JOHN CALABRO m’a étonné dans L’homme imparfait, un roman que
l’écrivaine Hélène Rioux a traduit de l’anglais au français. J’imagine que tout comme moi, vous ne connaissez rien du TIRIC,
une maladie de comportement qui fait qu’un individu fait des gestes très
perturbants pour les gens qui l’entourent. Il s’agit d’un trouble relatif à
l’identité corporelle. Autrement dit, quelqu’un qui a l’impression que son
corps a un membre en trop. Je n’avais jamais entendu parler de ce traumatisme
avant de m’avancer dans ce roman sur la pointe des pieds, comme je le fais
toujours, quand j’aborde une nouvelle publication et un écrivain que je ne
connais pas. J’ai tourné les pages
lentement et me suis laissé prendre par Jack Hughes, un enseignant torontois, un
homme qui semble incapable de se lier avec quelqu’un. Un personnage pour le
moins détonnant et étrange.
John Calabro m’a fait un peu hésiter au début. Il est rare qu’un texte
m’étourdisse avec une description un peu maniaque des gestes que l’on peut faire
machinalement en sortant du lit, en avalant son premier café, en se rasant pour
ceux qui se livrent à cette tâche, la douche avant d’enfiler un veston et de
partir au travail. J’ai vite compris que c’était une manière pour l’écrivain de
situer le personnage de Jack qui est particulièrement attentif à tout ce qu’il fait.
Comme s’il regardait ses gestes à la loupe, peu importe où il se trouve. Un
être totalement tourné vers lui et obsédé surtout par son bras gauche.
Ce matin-là, l’enseignant a choisi d’ignorer ce membre et de faire
comme s’il n’existait pas. Et le voilà qui apprend à tout faire de sa main
droite. Vous m’imaginez en train d’ignorer mon pied gauche quand je vais marcher
dans la forêt par un froid qui fige les mésanges sur les branches des bouleaux
? Un peu étonnant parce que le corps, nous avons l’habitude de le prendre dans sa
totalité. Tellement que l’on finit trop souvent par l’ignorer et le malmener jusqu’à
ce qu’il se signale par une douleur ou encore une blessure qui vous fait
prendre conscience de l’importance d’une main, d’une épaule ou d’un pied. Tout
le monde a des difficultés avec une partie de son corps. J’ai souffert
longtemps de strabisme dans mon enfance et cela a fait que je suis devenu un
adolescent timide et particulièrement sauvage. Heureusement, cela a
changé. Ces complexes peuvent expliquer la popularité de la chirurgie
esthétique et toutes les métamorphoses auxquelles se livrent maintenant les
hommes et les femmes.
Je me tiens directement face au miroir qui
encadre un visage angoissé, le mien, la tête et les épaules prises dans une
photo de passeport géante, grandeur nature. Je n’aime pas me regarder dans le
miroir, que ce soit celui-ci ou n’importe quel autre. C’est troublant comme ce
visage, le mien, persiste à m’affronter tous les matins, et tous les matins, il
m’irrite. (p.20)
Jack vit seul dans la maison de sa mère où il a passé son enfance.
Une femme autoritaire, froide, peu affectueuse, méfiante envers les hommes et
qui a gagné sa vie en accueillant des pensionnaires. Une adolescente qui a dû
fuir son Irlande quand elle s’est retrouvée enceinte. Pour sauver la face,
sa famille l’a expédiée chez une tante de Toronto où elle est devenue servante
avant d’hériter de la maison. C’est tout ce qu’elle savait faire. Une maison de
chambres qu’elle dirigeait d’une main de maître. Elle accueillait uniquement
des hommes. Jamais elle n’a eu de femmes dans sa clientèle. Ça explique certainement
un peu le personnage.
ENFANCE
Une enfance de solitaire pour le petit garçon, avec une mère qui ne
se laissait jamais aller à des marques d’affection et surtout pas à des
contacts physiques. L’enfant se perdait souvent dans la lecture et s’entraînait
au soccer dans une ruelle même s’il courait de façon plutôt étrange. Son bras
gauche ne semblait jamais vouloir suivre la cadence que le bras droit lui
imposait. Tout comme il n’arrivait jamais à saisir un ballon correctement. Il
devait ordonner à son bras gauche de bouger, d’exécuter tel geste. Les réflexes
n’étaient jamais là et il a été le sujet de nombreuses moqueries de la part de
ses camarades de classe.
