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jeudi 3 octobre 2024

LE REGARD UNIQUE DE PIERRE SAMSON

EUGÈNE ROLLAND est professeur d’université, spécialiste des textes anciens, chargé de cours malgré un parcours exemplaire, n’ayant jamais eu accès au cénacle des enseignants titulaires et à leurs privilèges. Il a fait face à bien des intrigues et aux manigances qui secouent le monde universitaire. Homosexuel, il a connu l’amour, mais son ami est décédé du sida, il y a un certain temps. À soixante ans, il envisage de partir à la retraite même s’il adore ses étudiants et qu’il n’a pas tout à fait renoncé à certains élans physiques. Il n’est jamais insensible à ces beaux mâles qui traversent son territoire de temps à autre. Son quotidien prend un tournant imprévu cependant et il devra remettre en question tous les principes qui ont guidé sa carrière. La vie n’est jamais une ligne droite et un événement peut tout faire basculer.

 

Fin observateur des agissements de ses concitoyens et surtout de leurs côtés les moins reluisants, Pierre Samson, dans L’irréparable, par les yeux de son personnage Eugène, brosse encore une fois un portrait décapant de la société actuelle. Rien n’échappe à cet observateur impitoyable. Les médias, l’université, les collègues, les étudiants, le monde politique et tous ceux qui exercent un certain pouvoir et qui marchent sur les pieds de leurs proches. Eugène me fait penser à certains oiseaux de proie qui voient tout. Il fustige la médiocrité, l’ignorance et la bêtise, surtout il déteste l’insignifiance. 

Il faut se méfier cependant et ne pas trop s’attarder aux entourloupettes de Samson. En dépit de ses facéties et ses coups de griffe, il reste un humaniste, un observateur attentif de la société et de son évolution. Certains trouvent grâce à ses yeux. C’est rassurant. 

J’adore.

Un cynisme certain, bien sûr, mais aussi une tendresse qui finit par s’imposer malgré les indignations de l’écrivain et sa plume bien affûtée. 

 

«Plusieurs se désoleraient de constater qu’un demi-siècle de télévision lénitive, de littérature édifiante, de dramaturgie vertueusement parlant irréprochable et faite sur mesure pour la marmaille, toutes ces jolies choses trafiquées, triturées, mastiquées jusqu’à ne former que des bouilles insipides, formatées par des censeurs déguisés en pédagogues, puis javellisées après être passées au tordeur de la bienséance avant d’être servies à notre précieuse progéniture, n’aura pas suffi à éliminer complètement certaines caractéristiques de l’humanité, à commencer par la goujaterie.» (p.28)

 

Pendant que beaucoup d’auteurs collent à l’oralité et à un style d’écriture qui se rapproche du bavardage, Pierre Samson prend la direction inverse. Il ose ce que plus personne ne fait actuellement. Il se montre toujours généreux, débonnaire, pas du tout avare de ses mots et de ses qualificatifs pour brasser une intrigue ou encore décrire un personnage avec une précision inquiétante. À peu près plus personne ne se risque à faire ça de nos jours. Son écriture est un défi et un pied de nez à la prose lisse et un peu «coton ouaté» de la plupart des auteurs contemporains qui s’embourbent dans la réalité et les tares d’un héros barouetté par la vie. Samson ne lésine jamais sur le crémage pour montrer les caractéristiques d’un personnage. Il raconte aussi une histoire comme personne n’ose le faire dans «ce pays qui n’est toujours pas un pays».

 

«Une boulotte, boudinée dans du Marie Saint Pierre, lui rend une main molle ployant sous les diamants, et tente un avorton de sourire. La façade de la pauvre femme a sûrement subi une suite de ravalements dignes d’une cathédrale sinistrée. Bref, elle leur offre un air de chat siamois où se serait installé à demeure un ennui insondable.» (p.55)

 

Qui ose ça dans une époque lisse où l’on bannit certains mots et où on ne désigne plus rien par son vrai nom? Oui, ça grince un peu parfois, mais c’est la manière samsonnienne. Il y a cependant des personnages qui échappent à la spatule de l’écrivain, des proches, je dirais. Eugène est l’un de ceux-là.

 

REGARD

 

Pierre Samson a bien raison de sonner les cloches parce que nous n’avons qu’à regarder autour de soi pour constater que nous pataugeons dans une fiction désolante pour ne pas dire aberrante. Nos élus nous parlent de prospérité et de progrès quand la planète implose. Nous nous comportons en sourd et en aveugle devant le pire qui est en train de se produire. Je pense à la terrible tempête qui a ravagé la Floride dans les derniers jours. Et comment imaginer qu’un Donald Trump puisse avoir des chances de redevenir président des États-Unis après tout ce qu’il a osé? Je sais, j’en parle souvent, mais cette aberration vivante m’obsède. Et que dire de notre Pierre Poilièvre qui prévoit un hiver nucléaire pour tous?

Il suffit d’enlever nos bandeaux et de regarder autour de soi pour comprendre que Samson n’a pas tort. Peut-être souffre-t-il d’une lucidité hors du commun et que l’écrivain, depuis son premier livre, est en quête de vérité. Il faudrait être bien mal intentionné pour refuser d’admettre que notre société repose sur le faux et le mensonge, l’image truquée, le maquillage quand ce n’est pas l’intelligence artificielle qui nous fait oublier la réalité. Tout cela pour sanctionner le culte du moi, se hisser dans des postes de prestige sans posséder les requis et les qualités nécessaires. 

 

ŒIL

 

Tout passe par le regard chez Pierre Samson. Rarement, j’ai lu un roman aussi visuel et descriptif que L’irréparable. L’écrivain prend plaisir à peindre ses personnages avec une précision étonnante et à les situer dans leur milieu de vie. Un artiste qui travaille à grands coups de spatule. Ce n’est jamais lisse et léché. C’est toujours esquissé à grands traits et Samson se montre particulièrement généreux en multipliant les couches et la pâte. 

