973. Laberge y décrit la vie à la
campagne, le travail des paysans, tout ce que les biens pensants de l’époque refusaient
de voir dans une œuvre de fiction.
Gabriel Marcoux-Chabot rédige une thèse sur l’érotisme dans l’oeuvre
d’Albert Laberge ou plus simplement la sexualité. Il connaît donc bien La Scouine, le seul roman rédigé par cet
écrivain et publié à compte d’auteur en 1918. Soixante exemplaires qu’il a
distribués à ses proches.
J’imagine que tous les écrivains rêvent de plonger dans une œuvre
qui ne cesse de les étourdir et de les interpeller. Un roman qui devient une
hantise et les happe chaque fois qu’ils s’aventurent dans un projet de fiction.
Comme si cet auteur avait atteint avant eux tout ce qu’ils cherchaient dans leurs
propres écrits. Dans mon cas, il s’agit certainement de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Ce roman je l’ai lu
et relu et il me parle encore et encore. Avec L’odyssée d’Homère, c’est l’œuvre à laquelle je reviens le plus
souvent.
Pour les familiers de mes écrits, vous trouvez plein de références
à ces ouvrages dans Le voyage d’Ulysse.
La force de l’imaginaire, des contes et des légendes, les grandes questions
existentielles, la place de l’humain dans une nature qui permet tous les possibles.
Les mythes aussi qui transforment le réel seront encore très présents dans mon
prochain roman. C’est la faute à Gabriel Garcia Marquez.
Cent ans de solitude
est un idéal à atteindre pour moi, un univers qui me fascine, des personnages
que j’aime. Je trouve dans l’épopée de Marquez un souffle, un pas et un
imaginaire qui me subjuguent.
AVENTURE
Gabriel Marcoux-Chabot s’est emparé de La Scouine pour pousser le roman dans des directions qu’Albert
Laberge ne pouvait emprunter, victime des balises de son époque. Nous sommes
tous prisonniers des carcans de notre temps. Il y a des sujets que nous ne
pouvons aborder dans la littérature contemporaine malgré toutes nos audaces
et nos provocations. Et encore maintenant, on fait silence devant certaines
œuvres pertinentes et particulièrement dérangeantes.
Il serait tentant de lire les deux textes en parallèle pour chercher
les similitudes et les écarts entre les deux oeuvres. Je dis « œuvre » parce
Marcoux-Chabot a fait un véritable travail d’écrivain avec sa vision du roman
de Laberge. Il s’approche avec beaucoup de respect, s’appuie sur le non-dit
pour pousser les personnages dans leurs pulsions, leurs désirs inavoués et les interdits
de leur milieu.
Il a élagué le roman original, l’amputant de longues descriptions
un peu inutiles qui peuvent avoir une certaine valeur ethnologique pour les
spécialistes. Je pense à cet affrontement entre les Anglais et les Canadiens
lors des élections qui disparaît dans la version de Gabriel Marcoux-Chabot. Il
se centre sur la famille, les travaux, les saisons, les rêves de ces paysans
durs à l’ouvrage, ratoureux et d’une voracité à faire frémir.
La nouvelle version est plus courte, quasi une centaine de pages en
moins, ce qui lui donne une densité que le roman original n’avait pas.
SEXUALITÉ
Charlot et La Scouine deviennent les deux côtés d’une même
médaille. Charlot, le fils préféré, ne se marie pas pour des raisons un peu
obscures dans le texte de Laberge. La nouvelle version ose franchir un tabou en
montrant que le garçon est attiré par les hommes. Il vit une sexualité refoulée,
interdite et condamnée par son milieu. Comment aller dans une telle direction
en 1918 ? Laberge aurait été excommunié et peut-être chassé du Québec. La
sexualité était si peu présente dans les romans de l'époque malgré les familles
nombreuses. Les émois de Maria Chapdelaine devant François Paradis sont bien anodins
et se manifestent dans deux phrases.
Marcoux-Chabot se permet de décrire les pulsions sexuelles de
Charlot tout comme il s’aventure dans une relation trouble entre le frère et la
sœur qui n’hésite jamais à retrousser ses jupes pour montrer ses fesses.
Interloquée, la fillette s’était immobilisée, la
tête entre les jambes et la robe troussée jusqu’au menton. Pendant de longues
secondes, Charlot s’était contenté de l’observer. Puis, il s’était remis à
marcher. La Scouine s’était empressée de le suivre, à la fois étonnée et
fascinée. Elle avait perçu, sans être en mesure de l’expliquer, l’excitation de
son frère et le plaisir qu’il avait ressenti à la regarder ainsi. Intriguée par
cette découverte, elle n’avait eu de cesse de recommencer. (p.38)
Charlot ne vit la sexualité qu’une fois dans le roman original avec
l’Irlandaise, une femme engagée qui se comporte comme un homme et qui en a la
carrure. Marcoux-Chabot transforme cette scène et l’Irlandaise devient un Irlandais
qui donne rendez-vous à Charlot dans la grange. La Scouine va jusqu’au meurtre
pour prendre la place de l’étranger.
Regard inquiet. Celui de l’Irlandais, son
expression de surprise au moment de basculer. Une pierre a suffi pour le faire
taire ; une bouteille, pour l’attirer au bord du puits. Charlot pousse un râle.
