Qui n’a pas un petit secret qu’il refuse de livrer en public? «Les secrets font tourner le monde: si tout se savait, le monde s’effondrerait», affirme Alec, le personnage masculin de Neil Bissoondath dans «Cartes postales de l’enfer». Il justifie ainsi les mensonges et les fausses représentations qui marquent sa vie.
Toutes les sociétés cultivent les secrets. Ils sont protégés par des décrets et des lois, justifiant des comportements et des actions souvent inacceptables. Ces mensonges refont souvent surface, beaucoup plus tard, quand ils ne peuvent plus nuire aux protagonistes. Ils survivent aux acteurs qui les ont constitués et le travail des historiens, d’une certaine façon, est de faire la lumière sur des décisions privées qui ont marqué le destin d’une nation ou des peuples. L’actualité présente des sociétés financières où le mensonge et la tricherie ont rapporté des milliards à leurs auteurs. Pensons à Nortel et à toutes les cachotteries militaires.
Certaines tragédies couvent pendant des vies. Elles nichent dans des familles que rien ne distingue des autres. Des gens exemplaires, des modèles. Et puis tout est lancé sur la place publique lors d’un procès pour agression sexuelle ou inceste. L’inavouable fait les manchettes. Que ce soit vrai ou faux, des vies volent en éclats, brisent les individus, surtout les victimes.
Vérité ou mensonge
Alec, dans «Cartes postales de l’enfer», joue à l’homosexuel pour plaire à ses clients et réussir comme décorateur. Le succès matériel vient rapidement le combler. Le mensonge est très lucratif dans son cas. Il dirige sa double vie en artiste, se paie des «aventures physiques» avec des prostituées, garde les deux volets de sa vie parfaitement étanche. Personne ne sait, personne ne doit savoir, pas même ses parents et ses plus proches collaborateurs.
Sumintra, fille unique d’une famille d’origine indienne, est plus convaincante que ce parvenu d’Alec. Elle est poussée vers une double vie par ses origines. Elle illustre parfaitement le drame des enfants qui naissent dans des familles d’immigrants qui font tout pour maintenir des coutumes qui perdent leur sens dans leur pays nouveau pays. Sumintra reste une bonne fille avec ses parents traditionalistes, ne contestant pas vraiment les manœuvres de son père et de sa mère qui veulent la voir épouser un fils de bonne famille.
«Les garçons qui s’appellent John, David ou Andy – ou même Kelly – représentent une menace. Contrairement aux Ranjit, aux Ashok ou aux Yogendra, ils sont synonymes d’annihilation. Comme la rotondité de la Terre, la pureté du Gange et la sainteté de Krishna, c’est un sujet tabou, une vérité incontestable.» (p.93)
Ils survivent dans un ghetto et leur fille, résolument moderne, rêve la vie des jeunes de son âge. Le spectre des secrets peut aussi aller de l’anodin petit vice de son père jusqu’à une vie qui ouvre les portes à la schizophrénie.
«La cigarette, c’est un secret entre Sumintra et lui, son seul vice, sa façon d’apaiser la douleur de sa situation d’ingénieur civil dont les diplômes et l’expérience, à son arrivée au pays, se sont révélés si inutiles qu’il a dû, pour soutenir sa famille, se résoudre à vendre des sandwichs à bord d’une fourgonnette.» (p.92)
Sumintra doit rompre avec sa famille ou continuer à faire semblant. Son secret devient existentiel et dépasse l’opportunisme d’Alec. Elle est coincée entre deux mondes, deux façons de faire et de voir la vie. Le drame qui rattrape tous les enfants d’immigrants.
Passion amoureuse
Sumintra et Alec vivent une folle passion amoureuse. Ils accumulent les mensonges, les rendez-vous clandestins, mais la réalité finit par les rejoindre. On n’attise pas les feux de l’amour sans qu’une certaine vérité ne s’impose. Il faut une forme de franchise dans l’intimité pour que le quotidien devienne possible.
Et pourquoi ment-on? Par opportunisme, par faiblesse ou pour éviter de faire mal à des proches? Comment démêler les bonnes raisons de mentir et les mauvaises? Il faut admettre que nous vivons tous un peu en porte-à-faux. Il y a toujours un aspect de soi que personne ne doit connaître.
Neil Bissoondath décrit les grands et petits mensonges que l’on invente pour soi et les autres. J’avoue avoir préféré les tourments de Sumintra à ceux d’Alec. Le personnage est plus solide, plus vrai et moins superficiel. «Cartes postales de l’enfer» touche un sujet qui mine nos sociétés faites d’images et de fausses vérités. La question demeure: jusqu’où devons-nous aller et quelle est la limite à ne pas dépasser. Le président des Etats-Unis, Barack Obama, semble vouloir redéfinir cette démarcation.
«Cartes postales de l’enfer» de Neil Bissoondath est paru chez Boréal Éditeur.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/neil-bissoondath-690.html
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/neil-bissoondath-690.html