Ça n’empêche pas ce cher Eugène de faire face à ses manies et ses habitudes, lui qui regarde tout avec dédain et avec l’œil de celui qui sait tout. Il perd son travail à l’université et est vite persuadé d’être la victime d’un complot ourdi par la direction et ses collègues. Son poste est pourvu par une jeune femme gentille qui devient rapidement son amie. 

Limier un peu compulsif, il s’attarde aux parutions d’Iréna Delagado Smith, sa successeure. Notre Sherlock relève des indices qui rendent sa remplaçante suspecte. Quelque chose cloche dans les publications de l’enseignante, comme si on avait voulu maquiller quelque chose ou encore trafiqué les écrits de quelqu’un. Eugène soupçonne la fraude intellectuelle et poursuit son enquête. 

Inconsciemment, il provoque le drame. Iréna est victime de son ex-mari qui n’accepte pas d’avoir été largué. Une tragédie que l’on décrit régulièrement dans les médias. Un féminicide, un autre, un de plus, un douzième peut-être depuis le début de l’année au Québec. Eugène a montré la piste qui menait à la jeune femme en téléphonant à un ancien collègue aux États-Unis. 

Il se sent responsable de ce meurtre. 

Dans les dernières pages de L’irréparable, je me suis retrouvé dans un polar qui m’a tenu en haleine. L’humain refait surface, l’empathie, la tendresse, les sentiments qui lient des amis et des amoureux. Je dirais que la compassion, la vraie, la réelle et la sensible, triomphe enfin du cynisme dans l’élan de la fin. 

Ça fait tellement de bien.

 

SÉVÉRITÉ

 

Reste que Samson est sévère en dépeignant la société contemporaine et le monde qui l’entoure. J’ai éclaté de rire devant certaines extravagances, parce que l’écrivain a un humour particulier et le sens de la caricature. Il sait être bitch souvent. Ce prosateur retourne une intrigue dans un bout de phrase, un regard et une courte description qui vous coupe le souffle et vous laisse sans mots. J’ai vu un tableau de Van Gogh dans cet extrait qui vous transporte ailleurs, ce coucher de soleil peint de façon magnifique et généreuse. C’est ça aussi Pierre Samson.

 

«Le bon professeur Rolland se laisse aller à contemplation de l’astre mourant déteignant sur l’horizon : un violet de gentiane semble émaner du minaret et pulser des gerbes de sang, des coules d’or, de chlorophylle, des rubans de soie orange qui inondent la voûte qui s’assombrit, glissant d’un bleu hésitant à un noir aveugle, à mesure que le lent basculement vers la nuit s’opère devant l’observateur installé à sa fenêtre, enveloppant les immeubles et les rares parcs dans des ténèbres opaques bafouées uniquement par les phares des voitures, les réverbères, quelques néons, la lune.» (p.221)

 

L’irréparable reste un texte attachant et étonnant. Eugène doit admettre qu’il a fait un faux pas et qu’il est tout aussi caricatural que ceux qu’il juge et a toujours vu de haut. Il fait partie de la meute et le prix à payer pour sa nouvelle lucidité est terrible. Un roman un peu étrange par sa forme et son phrasé, une manière qui détonne dans le défilé littéraire contemporain, mais une pensée, un regard qui sait trouver le travers, le ridicule dans nos grands débats qui tournent souvent à la parodie. Pierre Samson est formidablement conscient et j’ai toujours un immense plaisir à le suivre dans ses extravagances et son écriture généreuse.

Ce qui importe chez lui, c’est le contact avec l’autre, l’amour, la complicité et la tendresse entre un homme et une femme, un homme et un homme.

 

SAMSON PIERRE : L’irréparable, Éditions Héliotrope, Montréal, 280 pages.

https://www.editionsheliotrope.com/livres/lirreparable/ 

mercredi 25 septembre 2024

CES TRAGÉDIES DONT ON PARLE SI PEU

ANNE MICHAELS ne cesse d’étonner. Ses personnages, toujours intenses et curieux, permettent de nous glisser dans des moments qui traumatisent des populations et bousculent des manières de faire. Avery et Jeanne se retrouvent sur les lieux de grands travaux qui changent la vie de certains peuples et transforment leur pays dans LE TOMBEAU D’HIVER. L’ingénieur doit déplacer le tombeau de Ramsès d’Abou Simbel en Égypte. La construction du barrage d’Assouan force des centaines de familles à quitter leurs villages qui vont disparaître sous les eaux. Ils viendront aussi sur le chantier de la voie maritime du Saint-Laurent qui a touché le quotidien de milliers de personnes et tué une merveille de la nature : le Long Sault.


Avery est ingénieur, son père l’était également, et déplacer un temple comme celui de Ramsès d’Abou Simbel, dans le désert égyptien, n’est pas une mince affaire. Un travail colossal où il doit découper cette merveille ciselée à même une colline. Des millions de tonnes de pierre taillée en un véritable puzzle qu’il faut rassembler plus tard. Les équipes morcellent les sculptures avec une délicatesse de chirurgien, transportent ces masses énormes et replace le tout dans un autre espace. 

Avery se questionne cependant. Une cathédrale ou une pyramide perdent-elles leur essence en changeant de site comme les personnes qui sont forcées de migrer dans de nouveaux villages? Comment reconstituer un milieu de vie, les endroits où des humains sont nés, où les parents ont grandi et ont été enterrés? Un déporté reste un étranger dans son autre espace tout comme un temple devient quelque chose d’incongru sur un lieu différent. Un travail de sauvegarde, mais aussi une terrible tâche de destruction. Ces monuments trouvent leur essence et leur singularité en s’intégrant parfaitement à un environnement qui forge l’âme et donne un souffle particulier.