La Scouine gémit. Quelle route sinueuse a-t-elle dû emprunter pour arriver
jusqu’à lui ? Fleur offerte, rose desséchée par la vie, son corps exulte, sa
peau se souvient. Elle n’a pas oublié la langue des veaux sur ses mains, le
goût des fraises et le regard émerveillé de son frère, ce premier matin.
Charlot explose en cercles d’or, elle geint. Depuis toujours, elle lui
appartient. (p.118)
L’inceste était aussi un sujet tabou et on ne retrouve jamais ce
genre d’évocation dans les romans de Damase Potvin qui s’était fait le grand
défenseur de la littérature du terroir. Pour lui, la fiction devait servir
l’idéologie du clergé, garder les jeunes gens sur les terres et dans les
paroisses pour les protéger des calamités de l’étranger et de l’émigration. Pas
étonnant que ce même Damase Potvin ait tout fait pour discréditer Maria Chapdelaine à sa parution en
tentant de démontrer que ce n’était pas une œuvre littéraire, mais une
transcription de la vie à Péribonka. Étrange façon de dénigrer un roman en cherchant
les personnages dans la vraie vie. Il est à l’origine du mythe d’Éva Bouchard
qui a fini par se prendre pour Maria et jouer le jeu. Marcelle Racine a écrit
un très beau livre sur le sujet.
LE
REFOULÉ
La Scouine est
condamné à sa parution parce que le roman illustre tout ce que l’on voulait
dissimuler. Les paysans de Laberge sont des bornés et des têtus, ils sont sales
et répugnants et se comportent souvent comme des animaux. Des hommes et des
femmes qui peuvent profiter d’une situation pour obtenir des faveurs ou certains
profits, même de la maladie d’un voisin.
La religion ne tient pas grand place dans le roman de Laberge ce
qui est une aberration au début du siècle dernier. Nous sommes dans la mouvance
de Jean Rivard d’Antoine Gérin-Lajoie
lors de la parution de La Scouine.
Les défricheurs chez Gérin-Lajoie abattent les arbres en faisant un signe de
croix et s’enrichissent dans un paradis qu’il suffit d’arroser de sa sueur. Et
la femme y est toujours obéissante, pieuse et met au monde un enfant par année
pour fournir les bras qui vont concrétiser l’aisance matérielle.
Et il y a aussi la transcription phonétique des dialogues. Laberge
a été particulièrement audacieux en se permettant cette licence. On a censuré Maria Chapdelaine lors des premières
versions québécoises, biffant certains mots, quelques jurons entre autres. Le
clergé était très chatouilleux sur le sujet et Laberge reproduit à l’oreille le
parler de ces hommes et ces femmes peu éduqués. La Scouine est la championne de ces dialogues qui claquent comme un
fouet.
– … Pour commencer, y a l’père Dupras qui s’est nayé en passant su a
rivière Saint-Louis. I allait porter des provisions à sa fille au couvent quand
la glace a cédé. I paraît qu’i a même pas eu l’temps d’crier. À part ça, y a
Ti-Phonse Lambert qui a perdu un doigt. I était après déneiger sa couverture
quand t’es pieds i ont parti. Lui, i a sacré l’camp en bas, mais son jonc a
pogné d’un clou pis l’annulaire d’la main gauche est resté accroché su l’toit.
(p.73)
Dire qu’on m’a reproché les dialogues phonétiques de mes bûcherons dans La mort d’Alexandre en 1982. La même
approche 70 ans après la parution du roman d’Albert Laberge. Il semble
maintenant que nous en sommes à une autre étape et Marcoux-Chabot en est
l’exemple parfait en se distinguant aux Jeux de la francophonie avec un texte puisé
dans l’oralité.
Un travail étonnant, sobre et respectueux qui fait découvrir tout
ce qu’il y avait de latent et de subversif dans l’œuvre de Laberge. Une belle
manière de redonner des lettres de noblesse à un roman que l’on a souvent
discrédité dans l’histoire littéraire. Je pense à Gérard Bessette dans son
anthologie parue en 1963 qui, tout en reconnaissant l’importance de Laberge, qualifie
son roman d’inférieur à ceux de Ringuet et de Gabrielle Roy. C’est un peu tordre
la réalité que de faire une telle comparaison. Nous ne sommes pas du tout dans la
même mouvance.
Cette lecture m’a permis d’imaginer que nous devrions relire les
œuvres plus anciennes parce qu’elles ont encore beaucoup à nous apprendre. Je
pense à Jean-Charles Harvey et Les
Demi-Civilisés qui lui aussi a été condamné par le clergé et
particulièrement par le cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve. Gabriel
Marcoux-Chabot fait vivre de beaux moments dans cette version qui ouvre des portes
et va jusqu’où Laberge ne pouvait aller. Plus qu’une version, c’est
un travail de restauration et d’exploration d’une œuvre importante de notre
répertoire.
LA SCOUINE
de GABRIEL MARCOUX-CHABOT,
une publication des ÉDITIONS LA PEUPLADE.
Faut croire, Yvon, que mon fétichisme des années 2000 est l'équivalent du sexe et et de l'homosexualité du début du XXe siècle. Fallait surtout pas en parler.
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