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mercredi 10 mars 2021

LE PARADIS PERDU ET RETROUVÉ

ROBERT LALONDE DANS La reconstruction du paradis nous plonge dans le plus terrible des drames. L’écrivain a perdu sa maison, sa bibliothèque, les objets qui prennent plus ou moins d’importance avec le temps. Tout envolé en cendre et en fumée, dans un feu de l’enfer qui ne laisse que rebuts et suie. Comme si sa vie s’était dissoute dans les braises et les tisons. Que faire? S’accrocher, pleurer sur les décombres ou se tourner vers le soleil qui se faufile entre les arbres d’une infinie patience, l’hiver qui calme tout comme la plus belle des pages où le manieur de mots peut s’aventurer sur la pointe des pieds. L’écrivain trouve un nouvel endroit où déposer les quelques livres récupérés du malheur, un manuscrit épargné par miracle (Fais ta guerre, fais ta joie) dans un ordinateur devenu motte de plastique. Comme quoi la littérature est indestructible et survit aux plus grandes catastrophes.

 

Comment réagirais-je devant pareil drame? Pas facile de tourner le dos aux ruines fumantes en se disant qu’il faut s’installer ailleurs, recommencer ou continuer plutôt. J’ai dû fuir des paradis. Tous le font à un moment ou à un autre. Et il y a celui que j’habite maintenant, sur la dune face au lac Saint-Jean que je devrai abandonner quand l’âge me forcera à migrer. C’est dans l’ordre des choses. Au moins, j’ai le temps d’y penser, de me préparer même si cet exil, je veux le repousser le plus loin possible. Nous ne quittons jamais un paradis en riant. Nous en sommes toujours chassés. 

Demandez à Ève et Adam. 

Je rêve encore à la maison de La Doré, ce paradis que nous avons exploré pendant des décennies. Un monde d’eau, de forêts patientes et odorantes, de chemins recouverts d’aiguilles de pin, de champs de verges d’or et d’immortelles. Un éden hanté par les hirondelles qui tournaient du matin au soir, les marmottes quasi apprivoisées. Le renard, nez au sol, s’arrêtait souvent pour nous regarder. Parfois un ours dans une courbe ou un orignal. Un paradis de remous et de granite, de ouananiches et de bassins que nous avons dû fuir quand les «faiseurs d’économie» ont décidé de jeter un pont sur la rivière. Le chemin a été élargi, étouffé sous l’asphalte. Les plates-bandes d’épilobes ont été éventrées. Les lilas odorants près de la maison ont été déracinés pour permettre le passage des camions. Et peu à peu, les forêts où je courais le matin dans les premières palpitations de l’aube ont été rasées pour faire place à ces immenses déserts que sont les bleuetières.

Nous avons pris la route avec peu de choses pour nous retrouver au bord du Grand Lac sans fin ni commencement, dans une grappe d’arbres centenaires, des survivants des pinières qui recouvraient tout le bassin du lac Saint-Jean à l’origine. Un paradis encore menacé par Rio Tinto qui transforme les plages de sable fin en trottoir de cailloux pour contrer l’érosion et produire plus d’électricité. Des mesures inutiles que l’on ne cesse de répéter année après année, sans imaginer autre chose, tuant ce lac magnifique. Les édens sont saccagés par la race des prédateurs que nous sommes. Les rêveurs, les poètes s’installent à l’écart et les gens d’argent suivent. 

 

OBLIGATION

 

La vie un jour ou l’autre nous force à nous dépouiller pour aller flambant nus comme lors de notre arrivée dans l’univers. 

Robert Lalonde l’a décrit souvent son paradis dans ses carnets. En le lisant, nous sommes devenus amis avec ses chevreuils qui se prélassaient dans les ravages du matin, avec ses arbres brisés par le verglas ou rongés par les tordeuses de bourgeon. Nous avons connu ses longues flâneries avec son chien qui lui apprenait à regarder et à sentir, à se méfier un peu des voisins parfois agaçants, aimants et bruyants. 

Après cette catastrophe, il s’est retrouvé près d’un lac, pour tourner les pages d’un livre, levant souvent la tête pour voir si tout est en ordre et à la bonne place. C’était la seule chose à faire. Mais il y aura toujours un bouleau, un rocher qui restent dans sa mémoire. Je n’oublierai jamais les lilas et les ronds d’épilobes de La Doré.

Partir pour se réinventer (le terme est à la mode) dans un autre pays, se donner lentement des repères dans un rêve, au milieu d’arbres inconnus, dans un tourbillon de feuilles. Et tout près, des bêtes nouvelles qui regardent l’intrus et surveillent pour l'apprivoiser. 