 

«La Nubie tout entière — cent vingt mille villageois, leurs maisons, leurs terres, leurs anciens vergers de dattiers entretenus avec soin et plusieurs centaines de sites archéologiques — s’évanouit. Même un fleuve peut se noyer. Évanoui lui aussi, sous les eaux du lac Nasser, reposait le fleuve des Nubiens, leur Nil, qui avait arrosé tous les rituels de leur vie quotidienne, guidé leur pensée philosophique et béni la naissance de tous leurs enfants pendant plus de cinq millénaires.» (p.25)

 

Je ne peux m’empêcher de songer aux travaux gigantesques qui ont changé le Nord québécois, aux chantiers de la Grande à la baie James qui a noyé 10000 kilomètres carrés de terrain, transformant un paysage à jamais, modifiant la vie des nomades et des bêtes qui y vivaient depuis des siècles, surtout les hardes de caribous. 

 

VÉRITÉ

 

De grandes prouesses d’ingénierie, mais aussi une terrible tragédie pour l’Égypte qui a forcé des populations à se déplacer, changeant leur manière de vivre et leurs rapports avec l’environnement, surtout le Nil. Bien plus, des traditions et des habitudes ont disparu, sans compter les conséquences dramatiques. Ces immenses réservoirs ont modifié la rotation de la Terre et sa trajectoire autour du soleil, altéré imperceptiblement le climat de tous les continents. Comme quoi notre planète est sensible à ce que les humains entreprennent sans trop réfléchir. Et que dire des animaux et de la flore? Que penser de la tragédie survenue en 1984 dans la rivière Caniapiscau où tout près de 10000 caribous se sont noyés en traversant le cours d’eau gonflé par la crue? Les Cris et les Inuits ont accusé Hydro-Québec d’avoir ouvert les vannes sans se préoccuper des bêtes migrantes. La société s’est dédouanée en parlant d’un phénomène naturel, mais que reste-t-il d’authentique dans un pays balafré par d’immenses barrages qui créent des lacs qui ont la dimension d’une mer? J’en sais quelque chose en résidant sur les rives du lac Saint-Jean qui a été donné à une entreprise américaine, il y a cent ans. Les barrages ont tout changé, faisant disparaître des terres agricoles et des espèces végétales (le cerisier des sables entre autres). L’érosion s’est accentuée, agrandissant la superficie du lac de plus de 21 kilomètres carrés depuis la hausse des eaux en 1926. 

Le barrage d’Assouan modifiera tout l’écosystème et dépossédera des centaines de milliers de gens de leur histoire, de leurs traditions, de leur milieu de vie et de leur façon d’être et de penser. 

 

AU QUÉBEC


Ce sera tout aussi spectaculaire avec la voie maritime du Saint-Laurent qui touchera l’essence du fleuve. Une merveille de la nature, le Long Sault, ce lieu qui a marqué notre histoire avec l’aventure de Dollard des Ormeaux à l’époque de la Nouvelle-France ne sera plus qu'un souvenir dans les livres d'histoire. Un phénomène grandiose que l’on a détruit pour faire passer des bateaux, pour le commerce et le transport de produits jusqu’au cœur du continent. On peut se demander à qui ces agressions contre l’environnement ont profité. 

 

«Le bruit des rapides du Long Sault était assourdissant : il avalait les mots dans l’air et tout ce qui se trouvait pris dans sa puissance. Sur près de cinq kilomètres, un lourd brouillard flottait au-dessus du fleuve, et même ceux qui s’en tenaient à bonne distance étaient trempés par les embruns. Les eaux bouillonnantes se précipitaient dans une gorge étroite en une descente graduelle de neuf mètres.» (p.50)

 

Imaginez que l’on érige un barrage et que l’on fasse disparaître les chutes Niagara. Ce serait un véritable sacrilège, un crime contre la planète et l’écosystème. Encore là, le Long Sault fut une catastrophe pour des milliers de personnes qui ont dû migrer en abandonnant tout leur passé derrière eux. On pourrait s’attarder à la création du parc de Forillon en Gaspésie qui a été une tragédie pour les habitants tout comme la fermeture de plusieurs villages dans les années 1970 dans cette même région du Québec. 

 

GUERRE

 

Dans la deuxième partie du roman, l’écrivaine décrit les traumatismes que les Polonais ont vécus pendant la Deuxième Guerre mondiale avec l’invasion allemande d’abord et l’arrivée des Russes qui étaient là prétendument pour les libérer. Des villes détruites et des gens qui doivent subsister dans les ruines et errer pour trouver quelque chose à manger. Ce n’est pas sans rappeler Gaza où l’horreur se répète jour après jour depuis bientôt un an et où la folie humaine s’exprime dans tous ses excès et ses entreprises. Les survivants de ces apocalypses sont touchés au cœur et à l’âme. 

Lucjan, un rescapé, un artiste ne peut s’empêcher de raconter son enfance et toute la souffrance qu’il a connues pendant sa jeunesse. Des années qui agitent son sommeil. 

 

«J’ai besoin que tu entendes tout ce que je dis, et tout ce que je suis incapable de dire doit être entendu aussi.» (p.247)

 

C’est surtout une formidable histoire d’amour entre Jeanne et Avery qui cherchent à se retrouver et à colmater les fissures de leur être, de donner un sens à leur existence dans ces lieux sacrés qu’ils ont contribué à détruire, privant l’humanité d’une partie de son passé et de ses beautés. Ce fut un désastre en Égypte et il y a eu aussi ces changements dramatiques dont on parle moins ou peu dans le Grand Nord du Québec. Jeanne et Avery sont conscients de participer à des entreprises qui transforment le vécu de tous. Le couple tente de trouver les mots pour dire ce qu’ils éprouvent, ce qu’ils ressentent et s’il est possible de protéger la planète, la végétation et les âmes en peine qui transportent leur malheur d’un continent à l’autre.

Un roman fabuleux qui conserve toute sa pertinence et sa modernité malgré le temps qui s’est écoulé depuis qu’Anne Michaels a publié ce texte. Certains ouvrages gardent leur actualité et leur acuité en se penchant sur les grandes catastrophes causées par les entreprises humaines. Une histoire à la dimension du monde, des tragédies provoquées par l’avidité de dirigeants et des secousses sismiques qui affectent tous les êtres de la Terre. Nous en payons le prix maintenant avec les changements climatiques.

