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mardi 6 février 2018

L’HISTOIRE IGNORÉE DES INNUS

MARIE-CHRISTINE LÉVESQUE ET SERGE BOUCHARD nous offrent, avec Le peuple rieur, un autre regard sur le territoire du Québec et son passé. Certes, nous savons que le pays était habité par différentes nations autochtones, et ce depuis fort longtemps. Pourtant, les manuels d’histoire laissaient souvent entendre que tout a commencé pour de « vrai » au Canada avec l’arrivée des Français et de Jacques Cartier. Pourtant, l’Amérique a été fréquentée bien avant la venue des Français. Des pêcheurs basques et des Vikings rencontrèrent les Innus qui se déplaçaient sur leur immense territoire, le Nitassinan, qui couvrait une grande partie de la province de Québec. Un peuple nomade qui s’enfonçait dans les terres en hiver et qui se retrouvait près du fleuve et de la mer pendant la belle saison pour fraterniser, pêcher, chasser la baleine et commercer.

Je pense au petit garçon que j’étais en 1952 quand j’ai fait mon entrée à l’École numéro neuf, un matin de septembre. Une école de rang comme il en existait partout dans les villages et les paroisses. Elle se dressait à plus d’un kilomètre de la maison familiale, autant dire à l’autre bout du monde. Ce fut ma première grande sortie, mon premier contact avec les filles et les garçons du voisinage. Je garde en mémoire le plaisir que j’avais ressenti en recevant mes manuels scolaires. De véritables trésors. Ma première tâche a été de recouvrir mes livres avec un papier brun pour les protéger. Heureusement, ma sœur était plutôt habile dans ce travail et elle m’avait grandement aidé.
Et il y avait le manuel d’histoire d’un vert un peu délavé. J’avais du mal avec les couleurs parce que je suis un peu daltonien. Je l’ignorais à l’époque. Histoire du Canada de Farley et Lamarche. J’en garde précieusement un exemplaire. Il est un peu usé, mais en bon état. Un récit rédigé en 1935 et qui a connu plusieurs impressions et versions au cours des années. Mon exemplaire a été remanié en 1945, un an avant ma naissance. Peut-être le livre qui m’a fait le plus rêver. Toutes ces illustrations que je tentais de reproduire sur de grandes feuilles. Je me passionnais pour le dessin alors et avais toujours un crayon à la main. C’était une véritable obsession dans ma famille. Mes frères dessinaient comme des magiciens et je voulais tellement faire comme eux. Jacques Cartier, Champlain, Radisson et Des Groseilliers, le père Marquette et Joliette, Brébeuf et Lalemant, des noms qui ont rapidement fait partie de ma famille pour ainsi dire.

DÉCOUVERTE

La première partie consacrée aux Autochtones dans mon Histoire du Canada était rapidement expédiée. Huit pages dans un manuel de plus de 500 pages. Les auteurs en faisaient un portrait plutôt négatif. Ils sous-estimaient d’abord leur nombre. On sait qu’ils étaient plusieurs millions à peupler l’Amérique du Nord. Ils parlaient d’à peine 600 000 dans leur manuel. Dans leur esprit, les Indiens du Sud étaient les plus civilisés, particulièrement en Amérique centrale. Mais, plus on allait vers le Nord, plus les Blancs rencontraient des barbares. On ne parle jamais des Innus et on affirme que les premiers habitants étaient des sédentaires… Ils décrivent un individu têtu, orgueilleux, peu fiable, particulièrement cruel à la guerre et aux mœurs étranges. Les historiens passaient rapidement à la vraie histoire, celle de l’arrivée des Blancs et de la civilisation.
Je m’attarde souvent à l’illustration de la page 26 qui évoque Jacques Cartier à Gaspé. On voit qu’il vient de planter une croix immense, peut-être d’une dizaine de mètres de haut en plein cœur d’un village micmac. Une véritable gifle pour ces Indiens. Que feriez-vous si quelqu’un venait planter une croix devant votre maison ? Je n’étais pas conscient alors des propos racistes de mon manuel, des faits et des événements que l’on déformait pour justifier une guerre d’occupation et toutes les manœuvres d’usurpation.
Pourtant, les Indiens ont continué de me faire rêver avec l’arrivée de la télévision et des séries comme Le Dernier des Mohicans ou encore Aigle noir. Tous mes jeux tournaient autour des chasses et des entreprises des Autochtones. Je devins très habile dans la fabrication des arcs et des flèches, portais une plume de dindon sur la tête avec fierté, me prenais pour un grand chef et un redoutable chasseur. Les abords de la rivière aux Dorés devinrent mon territoire de découvertes et d’aventures. J’y écrivais déjà des romans dans ma tête.

VIDE

Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard comblent un vide terrible avec Le peuple rieur, soit l’histoire unique des Innus qui étaient là avant l’arrivée des Européens et qui sont toujours là. J’ai grandi à quelques kilomètres de Pointe Bleue, qui est devenue Mashteuiatsh en 1985, sans rien savoir de ces Innus, de leur vie, de leurs territoires qui comprenaient la rivière Ashuapmushuan près de laquelle je passais mes étés. Nous vivions dans l’indifférence l’un de l’autre, sans véritables contacts. Une anomalie quand j’y pense maintenant, le résultat de siècles d’incompréhension et de méfiance.