 

Le passé, le nôtre, ravive le feu d’exister, éloigne la mort, nous fait trembler d’impatience, non pas de tout recommencer, mais de commencer pour de bon. Et si tout ça chagrine, c’est parce qu’on a laissé passer, parce qu’on a manqué d’attention, parce qu’on a en partie oublié. (p.49)

 

Robert Lalonde est là, comme un homme qui revient de guerre et qui se tait en baissant la tête. Mais un écrivain possède les mots, des bouts de phrases pour flotter à la surface de ses drames et de ses larmes. Il s’accroche à cette nature qui ne demande qu’à le consoler. Le temps d’inventer des promenades autour de la nouvelle habitation, de décoder le langage du lac et des feuillaisons. Le temps de mettre ses pas ici et là pour s'ouvrir des sentiers, devant les bêtes, surtout des chevreuils qui s’habitueront à son odeur et sa gestuelle. La saison avance, il faut trouver sa respiration dans cette maison silencieuse qu’il doit rendre vivante. Tout recommencer? Non. Continuer avec comme une larme à l’âme, un hoquet. Et se dire qu’il y a peut-être pire, soit la perte d’un ami par sa faute et des amours.

 

S’INSTALLER

 

Lalonde s’étourdit dans des gestes, déracine les fleurs de l’ancien jardin avec F. pour protéger un pan de vie. Elles seront transplantées avec eux. Toutes ces couleurs qui ont besoin de temps avant d’éclater dans de nouvelles beautés. Il se calme, se sent là, debout dans son regard. Et il suffit de s’agenouiller pour une prière, de mettre les deux mains sur le sol chaud pour se dire qu’il est de ce lieu, de cet espace retrouvé. 

Je connais. 

La frénésie me prend lorsque le soleil grimpe assez haut dans le commencement de juin, quand le potager gonfle et que tout est verdure dans le printemps, juste après le passage des grandes outardes qui viennent sur le lac comme un nuage jacassant. Je bine, ratisse, fouille la terre meuble et me penche sur les minuscules pétasites qui deviendront gigantesques au mitan de l’été. Et toute cette patience que j’ai dans le petit jardin japonais, devant les rangées de fougères, les fraises et les framboises. Le bonheur de voir un gros bouton se changer en une merveille de pivoine. Tout ce temps assis près des bonsaïs qui m’apprennent tout depuis plus de quarante ans. Et relever la tête vers les corneilles bavasseuses, sourire des amours des chardonnerets et des merles. 

Lalonde s’attarde, regarde, sursaute dans la nuit à l’idée du paradis qui brûle. 

 

Je suis celui qui ne serait que tourment sans l’art, que fantôme sans le monde inventé joint au monde réel, sans l’attention emmêlée au songe. (p.96)

 

La saison penche, le soleil perd de la hauteur. Le lac change selon les moments du jour. Il y a ce recueil de poésie réchappé des flammes, celui de Walt Whitman. Les textes du grand poète et philosophe s’imposent. Lalonde le traduit dans ses mots pour s’accrocher à tout ce qui a disparu. Pages gâchées et retrouvées dans le vers flottant de Whitman. Un livre, c’est l’éternité.

Lalonde agit comme l’orignal et les clans de chevreuils. Il trace ses trails, s’attarde dans les ronds du soleil, devant des oiseaux anciens et nouveaux. Les outardes traînent la saison de l’été vers le Sud. Il écrit, un peu, distraitement, de la pointe du stylo pour savoir s’il n’a pas perdu la main dans les grandes fumées de l’enfer. Quelques mots frileux, des paragraphes, même pas une page. Il n’a peut-être plus le souffle ou l’élan. Mais il peut imiter sa compagne F., la travailleuse, celle qui possède les gestes qui font que tout continue et recommence. Et peut-être que dans cette errance en soi, dans cette catastrophe qui devient libération, Robert Lalonde comprend que le paradis est partout où l’on prend la peine de s’arrêter. Il suffit d’habiter son regard et d’apprivoiser les mots. C’est ce que je fais dans mon prochain roman Les revenants. Je réinvente l’éden perdu pour que ces coins isolés existent et accueillent les grands réfugiés du silence que les écrivains et les lecteurs demeureront pour toujours.

