J’AI BEAUCOUP aimé le premier roman de Virginie Blanchette Doucet, 117 Nord, publié en 2016. Une histoire qui oscillait entre l’Abitibi, le lieu des origines et Montréal. Un tourbillon pendant un certain temps avant de se poser tout doucement. Une migration se fait toujours de cette façon, surtout quand on bouge à l’intérieur de ses frontières. Le mal du pays secouait souvent Maude qui revenait en Abitibi, roulait pendant des heures dans le parc de La Vérendrye afin de retrouver Francis, un monde qui s’effilochait. La jeune femme dérivait dans sa tête et dans son corps. Comment ne pas penser à Victor-Lévy Beaulieu ? Plusieurs de ses personnages ne cessent d’aller et venir entre Montréal et Trois-Pistoles. Cette fois encore, les héros de Virginie Blanchette Doucet sont des migrants, des perdus qui ne restent pas en place et cherchent un coin où ils pourront respirer. C’est le cas de Neil. Il a quitté son lointain Manitoba pour fuir, pour oublier certainement, pour se refaire une vie. En route, il a croisé Judith et ils ne se sont plus lâchés. Cela n’empêchera pas les descendants de revenir dans la maison du grand-père Dave pour comprendre l’histoire de cette famille qui hante un peu tout le monde. Roman de dépossession, de quête qui nous pousse dans les grands vents qui portent les migrateurs du Nord au Sud et peut-être aussi l’inverse.
Un lourd passé, un père attentif et la mère de Neil qui a connu un destin tragique. Une femme qui ne s’est jamais occupée de son fils, happée par un étrange mal qui la faisait s’enfuir, boire, sillonner son coin de pays, tenter de toucher une liberté qui ne cessait de fuir devant elle. Qu’il le veuille ou non, Neil est marqué par son enfance, la disparition d’Alana qui l’a traumatisé. Il part pour oublier certainement, pour contrer une fatalité atavique qui risque de l’étouffer et de le pousser dans les pires excès. Pour sortir de soi surtout, échapper à ce drame familial qu’il ne peut chasser de son esprit. L’homme va à grandes enjambées, vers le bout du monde, dans un pays qui devient l’envers de son lieu d’origine. Ostéopathe, il peut guérir les corps, mais il en est autrement des blessures de mémoire, celles que l’on cicatrise dans un terrible et lent processus. Bien plus, Neil et Judith accueillent des éclopés dans leur ranch, le temps d’une convalescence. C’est le cas de Leslie. Arrivée avec un mal à la hanche, elle n’est jamais repartie. Elle est devenue en quelque sorte un membre de la famille tout en restant particulièrement discrète.
« Neil ne laisse rien dans son assiette qui soit comestible. Il s’empiffre, gobe les yeux de la truite en claquant la langue, fait craquer sous ses dents les nageoires. Combien de verres a-t-il bus avant de revenir ? Judith voit à quel point Leslie est fascinée par l’appétit de Neil. Elle aussi, ça l’attire, cette voracité. C’est son mari. Il parle et il mange comme il respire. Il avale l’espace. Alyssia, Ivan sont comme lui. » (p.23)
L’alcool, une fatalité héréditaire qui a emporté la mère de Neil. Tout comme Neil qui vide verre après verre, tente peut-être de noyer un souvenir ou un mal-être qui n’est jamais loin.
QUÊTE
Des dévoreurs, de mère en fils et en fille. Des mangeurs d’espace qui ne peuvent s’empêcher de bouger. Ils sont là le matin, et, où seront-ils le soir ? Des instables comme la mère de Neil qui fuyait pour revenir au milieu de la nuit, plus morte que vivante. Fascinée par cette route qui finira par la tuer, qui happera Neil qui s’est arrêté dans l’envers de son monde. Elle saisira aussi Alyssia qui fera le chemin inverse pour passer de longues semaines près de son grand-père afin de comprendre peut-être les pulsions qu’elle sent en elle. Tout comme sa grand-mère Alana qui ne pouvait tolérer les contraintes, le servage que demande un enfant. Il y a une rage, une révolte dans ces femmes qui risquent de frapper comme un ouragan qui emporte tout. Un mal de l’âme héréditaire qu’il est à peu près impossible de combattre et de maîtriser, sauf par le mouvement, la folle tentative de sortir de soi, pour s’arracher au tourbillon en devenant soi-même une tornade inépuisable.