De l’arrivée précise de tel ou tel explorateur, nul récit ne fait mention. Les Amérindiens étant des peuples sans écriture — mais non pas sans mémoire —, les nouveaux venus s’accordèrent le soin et le privilège de rédiger « leur » histoire. Tout au moins, d’inclure les indigènes dans cette épopée du Nouveau Monde, dont ils faisaient évidemment partie intégrante. Entre les lignes de l’histoire écrite, il nous faut donc imaginer… (p.78)

Les Innus ont dû développer des trésors d’imagination pour survivre dans un territoire étonnant. Nomades, chasseurs et pêcheurs, ils ont survécu en se déplaçant selon les saisons, se regroupant à des endroits précis en bordure de mer pour pêcher et chasser la baleine en été, fraterniser, célébrer des unions et faire du commerce avec d'autres peuplades. L’hiver, ils remontaient les grandes rivières pour retourner dans leurs territoires de chasse, dans le domaine du caribou et de l’orignal, du castor et de la loutre, loin à l’intérieur du continent. Une vie rude, particulière que Serge Bouchard a très bien décrite dans Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu. Une vie fascinante qui a inspiré grandement Gérard Bouchard pour la partie autochtone de son roman Mistouk.
Les premiers contacts avec les Européens, l’arrivée des Français, de Jacques Cartier et de Samuel de Champlain, les affinités plus grandes des arrivants avec les Hurons-Wendats, des sédentaires, donc plus civilisés dans l’esprit des conquérants que ces insaisissables chasseurs qui se déplaçaient sur le territoire selon une logique que les Français ne comprenaient pas.

HISTOIRE

Les auteurs racontent les premiers contacts souvent difficiles, les propos étonnants des missionnaires qui furent les premiers à décrire les agissements des Innus et leurs mœurs. Un regard toujours assez négatif, il faut le dire. Ils ne comprenaient pas leur pensée et surtout ces missionnaires avaient la vérité de Dieu dans leurs bagages. Tous ont cherché dès les premiers moments à sédentariser ces hommes et ces femmes, à en faire des Blancs et des paysans. Une bien triste histoire qui s’est répétée partout en Amérique. Thomas King en a long à dire sur le sujet et il raconte très bien les manœuvres des envahisseurs pour contrôler les Indiens, leur voler leurs terres dans l’Ouest du Canada et particulièrement en Colombie-Britannique.

Entre 1862 et 1879, ce sont les oblats Charles Arnaud et Louis Babel qui agirent en tant que responsables des Indiens de la Côte-Nord au nom du gouvernement — le père Arnaud avait d’ailleurs résidé aux Escoumins de 1852 à 1862. Ces missionnaires influents étaient les interlocuteurs, les dispensateurs des fonds de secours, les experts en reconnaissance des problèmes. Toutes leurs interventions, est-ce une surprise, tournaient autour de l’idée de sédentarisation, d’agriculture et de civilisation. Même si leur règne dans les affaires civiles s’acheva officiellement en 1979 — le Canada, désormais fédéré, avait voté sa Loi sur les Indiens et nommé un « agent des Indiens » pour les remplacer —, ils conservèrent la main sur toutes les décisions importantes jusqu’en 1911, c’est-à-dire tant et aussi longtemps qu’ils résidèrent à Pessamit. (p.244)

Une obsession qui traverse les siècles. Toutes les décisions et les manœuvres des Français cherchent à christianiser les autochtones pour en faire des Européens. La saga des pensionnats est un volet particulièrement honteux de cette approche raciste et inhumaine.

FOURRURE

Tout débute avec le commerce des fourrures qui deviendra rapidement l’activité la plus importante et lucrative en Nouvelle-France. Un poste de traite où les chasseurs et les trappeurs viennent échanger leurs fourrures contre des produits de première nécessité. Une exploitation éhontée des Innus et des profits énormes pour les grandes compagnies qui se découpaient le territoire sans jamais demander de permission aux vrais propriétaires. Cette chasse intensive transformera peu à peu la vie des nomades. Les chasseurs par nécessité deviennent des « trappeurs industriels » pour ainsi dire. Ils mettent ainsi les ressources en danger, particulièrement le castor qui se fait de plus en plus rare. Le pire était à venir, on s’en doute.
L’exploitation forestière devait donner presque le coup de grâce à la vie traditionnelle des Innus. Ces espaces immenses, particulièrement le Saguenay et le Lac-Saint-Jean qu’ils avaient toujours réussi à protéger des Blancs, furent envahis par des bûcherons qui construisirent des barrages, défrichèrent et s’approprièrent toutes les bonnes terres. Ce fut une véritable catastrophe pour les différentes nations du NitassinanPlus récemment, la construction des grands barrages a transformé le pays de façon irréversible en noyant des rivières et des territoires ancestraux.
Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard racontent cette terrible tragédie avec une foule de détails et d’anecdotes. J’ai pris plaisir à suivre le jeune anthropologue qu’était Serge Bouchard quand il est arrivé sur la Côte-Nord au début des années 1970 pour rencontrer ses premiers Innus. Il s’y fera des amis pour la vie. Il y retournera régulièrement pour étudier leur manière de vivre et de rêver le monde. L’anthropologue et l’écrivaine donnent aux Innus une histoire, leur histoire, mais ils nous offrent aussi une grande partie d’un passé que nous avons tenté de nier par toutes sortes de manœuvres. Il faut lire encore Thomas King et L’Indien malcommode pour voir les Canadiens signer des traités et les oublier avant même que l’encre soit séchée. Une tragédie et un racisme qui fait frémir. Juste l’existence des réserves est une honte et un témoignage douloureux de cette dépossession.