 

LALONDE ROBERTLA RECONSTRUCTION DU PARADISÉditions du BORÉAL184 pages, 19,95 $.


https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/robert-lalonde-11200.html

mercredi 3 mars 2021

L’HISTOIRE IGNORÉE DES FEMMES

TRAGÉDIE DE POL PELLETIER est plus qu’une pièce de théâtre. C’est surtout la parole d’une formidable comédienne, formatrice et philosophe qui prend conscience de sa condition en tant qu’être vivant et de son rôle dans la société des hommes. Dans ce texte, elle devient le cri de toutes celles qui ont été niées et violentées, assujetties et expulsées de l’Histoire. Nicole porte sa croix pour libérer les sacrifiées de Polytechnique de Montréal, ces quatorze étudiantes immolées dans un rituel séculaire cherchant à remettre les choses à leur place pour que l’emprise des mâles se perpétue. Ces femmes en quête d’égalité, abattues par l’exécuteur, devant des collègues masculins passifs, des complices jusqu’à un certain point. Peut-être pas volontairement, mais inconsciemment.


 Pol Pelletier secoue les tragédies qui tapissent la face cachée de la Terre, l’histoire oubliée de la moitié de l’humanité; porte la croix que les femmes soulèvent depuis la nuit des temps et qui colle à leurs épaules. Elle met les doigts dans les plaies pour comprendre le drame du 6 décembre 1989 à Montréal, sur le Golgotha qu’est devenu le mont Royal alors. Que signifie ce «fait divers» quand on regarde par le bon bout de la lorgnette, que l’on s’attarde aux châtiments que l’on a fait subir aux femmes selon les époques

 

Selon monsieur Dubois, l’événement de Polytechnique est un sacrifice. Le sacrifice est l’acte religieux fondamental qui se répète périodiquement dans toutes les sociétés lorsqu’il est nécessaire de ramener l’ordre. Il est traditionnellement pris en charge par les chefs religieux. Et quand il n’y a plus de religion, comme au Québec? (p.86)

 

Questionnement obligatoire pour ceux et celles qui veulent comprendre les tensions qui séparent les deux pendants de l’humanité, ce qui se vit en nous et autour de nous. Le passé est souvent le reflet du présent et esquisse le scénario du futur. 

Pol Pelletier retourne les pierres de l’Histoire pour dévoiler ce qui s’y cache, ce que l’on tait, ce que l’on refuse de nommer et de voir. Elle montre comment la raison a eu le dessus sur l’intuition. Un regard saisissant, nécessaire et bouleversant.

 

UN CHOC

 

Le massacre de Polytechnique, survenu le 6 décembre 1989, on a vite fait de l’oublier et de l’attribuer à la démence d’un homme solitaire et frustré. Nul ne s’est attardé à ce qui s’est réellement passé ce jour-là, avant la fête de Noël, la naissance de Jésus, le sacrifié et sauveur du monde, semble-t-il. Fou, Marc Lépine. Tout était dit. Prochain appel comme on répète à la radio. Cet événement m’a traumatisé. Et Le manifeste d’un salaud de Roch Côté m’a sidéré. Comment pouvait-on être aussi odieux? Comment pouvait-il profiter de cette tuerie sans nom pour s’en prendre aux féministes? J’ai réagi en écrivant Le réflexe d’Adam. Un essai intime à la manière de Montaigne pour cerner la faille en moi. Une introspection personnelle et collective pour comprendre peut-être ce qui s’est passé dans la tête du bourreau. J’étais aussi un Marc Lépine en puissance. On m’a éduqué à être le vainqueur, le fonceur, celui qui frappe et ne recule jamais, peu importe qui ose s’avancer devant lui. Victor-Lévy Beaulieu a eu le courage de publier ce livre en 1996. Un essai toujours d’actualité malheureusement.

Et ce qui devait arriver arriva. J’ai heurté le mur de la société muette et complice. Personne ne voulait revenir sur cet événement. On ne parlait plus de ça dans les médias. Bien plus, les féministes ont baissé les bras et tourné la tête. J’entends encore Chantal Joly, que Dieu ait son âme, proclamer haut et fort à la télévision de Radio-Canada que les femmes en avaient assez des «hommes roses». Elle préférait certainement les poilus, les grognons aux mains rouges de sang, les violeurs et les batteurs de conjointes. 

Ma tentative de secouer les mâles était clouée au sol. Mon cri de désespérance se perdait dans les murmures d’une foule aveugle et sourde. Il ne restait plus qu’à pilonner mon essai. Ce ne fut pas une publication que ce livre, mais une fausse-couche.