« Elle l’admire cette femme, sans l’avoir jamais rencontrée. Alyssia aime ce qui s’est transmis d’Alana en elle. Cette façon de vouloir tout faire, tout voir, de ne jamais s’arrêter. Alyssia, contrairement à Dave, veut de cette intensité dans sa vie. Et savoir la vérité, contrairement à Neil. Son père vit confortablement dans les méandres de son imaginaire, mais Alyssia brûle d’envie de savoir. Après quelques mois chez Dave, il est évident pour la jeune femme que son grand-père retient certaines informations. » (p.187)
Des instables, des possédés, je dirais, acceptant difficilement les scénarios du quotidien et qui cherchent à bondir dans une autre dimension. Ils refusent les habitudes, les gestes répétitifs qui finissent par vous avaler et vous anesthésier. C’est certainement ce que souhaitait fuir Alana en buvant tout ce qu’elle pouvait pour noyer le feu en elle, se laissant emporter par les méandres des routes et les chemins du Manitoba qui vont partout et nulle part. Comme quoi, on a beau s’étourdir, on ne réussit jamais à s’échapper de soi.
Un roman intense, râpeux, fascinant et bousculant. Les héritiers d’Alana et de Dave sont habités par des démons. Ils doivent bouger, pour s’arracher à soi et à la succession des jours, pour secouer tous les enfermements et les obligations. C’est le cas d’Alyssia, de son fils Ivan, dont elle ne s’est à peu près jamais occupée, laissant la tâche à ses grands-parents qui finira sur la route comme sa grand-mère.
J’ai eu l’impression de marcher sur une corde raide. Tout comme Leslie qui refait sans cesse un parcours périlleux et changeant sur la rivière Hakoho, elle qui ne peut oublier qu’elle a été chassée de sa communauté. Une force l’attire et elle tentera le tout pour le tout. Comme si le danger, le risque était plus fascinant que l’amour, le quotidien rempli de gestes simples, mais combien importants.
Virginie Blanchette Doucet nous pousse dans des situations où tout peut basculer. Les personnages s’en sortent souvent, parfois non. L’alcool est omniprésent, nécessaire pour l’apaisement, pour traverser les heures, aller vers une histoire autre, pour échapper à la grisaille, faire de ses jours une aventure et un exploit en quelque sorte. Les héritiers d’Alana sont habités par une fureur qui m’a fait penser aux héros d’Erskine Caldwell qui, dépossédés et errants, foncent comme des désespérés à toute vitesse sur les routes, risquant leur vie à chaque courbe.
L’EXTRÊME
Des hommes et des femmes habités par des flammes, une intensité qui les brûlent et fascinent ceux et celles qui les côtoient. Judith est subjuguée par Neil et Alyssia tente de faire basculer sa vie, négligeant Ivan qui ne peut être qu’une entrave. Des passionnés, des porteurs d’orages et de tempêtes qui risquent de se heurter à la mort, à une fatalité qu’ils ne peuvent mettre au pas.
Les champs penchés vous emporte comme le souffle d’un grand vent qui soulève la poussière dans une plaine trop sèche, où la neige qui efface tous les espaces du Manitoba, des personnages qui déstabilisent leurs leurs, laissent des souvenirs que l’on tait, que l’on voudrait oublier, mais qui finissent toujours par refaire surface. C’est le cas d’Alana qui fascinera sa petite-fille Alyssia qui aime se confronter avec la vérité pour mieux saisir les élans qui la bousculent et dérangent.
« Alyssia comprend de tout ça qu’il est surtout important de se défendre, dans la vie. Dans les soirées alcoolisées d’Alana jeune adulte comme dans sa fuite définitive, dont il lui semble chaque fois se rapprocher un peu plus, Alyssia voit une forme de liberté, entière, pas volée à personne. Cette liberté l’inspire, la soulève. Si sa grand-mère pouvait se sortir de tout, à son époque, résister à l’envie de revenir sur ses pas, Alyssia aussi ira là où elle voudra aller, quand elle le voudra. » (p.189)
La rebelle, la belliqueuse, celle qui refusait toutes les contraintes est morte de la façon la plus banale qui soit, dans son auto alors qu’elle était saoule. Ivan répétera le geste.
Les héros trébuchent souvent, se noient dans les remous d’une rivière dans un moment d’inattention ou quand ils cherchent à se faufiler au-delà des forces humaines pour se prouver qu’ils sont indestructibles et capables de tout, d’échapper à la lourdeur et la pesanteur qui occupent la plupart des vivants. Je suis sorti ébranlé de cette histoire pleine d’excès, de fuites, de colère et de rage.
Oui, les géants meurent de façon tragique et il n’y a rien de bien glorieux à perdre la vie dans une carcasse de tôle et de caoutchouc, derrière un volant où l’on s’est imaginé un court instant que l’on pouvait se soustraire à l’attraction terrestre. Tout comme on peut danser sur les remous d’une rivière avant que les vagues ne se redressent pour vous avaler.
BLANCHETTE DOUCET VIRGINIE, Les champs penchés. Éditions du Boréal, 2023, 312 pages.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-champs-penches-3958.html