Tout le monde est surpris quand je dis que je raconte  aux Autochtones leur propre histoire. Et pourtant, les Québécois, les Canadiens connaissent-ils cette histoire qui est aussi la leur ? Je raconte l’Amérique d’avant, et puis celle d’après. J’insiste sur la violence coloniale, certes, mais aussi sur la dignité et la grandeur des peuples agressés par les politiques d’assimilation. Je leur dis par quoi sont passés leurs ancêtres, de la souveraineté à la dépossession. Je parle aussi du présent. De la valeur d’une identité, d’une langue, d’une tradition. Partout, dans les salles de réunion, dans les gymnases, les écoles, sous les tentes, je vois des yeux grands ouverts, des yeux abattus, des yeux embués ; je sens l’intérêt, la curiosité, et toujours, vers la fin de mes causeries, une immense fierté. (p.289)

Ce que j’aurais aimé avoir un tel livre quand j’ai commencé à fréquenter l’École numéro neuf de La Doré. J’aurais rêvé encore plus, je le sais, serais peut-être devenu un Indien qui s’aventure dans la forêt et les montagnes, remonte la belle rivière Ashuapmushuan où j’ai vécu des moments de bonheur sur les plages de granite des chûtes à l’Ours et sur les bancs de sable, en haut des rapides, où nous avions une idée du paradis où seul l’orignal osait s’aventurer.
Le peuple rieur est un livre nécessaire que tous les étudiants devraient lire pour comprendre ce qui s’est véritablement passé au Québec et au Canada, ce que nous avons perdu aussi en niant ces populations qui avaient su s’adapter au climat et à une géographie particulière. Véritable tragédie, nous n’avons pas voulu voir ce Nouveau Monde, ces humains, les entendre et les écouter pour apprendre une autre manière de respirer et d’être. Notre histoire est une épopée, bien sûr, mais par toujours glorieuse.


LE PEUPLE RIEUR de MARIE-CHRISTINE LÉVESQUE ET SERGE BOUCHARD, une publication des ÉDITIONS LUX.


mercredi 31 janvier 2018

MARIE-CÉLIE AGNANT N’OUBLIE PAS

MARIE-CÉLIE AGNANT propose six textes dans Nouvelles d’ici, d’ailleurs et de là-bas qui nous entraînent dans des univers troubles où très peu d’écrivains s’aventurent dans notre littérature. Madame Agnant, il faut le préciser, est originaire d’Haïti et habite le Québec depuis 1970. Ils seraient plus de 130 000 de ses compatriotes à s’être installés dans la Belle Province. Voici donc une femme qui a quitté son pays maintes fois frappé par des cataclysmes ou pire encore, entraîné dans des dérives politiques où les démunis écopent pour les lubies de certains qui se sentent investis d’une mission et qui n’hésitent jamais à s’en prendre à tous leurs opposants. Haïti écrit une saga d’une tristesse infinie depuis plusieurs années.

Tous les personnages de Marie-Célie Agnant sont en quête d’une forme d’ancrage et d’un lieu où il est possible de respirer, de rêver et de vivre sans craindre de se faire agresser ou tuer. Tous sont des migrants qui tentent de s’épanouir même s’il est difficile d’oublier ses origines. S’arracher au passé pour s’installer dans le présent n’est jamais chose facile.
Partout dans le monde, des réfugiés tentent d’atteindre un pays dont ils rêvaient. La plupart du temps, ils stagnent dans des enclos comme du bétail. On parle des camps de réfugiés. Ils ne savent pas ce qui les attend et ce que les militaires peuvent faire d’eux. Des centaines d’hommes et de femmes survivent ainsi dans une sorte de trou noir où ils doivent oublier leurs droits et leur dignité. Tous ont perdu la direction de leur vie et croupissent dans une prison simplement parce qu’ils ont commis le crime de venir d’ailleurs.
Ils ont eu le tort de naître dans un pays sous-développé, d’avoir subi des régimes sanguinaires où la grande majorité de la population n’arrivait jamais à vivre une vie décente et libre. Le nombre des réfugiés aurait dépassé les 60 millions d’individus l’an dernier et ne cesse d’augmenter.
Bien sûr, ces mouvements importants de populations provoquent des crises et des heurts. L’Europe est un exemple terrible. Il y a aussi les lubies d’un Donald Trump qui font fuir des gens vulnérables au Québec et au Canada. Partout, ces hommes et ces femmes cherchent une nouvelle terre pour améliorer leur sort et celui de leurs enfants. C’est comme ça que s’est faite la conquête de l’Amérique. Beaucoup de nouveaux arrivants aux États-Unis, au Canada et dans les pays d’Amérique du Sud n’arrivaient pas à manger à leur faim dans leur pays d’origine. Je pense aux Irlandais qui ont migré dans des conditions épouvantables. D’autres ont été déplacés de force. Les Noirs africains ont été vendus comme esclaves. L’un des plus grands crimes de l’humanité ! Il y aurait eu plus de cinq millions d’esclaves dans les Amériques et un peu plus de 600 000 seulement aux États-Unis. Et ce commerce infâme existe encore. On a fait les manchettes avec des cas récemment.

RÉFUGIÉS

Les migrations marquent l’histoire de l’humanité et elles sont souvent accompagnées par l’ostracisme, le racisme et l’exploitation. Marie-Célie Agnant imagine un réfugié dans un camp qui attend une lettre, la permission de franchir la barrière et de partir ailleurs pour enfin se forger un avenir.

