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dimanche 22 mai 2011

Sergio Kokis de retour avec «Clandestino»

 «Le Pavillon des miroirs» révélait Sergio Kokis en 1994. Depuis, il publie à un rythme effréné. À signaler «Les amants de l’Alfama», «La gare» et «Negao et Doralice», des ouvrages remarquables. Il revient dans l’actualité littéraire après un certain silence avec «Dissimulations», un recueil de nouvelles et «Clandestino» un roman qui se situe en Argentine, au moment où le régime des militaires doit céder le pas.
Tomas Sorge, son héros, se retrouve au bagne. Militaire de carrière, il a exécuté une mission spéciale pour ses supérieurs qui n’ont pas hésité à le sacrifier quand la situation s’est corsée.
«La vie d’un homme envoyé à la prison militaire d’Ushuaia était, pour ainsi dire, une vie en suspens. Cela pouvait signifier un mauvais temps à passer avant de regagner la liberté, comme cela pouvait signifier l’attente d’une exécution sommaire qui s’ajouterait  à celles des milliers d’autres disparus. Mais cela pouvait aussi vouloir dire de la torture pour la torture, dans le but unique d’humilier et de briser l’existence du détenu.» (p.12)
Des conditions de vie épouvantables et des corvées inhumaines. Tomas survit en rejouant des parties d’échecs des grands maîtres qu’il affectionne, en cultivant sa vengeance. Il imagine mille manières de régler le cas de celui qui l’a envoyé aux travaux forcés. Une façon comme une autre de garder espoir quand on a tout perdu.
Vers la fin de sa sentence, il retrouve un camarade qui a été torturé sauvagement. Il lui fait la promesse de retracer sa fille et son épouse avant de «l’aider à mourir». Une mission qui porte une partie de l’intrigue et qui tourne plutôt mal.

Collaboration

Au moment de sa libération, le pays connaît une vague de démocratisation. Un gouvernement civil va prendre la direction de l’Argentine, mais les militaires se préparent à reprendre le pouvoir quand la situation l’exigera. Que faire? Sa compagne Carla ne lui a donné aucune nouvelle depuis son arrestation. Un supérieur, le responsable de sa condamnation, lui demande d’effectuer des missions spéciales. Il déroule le tapis rouge. Une forte rémunération et une vie confortable dans un pays où la plupart tire le diable par la queue. Tomas Sorge glisse dans la peau de José Capa. Il doit changer d’identité, devenir un autre pour se perdre dans la clandestinité.
Il doit oublier son ancienne vie, les lieux familiers même s’il résiste mal à la tentation de revoir Clara qui ne demande qu’à reprendre avec lui. Ce sera sa dernière faiblesse sentimentale. Il ne peut plus faire confiance à personne.
Il effectue des cambriolages dans des maisons privées, s’empare de documents compromettants. Il en profite pour s’en mettre plein les poches avec ses complices et finit par exercer sa vengeance avant de fuir en Espagne.
Nous retrouvons dans «Clandestino» un monde qui n’est pas sans rappeler la trilogie où Kokis s’attarde aux dictateurs du Nouveau Monde. Un univers cruel où il faut se faire une place et tuer pour ne pas être tué. Tomas même s’il aime se perdre dans les romans de Dostoïevski, doit devenir impitoyable. Il finit par ressembler à ceux qui l’ont envoyé au bagne et qui le paie grassement maintenant. Il se sert, manipule, tue avant de fuir. Le milieu fait le larron peut-on croire.

La survie

Tous sont manipulés par des plus puissants et doivent se battre pour survivre. Les femmes sont souvent des victimes dans l’univers de Kokis. Elles n’ont que leur corps pour se faire une petite place dans la vie. Elles sont manipulatrices, coquettes, capables du pire pour arriver à leur fin. À l’image peut-être des hommes qui s’en servent avant de les rejeter comme de vieux chiffons.
Tomas, malgré tout, reste sympathique même si la fourberie et le mensonge sont des outils nécessaires à sa survie. Le jeu d’échec est impitoyable cette fois et la défaite ne pardonne pas. Tous se débattent pour demeurer vivant. On le prend ou on ne le prend pas.
Sergio Kokis est un conteur exceptionnel qui vous entraîne encore une fois dans les labyrinthes les plus sordides de l’humanité. On ne veut plus lâcher «Clandestino» quand on s’y aventure. Un bon cru.