Il a bien connu des amours, mais cela n’a jamais duré. Il vit dans
sa grande maison, protège férocement sa solitude, entretient une sorte de culte
envers sa mère, ne s’adresse jamais aux voisins.
Et un matin, dans un moment d’égarement peut-être, il s’attarde
auprès d’une voisine qui transplante des fleurs en bordure de son terrain. Une
pulsion, un geste irréfléchi, une discussion qu’il fuit d’habitude.
Alors, contrairement à ce que je faisais avec
Marie, je décide de tout lui déballer. Elle m’écoute attentivement et hoche la
tête tandis que je lui explique le problème du bras gauche. J’en minimise la
gravité, sinon elle va croire que je suis complètement cinglé. Son visage
exprime un mélange de gravité et d’incrédulité tandis que je lui révèle mon
plan pour me déconnecter de ce bras. Le fait d’en parler à une inconnue, pis
encore, à une voisine, fait paraître toute l’affaire encore plus démentielle et
je regrette soudain d’avoir commencé cette conversation. (p.63)
La voisine est infirmière et devient une amie, du moins quelqu’un
qui tente de l’aider dans son étrange entreprise de se « débrancher » de son
bras gauche. Les deux se confient et une certaine intimité s’établit. Le mari de
Lisa refuse d’avoir des enfants même si elle souhaiterait avoir des petits
autour d’elle. Une sorte d’amitié s’installe entre ces deux êtres amputés en
quelque sorte de la vie qu’ils souhaiteraient avoir.
Phobie
Jack en sait beaucoup sur sa hantise. Il a fouillé sur Internet et
fait même partie d’un groupe qui souffre du même traumatisme et tente de
s’entraider. Il est facile de tout mettre sur le dos de la psychologie. Son manque
d’affection, son incapacité à établir des liens avec les autres, la fascination
pour certains pensionnaires, dont monsieur Masson, un imprimeur, un manchot, qui
pouvait tenir tête à sa mère et qui aimait la lecture. Le jeune Jack a été
particulièrement troublé en découvrant les sculptures de Rodin dans un livre
d’art et une forme de sexualité. Les personnages sans bras ou sans jambes l’ont
tout de suite fasciné. Calabro ne cesse de multiplier les indices.
Bien sûr, il y a eu des amitiés à l’école, particulièrement avec
une fille avec qui tout aurait été possible. Paula a même accepté de le suivre
dans un parc pour s’initier si l’on veut aux baisers et à certains effleurements.
Bien oui, la reconnaissance des corps est un passage obligé. Jack est demeuré
figé. Son bras gauche l’a empêché de faire ce qu’un jeune homme et une jeune
fille découvrent dans une pareille aventure.
Je n’ai pas envie de la voir jouer au
psychologue amateur. Je sais ce qu’elle tente de faire. Elle a lu comment les
gens aux prises avec le TIRIC peuvent être affectés psychologiquement par des
événements de leur passé. Je sais que je devrais lui parler de M. Masson et des
sculptures, mais elle l’interpréterait mal et sauterait sur toutes sortes de
conclusions simplistes et erronées. (p.107)
Un roman terrible qui donne froid dans le dos, surtout dans la
dernière partie où Jack décide de prendre les grands moyens pour régler son
problème, entraînant sa voisine dans une situation qui pourrait avoir des
conséquences terribles pour elle. C’est poignant, dur et bouleversant. Comment un
humain peut-il en arriver là ? Une scène d’horreur.
Calabro m’a pris à son piège. Il est fort habile en tirant toutes
les ficelles et il a réussi à me faire accepter que la seule manière de trouver
la paix et l’harmonie pour Jack était ce geste dément.
Un roman qui m’a entraîné dans un univers qui s’est refermé sur moi
comme un piège. Un personnage pathétique, mais qui finit par nous saisir comme
Lisa l’a été et nous le suivons dans sa folie et son obsession. Ça prend à la
gorge et j’avoue que la fin m’a particulièrement perturbé. Et je suis encore
dubitatif, me demandant jusqu’où peuvent aller les humains quand ils se
débattent avec une psychose, ou une obsession.
UN HOMME IMPARFAIT
de JOHN CALABRO,
une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.
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