Alors que je trouvais à des lieues de toi, j’avais ressenti cette peur que tu ne cachais pas, celle de tout laisser derrière toi pour aller rejoindre ta Mamusia, pour qui tu étais tout. Je te savais plein d’appréhensions, terrifié même, à l’idée de te retrouver dans un avion. Pour dissiper tes craintes, je t’exposais mes plans, te parlais de l’entreprise que nous allions faire grandir ensemble. J’avais tout fait pour te rassurer, en vain. « Le temps du vol n’est rien qu’un mauvais moment à passer », me disais-tu la veille, comme pour me rassurer à ton tour. (p.13)

Comment oublier les Indiens que l’on a refoulés dans des réserves, les privant de tout leur pays ? Ce sont nos camps de réfugiés et j’ai grandi tout près de Mashteuiatsh sans comprendre le drame de cette population.
Nous nous blessons au racisme, à l’intolérance, aux abus de pouvoir, aux viols et aux agressions en parlant des réfugiés. Tous quittent un pays pour ne pas être tués. Leurs villes et leurs villages ont été ravagés par des guerres qui ont tour rasé. Leur terre est devenue un charnier où il est impossible de vivre et de survivre, où il n’est plus imaginable de cultiver le sol contaminé par les bombes. La migration devient une question de vie et de mort. Le paradis qu’ils habitaient depuis des générations est maintenant un champ de cailloux après les bombardements et les folies des fanatiques. Des gens perdus, déracinés, isolés dans un pays étranger, incapables souvent de communiquer parce que personne ne parle leur langue. Un drame sans nom dont nous ne mesurons pas l’ampleur malgré tous les reportages. On s’attarde au corps d’un petit garçon retrouvé sur une plage, à des camps d’accueils, aux frontières qui se referment, mais rarement aux terribles difficultés que ces humains doivent affronter jour après jour.
Heureusement, des écrivains nous plongent dans la dérive d’un père qui n’arrive jamais à s’en sortir et se sacrifie pour que son fils ait une vie meilleure. Je pense à Niko de Dimitri Nasrallah qui décrit cette épouvantable réalité, un destin qui nous fait perdre toutes nos références.
Ils ont fui avec leurs vêtements et ils attendent, démunis, impuissants, espérant seulement avoir la permission de vivre comme des humains. Que dire des camps palestiniens où des enfants y naissent, grandissent et font des enfants à leur tour ? Ils ne connaîtront jamais un autre territoire que ces enclos où ils sont gardés à vue. C’est un destin à peine imaginable pour un Québécois qui fréquente les grands espaces et se permet toutes les escapades. Que dire de l’Innu qui voit son monde se recroqueviller aux limites de la réserve ?

EXPLOITATION

Et il y a toujours des gens sans âme qui réussissent à les exploiter et à leur soutirer le peu qu’ils ont. Lawrence Hill en fait une description plutôt troublante dans Le sans-papiers où une femme dirige un ghetto et exploite tout le monde. Elle s’est arrogé le droit de vie et de mort sur toute une population qui dépend d’elle et doit subir ses humeurs et ses fantaisies.
Caroline Vu décrit également cet univers sans pitié dans Palawan, son dernier roman, où des gens tentent par tous les moyens d’aider des Vietnamiens qui vivent en marge du monde, ne demandant qu’un peu d’espoir et un passeport pour la liberté.
Il y a aussi les nantis de ces pays qui ont dû fuir et qui trouvent refuge à l’étranger. Ils réussissent à se refaire un petit milieu et vivent dans un luxe désolant. Leurs enfants rêvent d’une société où il n’y a plus de frontières raciales.
C’est le cas de Sigrid qui pense vivre comme tous les jeunes, mais qui apprend brutalement qu’il existe des frontières qu’il n’est pas possible de franchir. Le racisme dans sa manifestation la plus horrible.

Cette histoire, qui n’en était pas une, avait fait le tour de l’île. Pour la punir — Joséphine prétendait que c’était pour la forcer à choisir —, on l’avait expédiée à New York. Cependant, depuis son arrivée, elle se sentait engagée dans un marathon insensé, vers un état de nudité dont elle découvrait à présent toute l’horreur. Engluée dans son brouillard, Sigrid sentit qu’on prenait son pouls ; des mains tâtaient son corps, devenu l’objet premier de la condamnation. Sous les draps rêches, elle se sentit frissonner, car elle était tellement nue ; nue dans son exil, nue dans sa peau, nue dans son cerveau farci d’horreurs depuis l’enfance, nue dans l’incommensurable bêtise du monde. (p.61-62)

D’autres s’installent et sont condamnés à faire des tâches peu valorisantes, mal payées. Une mère compte ses sous et travaille du matin au soir pour arriver à faire venir son fils au Canada. Le rêve se transforme en cauchemar dans la plus absurde des tragédies, sans que l’on sache vraiment ce qui a pu se produire. Peut-être tout simplement la crainte de l’autre qui est de plus en plus présente avec les attaques terroristes. Le monde des années 70, où il était possible de découvrir tous les pays, s’est refermé et est devenu dangereux. Plusieurs pays sont maintenant des terres interdites. La belle grande fraternité qui faisait danser les jeunes il y a cinquante ans n’aura pas duré bien longtemps.
Marie-Célie Agnant plaide pour les apatrides, les errants et les dépossédés de ce monde, les maudits de la terre. Je le répète. Ils sont plus de 60 millions à vivre dans des lieux où l’on aurait du mal à garder le bétail, à tourner dans des enclos boueux et poussiéreux, à espérer qu’un jour ils auront la chance de partir et de s’installer dans un vrai pays.