«Clandestino» de Sergio Kokis est publié chez Lévesque Éditeur.
http://www.levesqueediteur.com/kokis.php

dimanche 15 mai 2011

François Désalliers sait retenir son lecteur

Le titre ne m’inspirait guère. J’avais la certitude de ne jamais me rendre à la fin du roman de François Désalliers. Et je me suis risqué, peut-être à cause du titre. «Le jour où le mort est disparu» titille la curiosité. Pourquoi pas quelques pages pour avoir une petite idée que je me suis dit.
«On peut dire que c’était un mort plutôt banal. Mais sa disparition l’est beaucoup moins. C’était un homme de cinquante ans qui travaillait tranquille, comme tout le monde. Il n’avait pas de maladie notable. Il avait bien quelques petits bobos, mais rien de sérieux. Une tendinite à l’épaule droite, des otites séreuses à répétition, et une petite verrue sur le deuxième orteil du pied droit.» (p.11)
Un vernis d’humour, un regard amusant sur le personnage et cette société qui ne cesse de nous étonner. François Désalliers m’avait tout simplement pris dans ses filets. Impossible de m’arrêter, il fallait que j’aille jusqu’à la fin.

Histoire

Un écrivain gagne sa vie comme vendeur dans un magasin d’articles pour le jardin. Il meurt de sa belle mort pendant la nuit après avoir fait l’amour avec sa femme. Comme à tous les matins, Nicole se lève tôt, surtout les jours où il est en congé, pour arroser ses tomates et ses fleurs. Elle ne se nomme pas Lafleur pour rien. Elle doit faire vite parce que Gros et Méga-Gros, le magasin, livre un nouveau matelas.
Les livreurs, pas trop pourvus en neurones, ramassent le vieux matelas, le corps, l’emballage et vont jeter le tout au dépotoir municipal. Le client doit être satisfait avant tout.
«Le grand sac de plastique contenant les papiers et les cartons et, accessoirement, le mort, Jacques Laverdure, est empoigné par les deux types et balancé dans la fosse où il déboule, se déchire et se perd enfin parmi les ordures. Pierre fit glisser la passerelle métallique à l’intérieur du camion et il remonte à bord. Il salue les deux hommes en combinaisons et se dirige vers la sortie.» (p.24)
Quelques heures plus tard, l’épouse aux tomates, se demande où est passé son mari. Peut-on partir comme ça, tout nu, sans rien emporter ? Commence alors la longue attente, des recherches qui n’aboutissent pas jusqu’à ce qu’un enquêteur aveugle prenne l’affaire en main avec sa coéquipière.
Les incidents se multiplient. Les livreurs se noient lors d’une excursion de pêche (le lac Paré en plus) et le gérant de Gros et Méga-Gros meurt dans un accident de la circulation. Les témoins qui pouvaient faire la lumière sur la disparition de Jacques Laverdure ne peuvent plus témoigner. Le corps de l’écrivain ne sera jamais retrouvé, on l’imagine.

Attente

Nicole entreprend sa propre enquête, rencontre les amis de son mari, l’éditeur, ses collègues de travail, lit son journal, son dernier manuscrit qui porte un titre étrange. Aucune trace, aucune façon de débusquer une vie secrète à Jacques Laverdure (un nom prédestiné pour un homme qui travaille chez Côté jardin). Son époux menait une vie rangée, l’aimait même s’il reluquait les voisines du quartier de temps en temps.
Il faudra le policier aveugle pour comprendre et dénouer ce roman policier qui va à contre courant. Une façon de dire aussi que les êtres les plus proches demeurent des étrangers.
Une fois à la fin de cette histoire tarabiscotée, je me suis demandé ce qui m’a retenu dans «Le jour où le mort est disparu»? L’action, le portrait d’une société qui se dégage de ces quiproquos ? Peut-être tout cela, mais surtout le talent de conteur de François Désailliers. Il a l’art de vous accrocher, malgré les situations les plus invraisemblables.
Un ouvrage sans prétention sinon celle de procurer un bon moment de lecture. Par ricochet, l’auteur fait réfléchir à la frénésie qui emporte tout le monde et fait passer souvent à côté de l’essentiel.
François Desailliers met le doigt sur un problème qui caractérise notre société. Nous sommes peu attentifs aux autres et les commerçants font tout pour satisfaire le client, même le pire. L’individualisme aussi qui fait que nous sommes souvent des étrangers pour nos proches et ceux qui nous côtoient à tous les jours. Oui, on peut réfléchir en souriant. 