Un roman de la parole, du verbe, du dire et de l’écoute aussi, de la compassion et de la résilience devant ces drames, des guerres immondes ou encore des projets qui sont censés améliorer le quotidien de tous et qui tuent des points névralgiques de la planète. 

Un regard sur des gestes et des entreprises qui laissent des cicatrices profondes que le temps ne peut effacer et qui modifient l’environnement et notre imaginaire. Le travail d’une écrivaine visionnaire qui ne cesse de nous bousculer. Une traduction magnifique de Dominique Fortier encore une fois.

 

MICHAELS ANNE : Le tombeau d’hiver, Éditions Alto, Québec, 400 pages. 

https://editionsalto.com/livres/le-tombeau-dhiver/ 

mardi 17 septembre 2024

UNE COLÈRE QUI FAIT DU BIEN À ENTENDRE

LE DROIT à l’avortement est interdit dans la moitié des États du sud des États-Unis par la Cour suprême en 2022. Élisabeth Lemay, jeune écrivaine, le prend plutôt mal et ressent ça comme une agression contre son corps, sa liberté d’être et d’agir. Une attaque en somme contre toutes les femmes américaines et du monde. Quand on dépouille une femme de ses prérogatives, peu importe où elle se trouve, toutes écopent. On les prive d’une parcelle de leur être et de cette liberté que l’on proclame sur toutes les tribunes. Madame Lemay entreprend alors la rédaction de L’ÉTÉ DE LA COLÈRE pour exprimer son ras-le-bol de cette société patriarcale qui dicte depuis des millénaires ce que doivent dire et faire les femmes. Surtout, comment elles doivent être dans leur tête, leur corps et leur sexualité que les mâles définissent. Elle dénonce les règles écrites pour et par les hommes qui assujettissent les femmes et les privent d’une pensée personnelle et originale.

 

Ce jugement de la Cour suprême des États-Unis n’est qu’un exemple, un de plus qui marque le retour du machisme dans nos sociétés. Des phénomènes qui se multiplient sur la planète. Que dire de la situation en Iran après la mort de Mahsa Amini

L’horreur. 

Partout, des tensions déchirent les populations et créent des affrontements et des conflits aussi vieux que l’humanité. Nous n’avons qu’à nous souvenir des atrocités du colonialisme face aux nombreux peuples qui habitaient les Amériques et qui ont été quasi éliminés dans des guerres génocidaires. 

Nous n’échappons pas à ces tiraillements au Québec. Des remous et des différends qui ont du mal à s’exprimer et qui provoquent toujours des dérapages. C’est que nous sommes au niveau des croyances, de la foi, dans une pensée conçue pour et par les hommes. 

Élisabeth Lemay s’en prend à des habitudes gravées dans l’inconscient, qui ne s’expliquent pas et ne se justifient jamais. C’est peut-être pourquoi il est si difficile pour les femmes de se faire respecter et de trouver leur espace dans toutes les sphères de la société.

 

«C’est une guerre contre les femmes libres, les carriéristes et les bordéliques au réfrigérateur vide, celles avec des amants de passage qui vivent sans demander pardon. C’est une guerre contre notre place dans les tours de bureaux et les boys clubs. Contre notre ennui devant les tâches ménagères. Notre façon d’aimer le sexe autant que les hommes, de ne pas savoir cuisiner et de n’en avoir rien à foutre. C’est une bataille contre le plaisir que prennent les femmes dans leur sexualité déculpabilisée et leur indépendance dans cette chambre à soi dont parlait Virginia Woolf.» (p.12)  

 

Madame Lemay n’y va pas par quatre chemins. C’est direct, franc, percutant. L’écrivaine nous regarde droit dans les yeux et il est impossible de se dérober ou d’esquiver. J’adore ça. Elle frappe en plein cœur de la cible. 

 

«Et qu’on ne me dise surtout pas qu’ici, c’est différent. Je repense à mes ex. À mes histoires d’un soir. Je pense à Virginie Despentes pour qui la première règle du patriarcat, c’est d’exclure les femmes du domaine du plaisir. Aux hommes qui m’ont brisée. Je pense au retour de Julien Lacroix. À l’épidémie de drogue du viol. Aux jeunes filles à qui ont dit de surveiller leur verre dans les bars et aux garçons à qui on ne dit jamais rien.» (p.13)

 

J’aime cette façon un peu baveuse de m’interpeller, de dire ce que l’on tente toujours d’éviter et de repousser en répétant que nous sommes différents au Québec, permissifs et égalitaires. Pourtant, quand je me penche sur les statistiques depuis le début de l’année, le nombre de femmes tuées par des hommes me coupe le souffle. Quinze victimes en 2023 et déjà onze et plus, en 2024. 

 

TOUT LE MONDE

 

Madame Lemay apostrophe tout autant les hommes qui disent comprendre la situation des femmes et qui en profitent pour les manipuler. Je fais peut-être partie de ce groupe, je ne sais trop. On n’extirpe pas ses réflexes en claquant des doigts. Difficile d’échapper à un conditionnement qui a duré toute l’enfance et qui s’est imposé pendant des siècles. Il faut certainement toute une vie pour se défaire de cette manière de penser et d’agir. Tous les hommes, face aux femmes, sont comme des drogués qui peuvent retomber dans leurs habitudes à la moindre occasion.

L’écrivaine ne se ménage pas non plus et raconte comment elle a tenté de devenir celle qui vit avec une chaîne à la cheville, s’occupant des tâches ménagères, s’efforçant d’être la parfaite reine du foyer, la plus séduisante et sensuelle, attendant le retour du mâle pourvoyeur. Malgré tout ça, cette révoltée affirme que ce fut une période de sa vie où elle a été heureuse, n’ayant pas à se battre et à lutter pour être soi. Peut-être parce qu’elle adhérait à la norme. La liberté est exigeante et demande une vigilance constante. Pas facile d’être soi quand les balises tombent et qu’il faut s’inventer une manière d’être et forger d’autres pensées. 