« Tu oublies que le monde, c’est aussi la Palestine. La Palestine, avec la dépossession qui n’en finit plus, les territoires volés, les morts que nul ne compte et dont personne ne se soucie. La Palestine, avec ses cris, ses enfants assassinés, ses larmes et cette misère innommable. N’est-ce pas toi qui nous as, depuis toujours, rabâché les oreilles avec cette situation que tu as toujours qualifiée d’ignoble ? » (p.70)

Un espoir qui s’use avec le temps et qui bien souvent, surtout quand la chance ne se manifeste pas, peut tourner à la violence. Les textes de Marie-Célie Agnant frappent fort, bouleversent, étonnent, même si on sait déjà que toutes ces situations existent et se perpétuent. Et il ne faut surtout pas rater L’attente, la dernière nouvelle. Un bijou de texte qui m’a retourné. Tout cela dans une langue riche, luxuriante qui subjugue littéralement.
Heureusement, la littérature a encore le pouvoir de dénoncer et de bousculer nos aveuglements. Cela a toujours été son rôle et elle doit continuer à montrer l’horreur pour faire changer les choses peut-être, du moins à allumer un peu de conscience et d’empathie dans l’esprit des lecteurs. Marie-Célie Agnant fait un travail de mémoire nécessaire. L’humanité a besoin de se souvenir, quoi qu'on dise.


NOUVELLES D’ICI, D’AILLEURS ET DE LÀ-BAS de MARIE-CÉLIE AGNANT, une publication des ÉDITIONS DE LA PLEINE LUNE.


  
http://www.pleinelune.qc.ca/titre/462/nouvelles-dici-dailleurs-et-de-la-bas

mardi 23 janvier 2018

MARIE-CLAIRE BLAIS NOUS ÉBLOUIT

MARIE-CLAIRE BLAIS met fin à un cycle unique en littérature avec Une réunion près de la mer, le dixième volet d’une aventure qui s’amorçait en 1995 avec la parution de Soifs. Une entreprise d’écriture colossale qui fait plus de 2880 pages et s’échelonne sur plus de vingt ans de travail acharné, j’en suis convaincu. Une fresque qui sollicite plus de 225 personnages qui se croisent, se séparent et se retrouvent. Tous s’expriment dans d’interminables monologues qui s’interpellent, se répondent et disent tout de leurs amours, leur détresse et leurs enchantements. J’ai l’impression d’avoir traversé une jungle au cours des années en suivant Adrien, Daniel, Fleur, Petites Cendres, ces dizaines de figures qui ne cessent de chercher la lumière comme ces plantes gigantesques qui s’étirent dans les sous-bois des grandes forêts tropicales et qui deviennent filiformes et terriblement fragiles. 

Il est difficile de ne pas penser à Virginia Woolf quand on s’aventure dans l’écriture de Marie-Claire Blais, (j’en ai déjà parlé), à Mrs Dalloway en particulier où le temps s’abolit. J’ai toujours eu l’impression, en suivant les personnages de l’auteure anglaise, de pouvoir être dans plusieurs lieux à la fois. Je crois cependant que Marie-Claire Blais va beaucoup plus loin que l’écrivaine d’Une chambre à soi. J’aime aussi penser à une toile du peintre néerlandais Jérôme Bosch, un fabulateur prodigieux qui a vécu de 1450 à 1516. Ce qui étonne d’abord chez cet artiste, c’est le nombre de personnages qui se disputent un peu d'espace dans ses tableaux. Des centaines de figurants qui vivent des moments particuliers. Souvent, toute une population d’un village s’agite sur la toile comme dans une fourmilière. Et après des minutes d’éblouissement, je ne peux jamais résister à la tentation de m’approcher et d’amorcer un périple incroyable.
La toile se constitue de multiples petites scènes où des hommes et des femmes se replient dans une sorte de cocon pour vivre un drame ou un événement qu’eux seuls partagent. Ils s’adonnent à un travail, semblent éprouver de la colère, s’amuser ou exécuter une tâche sans y penser. Et il suffit de faire un pas de côté pour croiser deux ou trois autres personnages qui vivent un moment unique qui les coupe du monde. Tous les personnages de Bosch s’agitent dans ces bulles et leur drame devient une maille du grand tricot qu’est la toile.
Les centaines de détails se transforment en une scène gigantesque où toute une population vit, aime, se bouscule dans les tâches quotidiennes. C’est pourquoi je ne me lasse jamais de regarder Le jardin des délices ou Le jugement dernier de cet artiste, de revenir à un fragment et de faire des liens avec une scène voisine ou de m’aventurer un peu plus loin pour m’approcher d’autres figurants. L’oeuvre est constituée de l’ensemble de ces petites scènes invisibles quand on n’y prête pas attention, de tous les drames personnels qui animent la communauté. L’individu chez Bosch se moule dans un ensemble qui avale tout, comme s’il n’était qu’un point dans le grand dessin de Dieu. C’est surtout formidablement vivant, étourdissant et senti. J'éprouve toujours une sorte de vertige devant ces fresques comme si j’étais happé par des centaines de rancunes, de jalousies, de vengeances et de colères refoulées. Bosch touche tout ce qui fait la beauté et la laideur de la vie des humains. Tout est là. Les haines et les pulsions qui happent le monde depuis que des humains ont inventé la vie en communauté.

