vendredi 19 janvier 2018

CALABRO DONNE FROID DANS LE DOS



JOHN CALABRO m’a étonné dans L’homme imparfait, un roman que l’écrivaine Hélène Rioux a traduit de l’anglais au français. J’imagine que tout comme moi, vous ne connaissez rien du TIRIC, une maladie de comportement qui fait qu’un individu fait des gestes très perturbants pour les gens qui l’entourent. Il s’agit d’un trouble relatif à l’identité corporelle. Autrement dit, quelqu’un qui a l’impression que son corps a un membre en trop. Je n’avais jamais entendu parler de ce traumatisme avant de m’avancer dans ce roman sur la pointe des pieds, comme je le fais toujours, quand j’aborde une nouvelle publication et un écrivain que je ne connais pas. J’ai tourné  les pages lentement et me suis laissé prendre par Jack Hughes, un enseignant torontois, un homme qui semble incapable de se lier avec quelqu’un. Un personnage pour le moins détonnant et étrange.

John Calabro m’a fait un peu hésiter au début. Il est rare qu’un texte m’étourdisse avec une description un peu maniaque des gestes que l’on peut faire machinalement en sortant du lit, en avalant son premier café, en se rasant pour ceux qui se livrent à cette tâche, la douche avant d’enfiler un veston et de partir au travail. J’ai vite compris que c’était une manière pour l’écrivain de situer le personnage de Jack qui est particulièrement attentif à tout ce qu’il fait. Comme s’il regardait ses gestes à la loupe, peu importe où il se trouve. Un être totalement tourné vers lui et obsédé surtout par son bras gauche.
Ce matin-là, l’enseignant a choisi d’ignorer ce membre et de faire comme s’il n’existait pas. Et le voilà qui apprend à tout faire de sa main droite. Vous m’imaginez en train d’ignorer mon pied gauche quand je vais marcher dans la forêt par un froid qui fige les mésanges sur les branches des bouleaux ? Un peu étonnant parce que le corps, nous avons l’habitude de le prendre dans sa totalité. Tellement que l’on finit trop souvent par l’ignorer et le malmener jusqu’à ce qu’il se signale par une douleur ou encore une blessure qui vous fait prendre conscience de l’importance d’une main, d’une épaule ou d’un pied. Tout le monde a des difficultés avec une partie de son corps. J’ai souffert longtemps de strabisme dans mon enfance et cela a fait que je suis devenu un adolescent timide et particulièrement sauvage. Heureusement, cela a changé. Ces complexes peuvent expliquer la popularité de la chirurgie esthétique et toutes les métamorphoses auxquelles se livrent maintenant les hommes et les femmes.

Je me tiens directement face au miroir qui encadre un visage angoissé, le mien, la tête et les épaules prises dans une photo de passeport géante, grandeur nature. Je n’aime pas me regarder dans le miroir, que ce soit celui-ci ou n’importe quel autre. C’est troublant comme ce visage, le mien, persiste à m’affronter tous les matins, et tous les matins, il m’irrite. (p.20)

Jack vit seul dans la maison de sa mère où il a passé son enfance. Une femme autoritaire, froide, peu affectueuse, méfiante envers les hommes et qui a gagné sa vie en accueillant des pensionnaires. Une adolescente qui a dû fuir son Irlande quand elle s’est retrouvée enceinte. Pour sauver la face, sa famille l’a expédiée chez une tante de Toronto où elle est devenue servante avant d’hériter de la maison. C’est tout ce qu’elle savait faire. Une maison de chambres qu’elle dirigeait d’une main de maître. Elle accueillait uniquement des hommes. Jamais elle n’a eu de femmes dans sa clientèle. Ça explique certainement un peu le personnage.