Tout ça dans une société qui affirme haut et fort qu’au Québec, l’égalité entre les hommes et les femmes est non négociable et acquise! Le machisme et le patriarcat n’ont pas disparu avec la Grande noirceur et la fin de la fréquentation des églises. Il y a aussi le monde du travail et les écarts de rémunérations qui persistent malgré les luttes syndicales. Ces métiers que les femmes occupent sont moins valorisés et surtout moins payés. 

 

TÉMOIGNAGE

 


Élisabeth Lemay n’en reste jamais à la dénonciation ou à la rhétorique revancharde. Elle parle de son vécu, de ses expériences. C’est déstabilisant ses aventures avec des ombres fuyantes et des compagnons. 

 

«Je pense que j’ai été violée. C’est ce que j’ai lâché à mes amies, sans vraiment comprendre. L’été de mes vingt ans, j’ai fait l’amour avec le fils de mon patron. Je l’ai laissé me faire l’amour, devrais-je dire. On m’avait prévenue quand j’avais décroché l’emploi, sans vraiment dire de qui ou de quoi on me mettait en garde. On me lançait des fais attention à la figure.» (p.15)

 

Élisabeth Lemay unit sa voix avec celles de certaines écrivaines et philosophes, des battantes qui, comme Hilary Clinton et Monica Lewinsky, ont flirté avec le pouvoir et ont été attaquées et ridiculisées juste parce qu’elles étaient libres et croyaient qu’elles pouvaient faire tout ce que les hommes se permettent. Elles ont été apostrophées sur la place publique, sur toutes les tribunes par ceux qui avaient tout intérêt à le faire. Que dire de cet abominable Donald qui insulte Kamala Harris, la traite de folle, sans soulever un tollé de protestations ou de prises de position dans les médias pour condamner cet énergumène plus dangereux qu’un bol de nitroglycérine?

 

«On a beau vouloir, on n’efface pas des siècles de conditionnement aussi facilement. Il est plus simple, dans ce monde, d’être une boniche de maison qu’une sorcière moderne.» (p.71)

   

Un récit qui ne louvoie jamais, dérange, reste nécessaire, malheureusement. 

Je ne pense pas qu’on va en parler beaucoup cependant dans les émissions littéraires ou encore dans les pages culturelles. On fait ce que l’on a toujours fait devant ces écrits qui égratignent des habitudes et qui heurtent la censure patriarcale. 

J’en sais quelque chose. 

Après avoir publié Le réflexe d’Adam en 1996, je me suis buté à ce silence quand j’ai eu la témérité de réagir à la tuerie de Polytechnique et de stigmatiser les propos de Rock Côté dans Le manifeste d’un salaud. On a plissé le nez et détourné la tête. Une mention de mon essai à La bande des Six de Radio-Canada où Chantal Jolis a affirmé qu’on en avait assez des hommes roses

Tout était dit. 

Élisabeth Lemay se heurte à un mur et la meilleure manière de la paralyser, c’est de faire comme si… elle n’existait pas. Heureusement, Josée Blanchette dans Le Devoir a fait preuve de solidarité. 

 

LEMAY ÉLISABETH : L’été de la colère, Éditions du Boréal, Montréal, 176 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/ete-colere-4054.html 

lundi 9 septembre 2024

COMMENT RÉPARER UNE VIE EN LAMBEAUX

ENCORE UNE FOIS, je ne sais pourquoi, le roman de Sophie Bienvenu, J’ÉTAIS UN HÉROS,est resté fort longtemps sur la tablette des nouveautés. Pourtant, ce livre avait tout pour m’attirer avec sa page couverture où un grand félin, un splendide matou tout tigré, me regarde après avoir attrapé une proie et me demande ce que j’ai à plisser le nez. Un magnifique chasseur et un beau braconnier, je n’en doute pas. Je le répète, pour faire oublier ma négligence : un bon texte ne prend jamais une ride et un mauvais roman est poussiéreux en sortant des presses. Il suffit qu’un lecteur se penche sur l’incipit pour que le tout échappe au temps et soit là, tout chaud et vibrant dans le présent. 

 

Yvan se réveille à l’hôpital, tout croche dans son corps, drôlement amoché. Le médecin vient de lui annoncer que le mot fin se recroqueville au pied de son lit. Reste un mince espoir : changer ses habitudes. Son avenir n’est pas plus long que la queue de son chat s’il continue dans ses excès. Alcool et tabac. Yvan boit et la modération n’a jamais eu bon goût pour lui. Et la cigarette le suit comme un nuage menaçant qui colle au plafond de son appartement. 

Un malaise, un étourdissement, des vomissements et il s’est retrouvé à l’urgence où le temps prend une autre dimension quand on y bivouaque. L’antichambre de l’éternité, probablement. 

Yvan et sa colocataire Micheline s’abandonnent aux séductions de l’alcool du matin au soir. C’est leur travail si l’on peut dire : vider des bouteilles et fumer jusqu’à avoir la gorge en feu. 

Ce sont les habitudes d’Yvan depuis toujours. Sa conjointe a fini par en avoir assez, on comprend la pauvre, et elle s’est éloignée avec sa fille Gabrielle. Qui peut accompagner quelqu’un qui boit sans arrêt et se plonge dans un smog qui obscurcit les vitres de son logement? Une vie d’excès et de gestes qui ne mènent nulle part. Comment expliquer ce besoin de se tuer à petit feu sinon par des blessures qui remontent à l’enfance? Pourtant, nous le savons, la vie finit par claudiquer et avoir le souffle court même quand on pratique un sport et se conforme aux règles du Guide alimentaire canadien. Le corps n’a pas de garantie prolongée et tout se termine souvent sur un lit d’hôpital. 