AMÉRIQUE

Marie-Claire Blais est certainement la plus américaine des écrivains du Québec. Elle vit à Key West dans le Sud des États-Unis depuis des décennies. Les personnages de Soifs se rencontrent dans une île, un lieu où aboutissent toutes les migrations qui secouent les Amériques. Un point de convergence si l’on veut où se croisent des marginaux, des éclopés, des familles qui fuient la misère et la faim et tentent de survivre dans leur nouveau pays où ils sont traqués comme des bêtes indésirables. Certains résidents tentent de les aider du mieux qu’ils peuvent même si la loi l’interdit. L’humanisme se situe toujours au-delà des frontières et des codes chez Marie-Claire Blais. Des marginaux aussi qui cherchent un lieu où se reposer.
Un pays de soleil et de mer, de sable, mais aussi de terribles tornades qui détruisent à peu près tout comme les humains peuvent le faire. Tous vivent dans une sorte de « jardin des délices » où le sable brûle la peau des pieds, où la mer peut bercer et calmer les douleurs du corps, où des fleurs lourdes et odorantes étourdissent dans les matins humides. Tous s’éloignent, reviennent, retrouvent la rue où ils ont exploré l’enfance, les humains qui les ont marqués.

MUTATION

L’écrivaine nous entraîne, comme dans ses premiers ouvrages, particulièrement dans Une saison dans la vie d’Emmanuel et Les manuscrits de Pauline Archange, dans un monde en mutation. Tous sont happés par une sorte de secousse sismique, une dérive, je dirais. Tous ses personnages sont en quête d’un meilleur sort, d’une vérité qui ne cesse de s'éloigner jour après jour.
Plusieurs hésitent dans leur identité sexuelle dans la série Soifs où l’on se maquille, change de sexe pour trouver l’être en soi, former une société où chacun peut se laisser aller à ses rêves, ses fantasmes et ses pulsions. Beaucoup de transgenres, de travestis forment cette communauté où la danse et la pariade jouent un rôle essentiel. La danse pour se rejoindre dans la gestuelle et la transe d’une grande chorégraphie où tous se sentent à la bonne place comme dans les toiles de Jérôme Bosch. Une reconnaissance de l’autre dans ses gestes et son âme à l’occasion de nuits folles où les corps s'enflamment de désirs et de plaisirs. Ils peuvent trouver l’amour, le sexe, la tendresse, la joie de devenir enfin quelqu’un dans les yeux de l’autre. Tous vivent une belle fraternité dans cette nouvelle Babylone où l’on réinvente le vivre ensemble. Tout cela en risquant le tout pour le tout. Les personnages de Marie-Claire Blais sont des chenilles qui échappent à leur cocon pour devenir des papillons qui se grisent des courants d’air chaud et qu’un souffle peut emporter au loin. Ils attrapent le Sida qui tue à petit feu, amoureusement je dirais, comme les phalènes qui deviennent transparentes et se brûlent à la lumière trop vive des flammes.

AFFRONTEMENT

Ce monde idyllique se bute à la haine et au fanatisme comme cela arrive trop souvent dans notre époque d’aveuglement. Dans Une réunion près de la mer, les proches de Robbie sont frappés par un fanatique religieux qui donne froid dans le dos. L’homme noir tue pour éliminer le différent, frappe les travestis magnifiques qui incarnent tous ses fantasmes. Le diable attaque pour tuer ses propres obsessions, éliminer ce qui est en soi.
Je m’en voudrais de réduire l’univers de Marie-Claire Blais à quelques clichés. Il n’y a pas le bien qui se dresse devant le mal dans l’œuvre de cette écrivaine. Il y a et le bien et le mal qui se tendent la main. Le bien dans le mal et son contraire aussi. Il y a la plaie du terrorisme, mais aussi tous les autres aveuglements. Qu’est-ce qui a fait agir la docteure Herta dans l’Allemagne nazie ? Cette femme médecin a tué et torturé des milliers de personnes au nom de la science et de la connaissance. Comment expliquer le comportement de ces gens qui éliminent des centaines de personnes et restent des parents aimants pour leurs enfants ? La docteure Herta, après avoir purgé sa peine, travaille comme médecin dans des petits villages de l’Allemagne et devient un modèle de compassion. Les monstres que l’on juge avec une férocité inquiétante après la fin du régime nazi questionnent aussi l’écrivaine. Ces hommes et ces femmes ont l’impression que les juges et les avocats parlent d’étrangers quand ils énumèrent toutes les exactions et les crimes qu’ils ont commis. La tendresse, l’amour, la générosité, tous les humains en héritent, même du côté des bourreaux. Le mal siège aussi avec les juges et les grands justiciers.

ÂME

La grande fresque de Marie-Claire Blais est traversée par des masses d’ombres et de lumières, d’espoir et de rêves où l’on doit muter pour réinventer la société de l’avenir par l’écriture, la danse, la musique ou la peinture. L’art de se changer avant tout, de laisser s’exprimer l’autre en soi, celui que la société écrase et refuse trop souvent de laisser respirer. Muter dans sa tête, dans ses idées, dans son corps pour devenir un ange qui reçoit enfin la reconnaissance de l’autre. La mutation demande peut-être de quitter tous les enfermements pour devenir le petit garçon ou la petite fille qui rêvaient dans son enfance et à qui on a coupé les ailes. Certains arrivent à en réchapper avec Fleur et d’autres deviennent des spectateurs émus comme Petites Cendres.
La série Soifs de Marie-Claire Blais est une entreprise fantastique et unique dans notre littérature. Après plus de 2880 pages, le dernier mot qui met fin à cette gigantesque aventure est « espoir ». Une espérance qui a résonné longtemps en moi, comme un gong qui ne s’arrête jamais de vibrer.
Marie-Claire Blais croit à la mutation des hommes et des femmes où tous pourront vivre selon leurs désirs et leurs pulsions, où tous pourront se rejoindre dans une communauté pour partager leur joie d’être. La bonté fait partie intégrante de tous les vivants, même chez les fanatiques et les monstres qui sèment la mort pour tenter peut-être de vaincre leur propre désespérance. L’écrivaine croit au triomphe de l’humain sur l’humain, de la lumière sur les ténèbres.