«Le jour où le mort est disparu» de François Désalliers est paru aux Éditions Trois-Pistoles. 

dimanche 8 mai 2011

Jean-Pierre Vidal fait grincer des dents

Jean-Pierre Vidal, dans «Petites morts et autres contrariétés», aborde un sujet que la société n’aime guère effleurer. Par le biais de trente-trois textes plus ou moins élaborés, l’écrivain tourne autour de la fatalité qu’est la mort. Il faut du courage pour aborder un sujet occulté et encore un peu tabou.
Le nouvellier plonge dans l’intime, mais ne dédaigne pas les drames qui dépassent l’entendement. Dans «Le dixième», un officier doit exécuter un soldat sur dix pour réprimer une révolte provoquée par l’incompétence des militaires. C’est assez terrifiant comme scénario.
«Jean-Pierre Vidal a la parole en amusement. Il brosse ses tableaux, met en scène des gens qu’on a l’impression de connaître, leur soumet un problème qu’ils se sont souvent causé eux-mêmes, et les regarde manœuvrer au péril de leur vie. L’air de n’y être que par hasard», écrit Louis-Philippe Hébert, son éditeur, dans une courte préface.
L’écrivain débusque les grandes et petites tragédies, imagine l’Irak après Saddham, Monsieur Hitler qui est sorti vainqueur de la Deuxième Guerre mondiale et s’est retiré dans un village pour mener la vie de facteur. Ou encore un écrivain tente de relancer sa carrière en organisant son enlèvement avec la complicité de son éditeur et d’un groupe terroriste. Le journal de captivité est déjà écrit et on peut imaginer que rien n’ira comme prévu.
Et ici et là, une description du quotidien qui vous empoigne et vous secoue. Chacune des nouvelles montre l’absurdité de certaines situations, la banalisation de l’horreur et de l’inacceptable. Ses personnages sont souvent lucides, mais incapables de briser la spirale qui les emporte. 
«Ce qui commençait à lui peser, maintenant, dans ses relations avec les filles que la Zénon lui ramenait, ce n’était pas tant l’indifférence pendant l’acte, enfin pas toujours, c’était plutôt leur parfaite insensibilité au sens de la chose. Elles faisaient ça avec une bonne volonté détachée, comme pour rendre gentiment service ou se conformer à ce qu’on attend des jeunes filles de leur âge. Ça allait avec le cellulaire, le IPod et Facebook.» (p.161)
Voilà un thème récurrent chez Vidal. Les gadgets mènent à l’indifférence et à la solitude, à une sorte de lobotomie où les passions ne sont plus qu’un souvenir.

Univers

Bien sûr, le professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi peut sembler pessimiste. Il ne se gêne pas pour bousculer les obsessions de ses contemporains, la stupidité qui pousse un individu à être de toutes les émissions de télévision où le public fait tapisserie. L’écrivain décrit bien ce monde où il importe plus d’avoir des opinions que des idées.
Une sorte de fatalité chez Vidal emporte tout et mène au pire. Les gens sont aspirés par une vie trépidante et la mort profite de la moindre distraction. Ce qui dérange surtout, c’est la perte de sens critique et de jugement qui fait que tout devient banal. L’amour, la vie et les drames horribles qui secouent l’humanité passent avec les modes, un reportage à la télévision. Les monstres deviennent des citoyens modèles qui aident leurs semblables. Comment imaginer Hitler en grand-père toujours prêt à tendre la main. Oui, le monde est absurde et la mort est là pour nous le rappeler peut-être. 
Un regard lucide sur l’agitation des communications et du verbiage. Si «Jean-Pierre Vidal bouscule, dérange sans pousser les hauts cris» explique encore son éditeur, il fait souvent grincer des dents.
Le drame couve dans un embouteillage ou dans une fête pour souligner un départ à la retraite. Ses héros sont souvent des victimes qui mettent le doigt dans une mécanique qu’ils ne peuvent plus arrêter.
Jean-Pierre Vidal n’a pas son pareil pour démonter le ridicule de certains comportements, les obsessions du paraître et de l’avoir. Une véritable douche glacée qui s’avère nécessaire pour démêler le vrai du factice, le réel de l’inutile. Tout cela en ayant l’air de ne pas y toucher. J’avais lu quelques-uns de ses textes dans des revues, mais comme ça, en vrac, Monsieur Vidal étourdit. Un coup de poing qui laisse un peu sonné. À lire et à relire pour le sujet, mais aussi pour l’écriture, cette phrase envoûtante et d’une efficacité redoutable.