 

INSTABLE

 

Un travail, ici et là, jamais trop longtemps pour cet instable, et la boisson pour s’anesthésier à la fin du jour, pour oublier ses échecs certainement, l’image qu’il surprend quand il se retrouve devant une glace. 

 

«Ce qui m’attend est flou et en même temps c’est comme si un chemin s’ouvrait devant moi. J’ai toujours vécu au hasard, en versant le plus d’alcool possible sur mes plaies pour les soigner ou les endormir.» (p.25)

 

Ce n’est pas la première fois qu’Yvan tente de s’arracher à cette vie sordide, mais il a manqué de volonté, comme s’il ne pouvait résister à l’envie de se punir un peu plus chaque matin. Il est habité par des pulsions de mort, certainement. Pas besoin d’avoir un doctorat en psychologie pour le comprendre. Les excès l’unissent à Micheline qui le suit docilement dans cette descente aux enfers. Une compagne, une amoureuse occasionnelle, une manière de briser leur terrible solitude.

Sophie Bienvenu nous entraîne dans le passé de son personnage sur la pointe des pieds presque. Un regard sur l’enfance, ses moments d’adolescence, ses liens avec son père, un homme violent, sa mère et l’avenir qui semblait avoir la dimension de l’horizon. Il avait tout pour faire sa place pourtant.

 

«J’étais beau, avant, je prenais soin de moi. Je ressemblais à un acteur. Pas à un acteur en particulier, juste que j’avais l’air de sortir tout droit d’un écran. C’est ça que j’étais, aussi. Comédien, doublure, figurant : sauf que je suis jamais parvenu à gagner ma vie en commercialisant mes talents pour jouer un rôle. Il n’y a qu’avec ma fille que je n’ai pas fait semblant. Enfin, jamais pour des grosses affaires.» (p.41)

 

C’est ce qu’il a toujours été, un figurant, un anonyme qui se glisse dans la peau d’un autre, celui qui n’est jamais là pour ses dons. Comme s’il était une image qui changeait avec les jours et les scènes où on lui demandait d’apparaître.

C’est le drame de sa vie. Il n’a été qu’un figurant pour ceux et celles qui ont compté dans son existence. Une sorte d’impuissance, d’incapacité à s’adapter, à être soi et à s’installer dans sa tête et son âme. Un homme fuyant que sa fille biffe de sa vie pour ne pas être emportée. 

 

«J’ai l’air de plus aimer ma fille, de même, parce que ça fait près de vingt ans qu’on s’est pas vus, mais j’ai l’impression qu’on m’a arraché la moitié du corps, et chaque journée qui passe avive la blessure. Non, on s’habitue pas.» (p.89)

 

LE CHAT

 


Il y a le matou, celui de la page couverture. Il n’est pas là par hasard, le coquin, le ratoureux, le rôdeur impénitent, le ronronneur infatigable. Yvan l’a trouvé alors qu’il n’était qu’un embryon de félin et qu’il tentait de survivre dans un monde hostile et cruel. À peine un jour et jeté à la poubelle. Yvan l’a ramené à la maison et soigné, nourri et s’en est bien occupé. Il est devenu responsable avec ce chat sauvé des rebuts et des déchets. Peut-être qu’il s’est reconnu dans ce petit bout de vie qui s’accrochait à son existence. C’est certainement l’être vivant à qui il tient le plus. Un marcou qui ne demande rien à personne, fidèle et affectueux à souhait, toujours là quand il croyait que c’était fini, qu’il ne reviendrait jamais de ses escapades. Un félin qui sauvera Yvan en quelque sorte et parviendra à le garder du côté des humains. Quand on se sent utile, responsable, on s’accroche à l’instant comme à un radeau pour demeurer à la surface. Un matou qui a perdu un bout de queue dans une ruelle lors d’une bagarre avec l’un de ses congénères qui lui disputaient l’espace et la priorité du territoire certainement, ou la conquête d’une belle aux moustaches affriolantes et à la robe toute mordorée.

 

RÉDEMPTION

 

Bien sûr, il faut une rédemption dans ce genre de récit pour que l’espoir luise et que l’on croit que tout est possible même quand on se retrouve au fond du gouffre. Notre éclopé rencontre sa fille et il y aura un face-à-face où l’amour va s’épanouir et combler le cratère qui s’est creusé entre eux. Je l’attendais cette rencontre de la dernière chance parce que personne ne souhaite voir un homme, si tordu soit-il, sombrer sans qu’on lui tende la main.

 

«Tout l’amour que j’avais à donner, t’étais parti avec. Y en restait plus, même pas pour maman. Tu sais comment on se sent seul, papa, quand on n’a plus d’amour ? Quand on s’obstine à en réclamer à quelqu’un pas plus capable d’en rendre que d’en recevoir? Crisse que je t’ai attendu. Et quand je me suis finalement tannée pis que t’ai demandé des comptes? Quand je t’ai demandé d’assumer, il s’est passé quoi, papa? Hein?» (p.161)

 

Un long chemin de croix avec une forme de résurrection, de réconciliation où l’on recolle les morceaux qui peuvent tenir ensemble après une vie où l’on s’est acharné à détruire tous les liens d’amour et d’affection. Je veux le croire et Sophie Bienvenu aussi, j’imagine. Sans cela, elle n’aurait jamais écrit J’ÉTAIS UN HÉROS. Une sorte d’épiphanie pour Yvan, incapable de décider quoi que ce soit, coincé dans son rôle de doublure où il a pris la peau d’un père sans vraiment arriver àincarner le personnage devant sa fille qui voyait un dieu en lui. 

Ils parviennent, Gabrielle et lui, à se dire les choses que l’on prononce peut-être seulement quand on est au fond du baril, que la mort tourne en rond sur le trottoir, devant la maison, avec un sourire et une patience qui dure depuis votre première cigarette. Peut-être aussi qu’elle va hausser les épaules la sordide et laisser Yvan et Gabrielle à leur bonheur tout nouveau. Parce qu’elle peut être compatissante la mort, parfois, pas souvent.