ESPOIR

Marie-Claire Blais, je le répète, est une écrivaine extraordinaire, l’une des plus importantes du Québec. Elle a mené sa quête dans la plus grande des discrétions depuis sa première publication en 1958, croyant tout comme son ami Réjean Ducharme que c’est l’œuvre qui compte avant tout et non pas les frasques de l’écrivain. Une humaniste qui n’oublie jamais les démunis, les marginaux, les âmes perdues qui cherchent dans l’excès et les drogues une issue vers la lumière. Elle aime les inventeurs d’identités qui finiront bien par changer l’Histoire et s’épanouir au-delà des règles et des interdits.
Marie-Claire Blais me trouble encore après cinquante ans de fréquentations. J’ai eu un choc en la lisant pour la première fois en 1965 et ce fut le cas à chacune de ses publications. Elle m’a bousculé, m’a souvent désespéré et troublé. Je n’ai pu m’empêcher de la suivre malgré les noirceurs qui enrobent son oeuvre, mais qui ne font jamais oublier que l’humain peut triompher de ses passions. Elle envoûte dans cette symphonie où la langue française repousse les entraves pour bondir dans toutes ses dimensions et ses possibles. Soifs est une galaxie qui prend encore et encore de l’expansion et qui subjugue le lecteur. Un chœur tragique qui psalmodie sans cesse que l’avenir est possible malgré toutes les folies meurtrières. L’écrivaine garde un lampion dans la pièce sombre qu’elle habite. Une petite flamme qui répand un peu de lumière dans une nuit haletante, un peu de chaleur peut-être pour calmer les tourments de l’âme. Merci Marie-Claire Blais.


UNE RÉUNION PRÈS DE LA MER de MARIE-CLAIRE BLAIS, une publication des ÉDITIONS DU BORÉAL.
   

http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/une-reunion-pres-mer-2591.html

vendredi 19 janvier 2018

CALABRO DONNE FROID DANS LE DOS



JOHN CALABRO m’a étonné dans L’homme imparfait, un roman que l’écrivaine Hélène Rioux a traduit de l’anglais au français. J’imagine que tout comme moi, vous ne connaissez rien du TIRIC, une maladie de comportement qui fait qu’un individu fait des gestes très perturbants pour les gens qui l’entourent. Il s’agit d’un trouble relatif à l’identité corporelle. Autrement dit, quelqu’un qui a l’impression que son corps a un membre en trop. Je n’avais jamais entendu parler de ce traumatisme avant de m’avancer dans ce roman sur la pointe des pieds, comme je le fais toujours, quand j’aborde une nouvelle publication et un écrivain que je ne connais pas. J’ai tourné  les pages lentement et me suis laissé prendre par Jack Hughes, un enseignant torontois, un homme qui semble incapable de se lier avec quelqu’un. Un personnage pour le moins détonnant et étrange.

John Calabro m’a fait un peu hésiter au début. Il est rare qu’un texte m’étourdisse avec une description un peu maniaque des gestes que l’on peut faire machinalement en sortant du lit, en avalant son premier café, en se rasant pour ceux qui se livrent à cette tâche, la douche avant d’enfiler un veston et de partir au travail. J’ai vite compris que c’était une manière pour l’écrivain de situer le personnage de Jack qui est particulièrement attentif à tout ce qu’il fait. Comme s’il regardait ses gestes à la loupe, peu importe où il se trouve. Un être totalement tourné vers lui et obsédé surtout par son bras gauche.
Ce matin-là, l’enseignant a choisi d’ignorer ce membre et de faire comme s’il n’existait pas. Et le voilà qui apprend à tout faire de sa main droite. Vous m’imaginez en train d’ignorer mon pied gauche quand je vais marcher dans la forêt par un froid qui fige les mésanges sur les branches des bouleaux ? Un peu étonnant parce que le corps, nous avons l’habitude de le prendre dans sa totalité. Tellement que l’on finit trop souvent par l’ignorer et le malmener jusqu’à ce qu’il se signale par une douleur ou encore une blessure qui vous fait prendre conscience de l’importance d’une main, d’une épaule ou d’un pied. Tout le monde a des difficultés avec une partie de son corps. J’ai souffert longtemps de strabisme dans mon enfance et cela a fait que je suis devenu un adolescent timide et particulièrement sauvage. Heureusement, cela a changé. Ces complexes peuvent expliquer la popularité de la chirurgie esthétique et toutes les métamorphoses auxquelles se livrent maintenant les hommes et les femmes.