ENFANCE

Une enfance de solitaire pour le petit garçon, avec une mère qui ne se laissait jamais aller à des marques d’affection et surtout pas à des contacts physiques. L’enfant se perdait souvent dans la lecture et s’entraînait au soccer dans une ruelle même s’il courait de façon plutôt étrange. Son bras gauche ne semblait jamais vouloir suivre la cadence que le bras droit lui imposait. Tout comme il n’arrivait jamais à saisir un ballon correctement. Il devait ordonner à son bras gauche de bouger, d’exécuter tel geste. Les réflexes n’étaient jamais là et il a été le sujet de nombreuses moqueries de la part de ses camarades de classe.
Il a bien connu des amours, mais cela n’a jamais duré. Il vit dans sa grande maison, protège férocement sa solitude, entretient une sorte de culte envers sa mère, ne s’adresse jamais aux voisins.
Et un matin, dans un moment d’égarement peut-être, il s’attarde auprès d’une voisine qui transplante des fleurs en bordure de son terrain. Une pulsion, un geste irréfléchi, une discussion qu’il fuit d’habitude.

Alors, contrairement à ce que je faisais avec Marie, je décide de tout lui déballer. Elle m’écoute attentivement et hoche la tête tandis que je lui explique le problème du bras gauche. J’en minimise la gravité, sinon elle va croire que je suis complètement cinglé. Son visage exprime un mélange de gravité et d’incrédulité tandis que je lui révèle mon plan pour me déconnecter de ce bras. Le fait d’en parler à une inconnue, pis encore, à une voisine, fait paraître toute l’affaire encore plus démentielle et je regrette soudain d’avoir commencé cette conversation. (p.63)

La voisine est infirmière et devient une amie, du moins quelqu’un qui tente de l’aider dans son étrange entreprise de se « débrancher » de son bras gauche. Les deux se confient et une certaine intimité s’établit. Le mari de Lisa refuse d’avoir des enfants même si elle souhaiterait avoir des petits autour d’elle. Une sorte d’amitié s’installe entre ces deux êtres amputés en quelque sorte de la vie qu’ils souhaiteraient avoir.

Phobie

Jack en sait beaucoup sur sa hantise. Il a fouillé sur Internet et fait même partie d’un groupe qui souffre du même traumatisme et tente de s’entraider. Il est facile de tout mettre sur le dos de la psychologie. Son manque d’affection, son incapacité à établir des liens avec les autres, la fascination pour certains pensionnaires, dont monsieur Masson, un imprimeur, un manchot, qui pouvait tenir tête à sa mère et qui aimait la lecture. Le jeune Jack a été particulièrement troublé en découvrant les sculptures de Rodin dans un livre d’art et une forme de sexualité. Les personnages sans bras ou sans jambes l’ont tout de suite fasciné. Calabro ne cesse de multiplier les indices.
Bien sûr, il y a eu des amitiés à l’école, particulièrement avec une fille avec qui tout aurait été possible. Paula a même accepté de le suivre dans un parc pour s’initier si l’on veut aux baisers et à certains effleurements. Bien oui, la reconnaissance des corps est un passage obligé. Jack est demeuré figé. Son bras gauche l’a empêché de faire ce qu’un jeune homme et une jeune fille découvrent dans une pareille aventure.

Je n’ai pas envie de la voir jouer au psychologue amateur. Je sais ce qu’elle tente de faire. Elle a lu comment les gens aux prises avec le TIRIC peuvent être affectés psychologiquement par des événements de leur passé. Je sais que je devrais lui parler de M. Masson et des sculptures, mais elle l’interpréterait mal et sauterait sur toutes sortes de conclusions simplistes et erronées. (p.107)

Un roman terrible qui donne froid dans le dos, surtout dans la dernière partie où Jack décide de prendre les grands moyens pour régler son problème, entraînant sa voisine dans une situation qui pourrait avoir des conséquences terribles pour elle. C’est poignant, dur et bouleversant. Comment un humain peut-il en arriver là ? Une scène d’horreur. 
Calabro m’a pris à son piège. Il est fort habile en tirant toutes les ficelles et il a réussi à me faire accepter que la seule manière de trouver la paix et l’harmonie pour Jack était ce geste dément.
Un roman qui m’a entraîné dans un univers qui s’est refermé sur moi comme un piège. Un personnage pathétique, mais qui finit par nous saisir comme Lisa l’a été et nous le suivons dans sa folie et son obsession. Ça prend à la gorge et j’avoue que la fin m’a particulièrement perturbé. Et je suis encore dubitatif, me demandant jusqu’où peuvent aller les humains quand ils se débattent avec une psychose, ou une obsession.


UN HOMME IMPARFAIT de JOHN CALABRO, une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.

 
http://www.levesqueediteur.com/Imparfait.php

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