«Petite morts et autres contrariétés» de Jean-Pierre Vidal est édité aux Éditions de La Grenouillère.

dimanche 1 mai 2011

Marisol Drouin inquiète dans un premier roman

Un cataclysme submerge une île. La vague emporte tout et les survivants doivent fuir. Échine, se retrouve avec sa mère sur un navire qui transporte réfugiés et marchandises. Les enfants courent sur le pont, cherchant quelque chose à manger. Le jeune garçon se fait des amis pendant que sa mère, devant la destruction de son monde, n’arrive plus à se ressaisir. Les réfugiés voguent vers un monde qu’ils imaginent et les rumeurs se font persistantes.

«Les vieux disaient que, là-bas, les gens vivaient sans soleil, sous une épaisse couche de nuages mauves. Une lumière jaune éclairait les rues humides la nuit. Les femmes modifiaient leur corps, échangeaient leurs organes contre d’autres artificiels. Les homme ne trouvaient pas de travail. Les autorités créaient des quartiers de miséreux à l’écart des villes. Il ne fallait pas rêver. Nous étions désormais des sans-terre.» (p.14)
Malheureusement, les racontars disent la vérité. Les sans-terre sont parqués dans des ghettos, un peu à l’écart de la ville quand ils touchent le nouveau continent, au quai 31. C’est peut-être l’Amérique, partout où la vie peut continuer.

Survie

Les réfugiés doivent penser une nouvelle vie même s’ils sont privés de tout. La mère d‘Échine a laissé son esprit dans l’île et son fils confronte la réalité impitoyable de son nouvel environnement. Il se fait chasseur de chats dans la Haute-Ville, rencontre des étrangés, subit le racisme et l’ostracisme dans un monde nouveau et familier.
Les habitants troquent leurs organes naturels pour des substituts plus performants. Coeur, foie, poumons, reins, colonnes vertébrales. Pas un élément du corps n’est épargné. On se vante d’être «artificiel», d’être plus performant. Une belle façon d’évoquer les chirurgies qui modifient le corps ou ces transplantations qui permettent de repousser la mort.

Rencontre
Échine croise Chamir ou Sirchalie, une performeuse qui s’occupe également des vieux à la maison bleue. Les personnes âgées sont hébergées avant d’être données en adoption. Cette rencontre change la vie du jeune réfugié.
«Le regard noir. Sirchalie était d’un autre monde. Pure et mutilée. Son sein droit avait été amputé à la suite d’un spectacle qui avait mal tourné. La ganse de son sac fourré d’épées traversait sa poitrine. Le blanc de sa peau éclatait sous l’éclairage. Elle fixait la foule, les jambes écartées.» (p. 51)
Le jeune femme donne des performances avec un taureau et soulève la foule qui en redemande. Le spectacle se termine par une scène que les voyeurs attendent.
Sirchalie, de son vrain nom Chamir, devient la petite amie d’Échine. Ils baisent, s’occupent des vieux, mais elle refuse de parler d’avenir et d‘amour. Elle reste distante, craignant peut-être de s‘attacher dans ce monde qui se défait et retourne à la barbarie. Les gens tuent, volent, troquent leurs organes dans une recherche frénétique d’une vie meilleure. Une obsession de l’immortalité qui hante les esprits depuis toujours.
Tout ne peut que mal se terminer dans cette cité où chacun lutte pour sa survie. Surtout quand une épidémie frappe la population et que les réfugiés sont accusés de transmettre le virus. Une belle manière d‘évoquer le SIDA. Il faut une greffe pour échapper à la terrible maladie. Chamir en mourra. Un coup terrible pour Échine qui voit son univers s’effriter encore une fois. Il se perdra dans une charge des sans-terre contre les murs de la Haute-Ville, une rage qui montre tout son désespoir.

Allégorie

Marisol Drouin évoque le monde contemporain en grosissant les absurdités que nous connaissons sans trop y penser. Le rêve d’immortalité qui passe par les chirurgies et le don d’organes, les cataclysmes qui balafrent la planète et provoquent des petites fins du monde un peu partout. Reste la tendresse, l’entraide pour croire à un avenir meilleur peut-être.
Une formidable allégorie, une touchante histoire d’amour qui laisse sans voix. Un roman dur, terrible, mais d’une bouleversante humanité, une tendresse qui garde vivant l’espoir malgré le pire.
Madame Drouin surprend dans cette première parution. Une phrase vivante, imagée et belle de soubresauts. Un texte qui a comme une parenté avec «L‘écume des jours» de Boris Vian. Ce n’est pas rien et surtout pas un reproche que je lui fais. Une véritable découverte.