Je me tiens directement face au miroir qui encadre un visage angoissé, le mien, la tête et les épaules prises dans une photo de passeport géante, grandeur nature. Je n’aime pas me regarder dans le miroir, que ce soit celui-ci ou n’importe quel autre. C’est troublant comme ce visage, le mien, persiste à m’affronter tous les matins, et tous les matins, il m’irrite. (p.20)

Jack vit seul dans la maison de sa mère où il a passé son enfance. Une femme autoritaire, froide, peu affectueuse, méfiante envers les hommes et qui a gagné sa vie en accueillant des pensionnaires. Une adolescente qui a dû fuir son Irlande quand elle s’est retrouvée enceinte. Pour sauver la face, sa famille l’a expédiée chez une tante de Toronto où elle est devenue servante avant d’hériter de la maison. C’est tout ce qu’elle savait faire. Une maison de chambres qu’elle dirigeait d’une main de maître. Elle accueillait uniquement des hommes. Jamais elle n’a eu de femmes dans sa clientèle. Ça explique certainement un peu le personnage.

ENFANCE

Une enfance de solitaire pour le petit garçon, avec une mère qui ne se laissait jamais aller à des marques d’affection et surtout pas à des contacts physiques. L’enfant se perdait souvent dans la lecture et s’entraînait au soccer dans une ruelle même s’il courait de façon plutôt étrange. Son bras gauche ne semblait jamais vouloir suivre la cadence que le bras droit lui imposait. Tout comme il n’arrivait jamais à saisir un ballon correctement. Il devait ordonner à son bras gauche de bouger, d’exécuter tel geste. Les réflexes n’étaient jamais là et il a été le sujet de nombreuses moqueries de la part de ses camarades de classe.
Il a bien connu des amours, mais cela n’a jamais duré. Il vit dans sa grande maison, protège férocement sa solitude, entretient une sorte de culte envers sa mère, ne s’adresse jamais aux voisins.
Et un matin, dans un moment d’égarement peut-être, il s’attarde auprès d’une voisine qui transplante des fleurs en bordure de son terrain. Une pulsion, un geste irréfléchi, une discussion qu’il fuit d’habitude.

Alors, contrairement à ce que je faisais avec Marie, je décide de tout lui déballer. Elle m’écoute attentivement et hoche la tête tandis que je lui explique le problème du bras gauche. J’en minimise la gravité, sinon elle va croire que je suis complètement cinglé. Son visage exprime un mélange de gravité et d’incrédulité tandis que je lui révèle mon plan pour me déconnecter de ce bras. Le fait d’en parler à une inconnue, pis encore, à une voisine, fait paraître toute l’affaire encore plus démentielle et je regrette soudain d’avoir commencé cette conversation. (p.63)

La voisine est infirmière et devient une amie, du moins quelqu’un qui tente de l’aider dans son étrange entreprise de se « débrancher » de son bras gauche. Les deux se confient et une certaine intimité s’établit. Le mari de Lisa refuse d’avoir des enfants même si elle souhaiterait avoir des petits autour d’elle. Une sorte d’amitié s’installe entre ces deux êtres amputés en quelque sorte de la vie qu’ils souhaiteraient avoir.

Phobie

Jack en sait beaucoup sur sa hantise. Il a fouillé sur Internet et fait même partie d’un groupe qui souffre du même traumatisme et tente de s’entraider. Il est facile de tout mettre sur le dos de la psychologie. Son manque d’affection, son incapacité à établir des liens avec les autres, la fascination pour certains pensionnaires, dont monsieur Masson, un imprimeur, un manchot, qui pouvait tenir tête à sa mère et qui aimait la lecture. Le jeune Jack a été particulièrement troublé en découvrant les sculptures de Rodin dans un livre d’art et une forme de sexualité. Les personnages sans bras ou sans jambes l’ont tout de suite fasciné. Calabro ne cesse de multiplier les indices.
Bien sûr, il y a eu des amitiés à l’école, particulièrement avec une fille avec qui tout aurait été possible. Paula a même accepté de le suivre dans un parc pour s’initier si l’on veut aux baisers et à certains effleurements. Bien oui, la reconnaissance des corps est un passage obligé. Jack est demeuré figé. Son bras gauche l’a empêché de faire ce qu’un jeune homme et une jeune fille découvrent dans une pareille aventure.

Je n’ai pas envie de la voir jouer au psychologue amateur. Je sais ce qu’elle tente de faire. Elle a lu comment les gens aux prises avec le TIRIC peuvent être affectés psychologiquement par des événements de leur passé. Je sais que je devrais lui parler de M. Masson et des sculptures, mais elle l’interpréterait mal et sauterait sur toutes sortes de conclusions simplistes et erronées. (p.107)

Un roman terrible qui donne froid dans le dos, surtout dans la dernière partie où Jack décide de prendre les grands moyens pour régler son problème, entraînant sa voisine dans une situation qui pourrait avoir des conséquences terribles pour elle. C’est poignant, dur et bouleversant. Comment un humain peut-il en arriver là ? Une scène d’horreur. 
Calabro m’a pris à son piège. Il est fort habile en tirant toutes les ficelles et il a réussi à me faire accepter que la seule manière de trouver la paix et l’harmonie pour Jack était ce geste dément.
Un roman qui m’a entraîné dans un univers qui s’est refermé sur moi comme un piège. Un personnage pathétique, mais qui finit par nous saisir comme Lisa l’a été et nous le suivons dans sa folie et son obsession. Ça prend à la gorge et j’avoue que la fin m’a particulièrement perturbé. Et je suis encore dubitatif, me demandant jusqu’où peuvent aller les humains quand ils se débattent avec une psychose, ou une obsession.


UN HOMME IMPARFAIT de JOHN CALABRO, une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.

 
http://www.levesqueediteur.com/Imparfait.php