L’écrivain et journaliste Robert
Lévesque aime aller et venir dans l’œuvre d’un créateur, la secouer pour se
hisser au-delà des clichés et des sentences que l’on prend souvent pour des
vérités. Louis-Ferdinand Céline, par exemple. J’ai découvert cet écrivain alors
que je venais d’ouvrir une parenthèse en m’exilant à Montréal pour des études.
«Le voyage au bout de la nuit» fut une illumination. Il était possible d’écrire
comme ça, d’avoir un tel regard. J’avais baigné jusqu’alors dans les romans de François
Mauriac, André Gide et Victor Hugo. Une commotion!
«Ce titre, me suis-je dit, ce
sera Digressions; ça m’est sorti
comme ça de la caboche, comme un sou d’une tirelire secouée; c’était, pensai-je
aussitôt, la clé des champs qui allait me permettre de fuir à l’aise, de me
livrer à mon penchant pour les bifurcations, les pattes d’oie et les étoiles,
les parenthèses et les tirets (un goût, un faible, un vice, un défaut?) — la dentelle véritable, dirait Céline qui
ne s’en privait pas et qui, passage Choiseul, avait été élevé dans la guipure
par sa mère Marguerite —; me laisser aller à ma propension pour ce que les
lexicographes définissent comme un «développement écrit qui s’écarte du sujet»
(le Robert) ou «un développement
étranger au sujet» (le Larousse),
alors que le vieux Littré nous
avertit encore qu’on «s’égare» avec ces développements…» (p.15)
Robert Lévesque s’attarde à Céline,
son écriture, l’homme et le médecin. Il y a aussi Samuel Beckett, le grand
farouche qui m’a hanté au temps où j’osais m’aventurer sur une scène. Je rêvais
d’incarner Vladimir dans «En attendant Godot». Il y avait aussi Winnie la
magnifique de «Oh les beaux jours». Je n’ai pas résisté à la tentation de lui
faire une petite place dans mon «Voyage d’Ulysse». Ce personnage m’a toujours ému
avec son monologue interminable et Willie qui s’enferme dans un silence
inquiétant. L’art de toucher le drame avec les mots du quotidien.
Gabrielle Roy
L’écrivain convoque Gabrielle
Roy alors que la journaliste se préparait à entrer en écriture. Une traversée
vers l’Île aux Coudres avant Pierre Perreault, le cinéaste. Un reportage, des
phrases, un éclat inquiétant comme dans «Le grand Meaulnes» d’Alain Fournier. Un
texte qui laisse deviner l’écrivaine qu’elle allait être.
Bien sûr, le théâtre occupe
une place importante dans la vie et l’écriture de Robert Lévesque. Il s’attarde
à des sujets qui ont fait les manchettes. L’affaire Bertrand Cantat et Wajdi
Mouawad. Triste épisode, improvisations devant les hoquets de certains
chroniqueurs.
«Aucun des deux pitres
n’élabora quoi que ce soit d’analytique ou d’interrogatif sur la proposition
théâtrale qui pouvait amener Wadji Mouawad à choisir ce chanteur. Personne dans
le monde journalistique ne traita l’événement autrement qu’en répercutant les
cris de putois de ces réactionnaires. Dans le vacarme, Mouawad s’est tu. Je le
connais. La bêtise le paralyse.» (p.119)
Des poussées vers Jarry,
Verlaine, encore Céline, Ginsberg et Burroughs, les comparses de Kerouac. Quelques
flèches aussi vers les médias de maintenant.
«La télévision publique a mis
ses dimanches entre les menottes d’un humoriste à la voix de fausset, un
monsieur Loyal de la négation de la pensée. Dans cette entreprise commerciale
qu’elle est devenue, aucun espace n’est aménagé dans lequel il se pourrait que tout le monde pense.» (p.121)
Recherche
Robert Lévesque aime les
ruelles, le côté toujours à l’ombre pour regarder, écouter, tenter de débusquer
les créateurs dans ce qu’ils ont de plus intime et de plus fragile. Beckett
dans sa cabane où il écrivait, Céline et son cynisme inquiétant ou encore
Rimbaud qu’il imagine en Afrique dans la poussière d’un soleil qui rend fou. Avec
des retours au Québec pour mieux repartir sur des textes avec une passion
singulière. «Digressions» tient de l’autobiographie, des réflexions d’un
lecteur boulimique, des arrêts sur ses passions et ses obsessions. On y
retrouve même ses chats.
Pur bonheur que de plonger
dans un livre du genre. Il est la preuve que notre littérature prend toutes les
directions, même si elle est trop peu fréquentée. Il faut des Robert Lévesque
pour pister les créateurs et ralentir la course effrénée vers la nouveauté et
la jeunesse. Il démontre que la littérature n’est pas un produit jetable et
qu’elle parvient souvent à secouer la vie, qu’elle n’est surtout pas une denrée
périssable!
Digressions de Robert
Lévesque est paru aux Éditions du Boréal.