Et je me suis demandé pourquoi une écrivaine est fascinée par des paumés, des poqués, des individus qui n’arrivent pas à marcher droit dans leur vie et qui se font un devoir de tout saccager autour d’eux. Ces femmes et ces hommes difficiles à comprendre, qui s’enfoncent dans leurs penchants comme des copeaux de bois malmenés par les turbulences d’une rivière. Ce n’est pas un reproche que j’adresse à madame Bienvenu, loin de là, mais je serais incapable de passer des jours, des années peut-être, avec un Yvan. Ça, j’en suis certain. Même dans une fiction.

 

BIENVENU SOPHIE : J’étais un héros, Éditions Le cheval d’août, Montréal, 176 pages. 

 https://lechevaldaout.com/autrice-auteur/1-sophie-bienvenu

 

 

mardi 3 septembre 2024

LA TRAVERSÉE DE DOMINIQUE FORTIER

IL Y A DES LIVRES que je voudrais garder avec moi. Peut-être un roman sans fin, celui qui nous enveloppe dans un cocon de bien-être et de bonheur. Un voyage dans un univers étonnant, des personnages qui nous accompagnent dans la longue traversée d’une journée et de quelques arpents de nuit. C’est ce que j’ai ressenti dès les premières lignes de LA PART DE L’OCÉAN de Dominique Fortier. Je me suis attardé au début, y revenant une fois, deux fois pour me mettre en état de lecture, comme avant un marathon où l’on réveille les muscles avant l’effort. Pour m’imbiber de sa prose, de sa cadence avant de m’aventurer dans les éclaircies lumineuses, avec l’impression de me faufiler dans des mondes qui n’existent que pour moi. J’ai parcouru la page sept à voix haute à plusieurs reprises, pour la musique, son souffle et sa respiration qui vient, pareille à la courte vague qui monte sur le sable et bat en retraite. Je m’y suis senti chez moi, à l’aise, comme si l’écriture me portait et pouvait être la mienne. Un moment rare avec cette écrivaine que je lis depuis sa première parution en 2008, soit son étonnant DU BON USAGE DES ÉTOILES.

 

Dominique Fortier nous ouvre le monde de Nathaniel Hawthorne et d’Herman Melville, dans les années 1850, l’Ouest des États du Massachusetts et du Connecticut aux États-Unis. Il fallait un certain courage, pour ne pas dire une grande témérité pour s’aventurer dans les terres de Melville après la somme de Victor-Lévy Beaulieu. Son MONSIEUR MELVILLE, une épiphanie de mon ami, a paru en 1978, soit il y a 46 ans, bien longtemps avant le terrible silence qui fige maintenant l’écrivain des Trois-Pistoles. Dominique Fortier était alors une fillette qui s’amusait peut-être déjà à inventer des histoires.

Nathaniel Hawthorne est né en 1804 et Herman Melville en 1819. Les deux se sont croisés, surtout pendant que Melville était en train de rédiger MOBY DICK. On dit qu’il y travailla pendant plus d’un an et demi, ce qui me semble bien peu étant donné l’ampleur de l’ouvrage. L’édition de Penguin Books, édition de 2002, fait plus de 700 pages bien tassées. 

Melville a du mal à terminer ce roman qui l’obnubile et demande toutes ses énergies, comme s’il avait été avalé par le grand cachalot blanc qui obsède le capitaine Achab qui sillonne les océans sur le Pequod pour le retrouver.

Dominique Fortier garde la prose de Melville à l’œil, bien sûr, mais ce qui l’intéresse, ce sont les liens entre les deux écrivains qui habitent tout près l’un de l’autre pendant cette période. 

Et il ne faut pas avoir peur des mots. Les deux sont fortement attirés physiquement, surtout Melville qui ressent une véritable passion pour l’auteur de LA LETTRE ÉCARLATE qui est publié un an avant MOBY DICK. Pour Melville, c’est l’amour qu’il éprouve pour Hawthorne. Il est hanté par l’homme et ami, tout autant qu’Achab est obsédé par la baleine blanche. 

 

DIMENSIONS

 

Dominique Fortier ne se contente pas de raconter les émois de Melville devant son collègue, mais se tourne aussi vers une aventure qu’elle vit avec Simon, une péripétie littéraire (comment pourrait-il en être autrement), un désir qui restera au niveau du fantasme comme celui des deux Américains. Un jeu de miroir entre les personnages que deviennent Melville et Hawthorne, Fortier et Simon, un poète et la rédaction de son livre.

 

«Simon est apparu dans ma vie en hiver.

Il avait attendu que nous soyons séparés par l’océan Atlantique pour m’écrire : Cette nuit, j’ai rêvé à toi.

La table était mise. C’était à ce rêve qu’il écrivait. Et pendant des semaines, j’allais répondre à une voix sans visage s’élevant au milieu de la nuit comme la fumée d’une cheminée, la trace d’une présence, une chose qui dit : là, il y a quelqu’un, de la lumière, du feu.» (p.31)

 

Pour faire le tour de l’acte de création, Dominique Fortier fait appel à Lizzie, l’épouse de Melville qui transcrit les feuillets de son mari. Sa main d’écriture est parfaite, tellement, que l’on croirait qu’il s’agit d’une page imprimée. Des phrases qu’elle ne comprend pas toujours. Et quand elle intervient dans l’histoire, elle y va d’une écriture lisse, sans heurts, pareille à ce qu’elle est dans la vie. Une prose sans points ni virgules, sans lettres majuscules. Une coulée qui dérive avec l’eau de la rivière Saco. 

 

«… je ne serai jamais écrivaine non seulement je n’arrive pas à trouver les images mais même les mots m’échappent tout ce que j’arrive à tenir c’est ce que je peux sentir entre mes doigts cette plume une cuiller en bois les petits doigts de malcolm quand il s’endort comment fait-il herman pour ne jamais se laisser distraire quand il écrit…» (p.43)

 

Le cœur de cette aventure : l’amour de Melville pour Hawthorne et peut-être aussi l’attirance de ce dernier pour l’auteur de MOI ET MA CHEMINÉE. Cet attrait n’arrivera jamais à aboutir, tout comme Achab ne parviendra pas à tuer la baleine qui le hante. 