« Quai 31 » de Marisol Drouin est paru aux Éditions de La Peuplade.

dimanche 24 avril 2011

Pierre Gélinas demeure un écrivain actuel


Pourquoi un écrivain, malgré des œuvres percutantes, reste-t-il inconnu? Comment expliquer l’indifférence des lecteurs et de la critique devant un roman qui se démarque par son sujet et son originalité? Est-ce parce que l’auteur heurte la société des bien-pensants ou parce qu’il aborde un sujet que l’on ne souhaite pas explorer? Comment cerner les raisons qui font qu’un romancier est adopté ou rejeté par son milieu?
Il faut remercier les Éditions Trois-Pistoles et Victor-Lévy Beaulieu pour avoir sorti des oubliettes «Les vivants, les morts et les autres» de Pierre Gélinas, un ouvrage, publié il y a plus de cinquante ans et qui a sombré dans l’oubli. J’avoue, à ma grande honte, tout ignorer de cet écrivain.
«Et pour cause : sa première édition, qui remonte à 1959, est épuisée depuis longtemps. Le roman, du coup, est devenu introuvable ailleurs que dans les librairies d’occasion où on pouvait toujours le dénicher si on avait de la chance, et il en fallait beaucoup car, même là, il était devenu une perle rare… … La mort de Pierre Gélinas l’an dernier, disparu dans un silence quasi total, a confirmé en effet son statut tout à fait singulier dans la littérature québécoise contemporaine à laquelle cet écrivain appartenait sur le mode de l’absence.» (p.11)

Le héros

Maurice Tremblay, un fils de bonne famille, rompt avec son milieu et s’enrôle dans les luttes ouvrières. Il s’initie dans les chantiers de la Windigo, vit le conflit de la Dominion Textile à Montréal et celui du magasin Dupuis Frères dans les années 50. Assemblées syndicales, enquête de la police, violence sur les lignes de piquetage, duplicité de certains chefs des unions américaines, arrestations sont au menu. Maurice finira par devenir membre du Parti communiste du Canada et se présentera aux élections dans Saint-Henri, le quartier devenu célèbre grâce à «Bonheur d’occasion» de Gabrielle Roy.
««Les vivants, les morts et les autres » s’avère tout compte fait un remarquable roman d’apprentissage social, un des très rares que compte notre littérature romanesque. Et cet apprentissage, cette connaissance progressivement acquise du monde et des hommes, est mis en scène dans un cadre aussi très peu souvent mis en représentation dans la fiction d’ici : le milieu ouvrier, l’univers de l’action syndicale et politique.» (p.27)
Tout s’effrite quand les militants lisent le rapport Khroutchev qui montre Staline en tyran qui a éliminé tous les opposants en Russie. Meurtres, tortures, emprisonnements, tout y est. Le parti implose et Maurice se retrouve avec un idéal en miettes.

Un monde

En parcourant «Les vivants, les morts et les autres», on constate que ce roman avait tout pour choquer les bonnes consciences de l’époque. Duplessis mourait à Schefferville, l’année de la parution de cet ouvrage, ouvrant une porte sur la Révolution tranquille. Le clergé, les dirigeants du monde politique et des affaires, avec les tenants de la culture, sortaient tous des cours classiques où le mal et le bien se partageaient l’espace, Le roman de Pierre Gélinas plonge dans un milieu «diabolisé» par la bonne société.
Il bousculait le clergé, les gens d’affaires en mettant en scène des travailleurs et des militants qui flirtaient avec le communisme dans un Québec et une Amérique qui baignaient dans le maccarthysme. Gélinas décrit les luttes ouvrières, la duplicité du monde politique et judiciaire, la collusion de la police avec les patrons pour écraser les grévistes. Une saga comme il en existe peu au Québec.

Justesse

Une belle manière de comprendre les années qui ont précédé la Révolution tranquille. L’émeute du Forum de Montréal, entourant la suspension de Maurice Richard en 1955, vaut à elle seule le détour. Un éclairage différent sur l’histoire récente du Québec et les mouvements sociaux que la littérature ignore beaucoup trop souvent. Même de nos jours, les luttes ouvrières et le monde du travail sont boudés par les littéraires.
Une redécouverte, une lecture passionnante, un roman à lire absolument. Pierre Gélinas mérite que l’on s’attarde à son oeuvre et qu’on lui fasse enfin une place dans la littérature québécoise.

«Les vivants, les morts et les autres» de Pierre Gélinas est paru aux Éditions Trois-Pistoles.

dimanche 17 avril 2011

Marie Clark mélange le réel et le virtuel

«Mémoires d’outre-Web» de Marie Clark plonge le lecteur dans un monde de marginaux qui ont du mal à séparer l’imaginaire du réel. Benjamin, branché sur les jeux virtuels, vit un moment difficile. Sa meilleure amie s’est suicidée. Il entreprend alors un pèlerinage pour comprendre ce qui s’est passé dans la tête de sa copine. Il ignore tout de la ville, ayant vécu en reclus jusqu’à maintenant. 
«En sortant, le fantôme de Ralph s’est mis à me recoller les semelles de sa présence subtile. Je me suis assis sur le premier banc qui m’est passé par la tête pendant que la nuit nous attrapait et je suis resté en tête à tête avec ce qui avait été son univers jusqu’à tout récemment. Le temps avait la dimension spéciale des jeux virtuels, qui nous fait l’oublier complètement.» (p.33)
La particularité de ce roman vient du langage et de sa forme éclatée. Il ne faut jamais oublier que Benjamin est hyperactif, dyslexique et dépendant du monde virtuel. En plus, il ne cesse de clavarder avec Dieu grâce à l’ordinateur.
«Bon. J’étais vraiment pas sûr de continuer, même s’il avait peut-être pas tort, après tout. Si Dieu est aussi nocif qu’il le prétend lui-même, comme il m’a déjà clavardé, ça pourrait arriver qu’il veuille en finir avec nous. Et je sais pas si je serais contre. Mais tout de même. Il y a toujours une vérité partout, je me suis dit. Le problème, c’est de tomber dessus.» (p.34)

Étrange

Un monde halluciné et chevaleresque, à l’image des jeux où il faut éliminer l’adversaire pour connaître la gloire. Un univers où les mauvais et les bons ne font jamais de quartier. Sauf que dans la vraie vie, le mort ne se relève jamais pour reprendre la course. Benjamin a beau être un virtuose de ces «guerres fictives», il a du mal à se débrouiller dans les rues où il n’arrive pas à s’orienter.
«Non, chu juste dyslexique profond en géographie des lieux, j’ai répondu, insulté.» (p.58)
Il vivra le pire et le meilleur grâce à quelques protecteurs. Divine Soleil (une proche du Dieu clavardeur peut-être) tire des ficelles et le sauve à plusieurs reprises. Difficile de savoir si nous sommes dans le fantasme ou le concret. Benjamin confrontera la mort, la violence, l’amitié, l’entraide grâce à un chat qui s’attache à lui.
Un roman initiatique où le héros triomphe de tous les obstacles pour atteindre une forme de paix et de bonheur.
«J’ai cherché ses yeux, mais ils figeaient le trottoir. J’ai pas insisté, j’avais très bien perçu sa bénédiction pour continuer la quête de la vie après elle, même si, à la fois, son sacrifice me transperçait. J’ai cherché la taille de cet astre brûlant ; elle s’est appuyée contre moi et on est rentrés comme ça, en ruisselant de tous nos feux, sans troubler l’eau calme du silence.» (p.124)

Épopée

«Mémoires d’outre-Web» est une épopée chevaleresque où le bon triomphe et les mauvais sont punis comme il se doit. Un monde où Dieu tient le clavier de l’ordinateur et où un chat protège les démunis.
«Le ciel s’est mis à se débarbouiller et, du coup, tous les vampires se sont volatilisés. J’ai enfin pu m’assoupir. Je venais juste de fermer l’œil quand mon oreiller de provisions a commencé à vouloir s’en aller, ce qui me l’a fait rouvrir, au moment où le chat gris me sautait sur la tête comme un enragé. J’ai reçu ses griffes en plein visage pendant que je me relevais pur me défendre d’un coup de bâton, pensant qu’il se retournait contre la main qui l’avait nourri, mais j’ai arrêté mon élan en constatant qu’il avait une bête pendant de la gueule, presque aussi grosse et grise que lui, avec une mauvaise queue dégarnie, et qu’il s’est mis dans un coin pour la dévorer après me l’avoir paradée sous le nez en grondant de fierté.» (p.50)
Un récit plein de rebondissements qui nous transporte dans un univers inconnu et familier. Une exploration qui confronte le réel et le virtuel pour s’inventer un langage. Exigeant, mais fascinant malgré un titre peu invitant.

« Mémoire d’outre-Web » de Marie Clark est paru aux Éditions Hurtubise.