Une passion refoulée, un désir impossible. En plus, Lizzie est subjuguée par le ténébreux Nathaniel. Là, Dominique Fortier laisse aller son imagination.

 

«… c’est que cet enfant qui n’existe pas encore me fait peur pour une autre raison et s’il allait naître avec une paire d’ailes ou une paire de cornes la vérité c’est que j’ignore qui en est le père — la vérité c’est que je ne suis plus certaine d’en reconnaître la mère…» (p.304)

 

FRAGMENTATION

 


Ça peut sembler emberlificoté avec la fragmentation du récit qui se partage entre l’histoire de Melville et Hawthorne, les propos de Lizzie au je avec celle de l’écrivaine en train de bâtir son livre et des notations, comme des fiches épinglées ici et là pour nous informer sur le monde marin et les océans.

 

«Les méduses n’ont ni poumons ni branchies. Elles sont dépourvues de cerveau comme de cœur. Qu’est-ce que donc qui est essentiel à l’existence si elles peuvent tout de même naître, vivre, se reproduire et mourir? Peut-être simplement l’eau salée dont elles sont composées à près de quatre-vingt-dix-huit pour cent. Il n’est de nécessaire que l’océan en nous.» (p.97)

 

Bien sûr, il ne faut jamais oublier que nous sommes dans un roman et que Dominique Fortier exprime dans LA PART DE L’OCÉAN sa fascination pour la fiction, la lecture et tout ce qui fait qu’un livre apparaît, autant la vie et le temps que le romancier passe à rédiger son texte, le milieu qu’il arpente et qui le hante, avec ce lecteur anonyme et obsédant qui donne une figure autre aux personnages quand ils sont confiés à un éditeur. 

On s’en doute, Dominique Fortier s’appuie sur une correspondance entre les deux auteurs dont on ne peut lire que les missives de Melville. Toutes celles de Hawthorne ont été détruites, on ne sait pas qui. Tout comme on ne peut se pencher que sur les lettres de Kafka à Milena Jesenskà que Danielle Dussault tente de retracer dans L’EXPÉRIENCE MILENA. Les messages enflammés de cette journaliste et admiratrice du grand écrivain ont disparu. Dans les deux cas, personne ne peut dire qui a pris la décision de les brûler.

 

FICTION

 

Nous nous avançons dans des histoires où Dominique Fortier comble les trous avec son imaginaire et aussi la connaissance de son sujet qu’elle ne cesse de ressasser comme tous les écrivains qui travaillent à un roman ou un récit. Madame Fortier met les choses en perspectives à la toute fin de l’ouvrage.

 

«Toute ressemblance avec des personnes réelles ou ayant déjà vécu n’est évidemment pas que le fruit du hasard. Herman Melville et Nathaniel Hawthorne ont réellement existé, de même que leurs proches, et je me suis inspirée d’événements véridiques de leurs vies pour écrire les pages qui précèdent, tout en prenant quelques libertés avec la stricte chronologie. Pareillement, les pensées, les paroles et la plupart des actes que je leur prête sont le fruit de mon imagination et répondent à un désir de justesse plutôt qu’à un souci d’exactitude. De Lizzie, j’ai gardé le nom et le fait qu’elle a pendant un certain temps transcrit les manuscrits de son mari, et j’ai inventé le reste. Bref, avec tout ce que cela suppose de fidélité, de trahisons et de pas de côté, j’ai voulu faire de leur histoire — et de la mienne — une fiction.» (p.323)

 

Je me suis laissé bercer par la prose de Dominique Fortier, comme lorsque je m’assoupis par les jours calmes et chauds au bord du grand lac, quand la vague, toujours défaite et reprise, me pousse dans les cercles du sommeil ou encore dans la rêverie. 

C’est ce qui importe. 

Dominique Fortier présente une formidable lecture de MOBY DICK, ce roman si mal reçu à sa parution en 1851 et boudé par la critique. Il aura fallu la patience de l’eau et de la mer pour trouver la place que cette œuvre monumentale devait avoir dans la littérature mondiale.

La passion, un amour rêvé et inatteignable, certainement la quête de l’écrivain qui va en aveugle imaginant sa destination quand il sent le port s’éloigner et qu’il s’enfonce dans la brume où tous les chemins s’abîment. Le désir de Melville pour Hawthorne ne se concrétisera jamais dans des gestes, des mots, des bouts de phrases, le plaisir et la douleur, mais restera une poussée vers l’inaccessible, une forme d’idéal et de perfection qui peuvent vous détruire ou vous abandonner comme un spectre après avoir été propulsé hors de vous et des frontières connues. Personne ne sort indemne d’une telle aventure. 

La passion refoulée de Melville pour Hawthorne se moule à l’obsession du capitaine Achab qui vend son âme au diable pour retrouver le cachalot qui lui a volé un membre. Il est condamné à claudiquer sur le pont, avec sa jambe de bois qui marque le temps et qui va l’emporter corps et bien avec son équipage. 

C’est magnifique et hypnotisant ce roman de Dominique Fortier. Je m’en suis réchappé un peu croche, me retenant à tous les passages que j’ai soulignées en jaune, me laissant étourdir, soulever par la puissante écriture de l’auteure, tout comme Ismaël qui, après toutes les aventures, s’accroche au cercueil de Queegueg qui flotte dans les vagues comme un bouchon. La tombe, le dernier lit, devient la nacelle de vie et d’espoir. Un roman magnifique où Dominique Fortier donne sa pleine mesure encore une fois. Étonnant et subjuguant.

 

FORTIER DOMINIQUE : La part de l’océan, Éditions Alto, Québec, 328 pages.

https://editionsalto.com/livres/la-part-de-locean/