C’est pourquoi Pol Pelletier est venue me chercher avec ce texte qui embrasse toute l’histoire des femmes en plantant sa croix sur la scène, sur cette «Terre des hommes» qui a toujours été un territoire occupé pour nos compagnes. 

 

Depuis soixante-dix mille ans, depuis la mutation de femina-homo-erectus à femina-homo sapiens, l’espèce, pour survivre, privilégie la raison, donc elle doit nier le féminin. Tout ce qui est émotion, intuition, compassion. Irrationnel! (p.43)

 

Voilà un spectacle fondateur, un moment où les faits résonnent autrement. Pol Pelletier secoue les mots et les pousse à la bonne place, dit ce que l’on tait, ce que l’on refuse souvent d’aborder dans les médias. Elle scande ce que personne ne veut entendre parce que le masculin écrase toujours le féminin. 

 

THÉÂTRE

 

Madame Pelletier va beaucoup plus loin avec Tragédie. Elle lutte pour un théâtre différent dans ses propos et sa facture. Ce texte sonne comme un tocsin qui bouscule l’ordre établi et permet d’imaginer un dialogue avec les gens présents qui doivent réagir. Ces propos secouent des regards, des manières d’être et de penser, d’agir et d’aimer. Un spectacle dépouillé de tous les effets du réel qui se hisse au plan symbolique. Un terrible et terrifiant ascétisme qui tient du sacré et de la cérémonie initiatique. 

La comédienne se fait conteuse, lectrice, chanteuse, danseuse, le verbe qui s’incarne dans les décombres du passé. L’impression que la tragédienne glisse ses doigts dans les failles de l'aventure humaine, s’en prend à notre indifférence complice. Un théâtre qui exige tout du corps et de la pensée, du langage qui se transforme en empoignade intellectuelle avec le spectateur qui devient captif. Un propos qui demande une écoute totale pour muter lentement. Ça peut être aussi une confession où tous les secrets sont révélés, où l’inconscient et le non-dit remontent à la mémoire.

 

PAROLE

 

Pol Pelletier s’impose dans ce théâtre total, cette aventure qui va autant du conscient à l’inconscient. Le lecteur ou le spectateur est obligé de voir autrement des événements et d’établir des liens avec tous les drames que l’on a dissimulés ou ignorés. Se pencher sur le passé pour évoquer les grandes figures que sont Jovette Marchessault, Françoise Loranger et Hélène Pedneault.

 

Hélène Pedneault, douée d’une vitalité gigantesque, est morte inexplicablement et rapidement en 2008, à 56 ans, d’un cancer des ovaires, dix ans après que Radio-Canada lui a arraché son bébé issu du bébé de Françoise Loranger. Et que nullE n’a protesté. Hélène Pedneault, écrivaine publique, était née pour écrire pour la télévision. (p.76)

 

Terrible cette mort d’Hélène que j’admirais beaucoup. J’étais là en 2008, dans le cimetière de Shipshaw, sous une pluie diluvienne. Une poignée d’amis, avec sa famille et Marie-Claire Séguin qui chantait si bellement et tristement du Pain et des roses. Comme si tout le Saguenay et le Québec pleuraient la militante qui ne se reposait jamais. Toute cette pluie peut-être pour ne pas entendre pleurer notre âme.

 

ÉVÉNEMENT

 

Je rêve de voir Télé-Québec (le réseau semble vouloir donner une place au théâtre québécois et aux créateurs d’ici), reprendre ce texte. Il a tout pour secouer les murs de notre indifférence, pour parler autrement de la planète qui plonge d’une façon vertigineuse vers la catastrophe. 

Tragédie est le drame de toutes celles qui hurlent dans la nuit des temps, de celles que l’on nie, que l’on biffe, que l’on agresse, que l’on égorge, qui deviennent des trophées de guerre, celles que l’on vole à l’ennemi, «l’avenir du monde» comme chante Luc De Larochellière. 

Un hommage aux quatorze immolées de Polytechnique, aux nombreuses autochtones évanouies dans l’indifférence policière. À Pauline Marois que l’on a voulu assassiner le 4 septembre 2012, lors de son élection comme première femme à accéder à la fonction de chef d’État au Québec. Et à toutes celles violées, battues, séquestrées depuis l’adolescence et tuées dans leur enfance. 

Pol Pelletier inflige un traitement choc qui risque de bouleverser celui qui tend l’oreille et agit comme un halluciné. Si nous sommes incapables de concevoir une société égalitaire et pacifique, si nos filles et nos mères vivent en territoire occupé, que pouvons-nous pour la planète que nous massacrons allègrement? Tout commence par soi, son regard et sa pensée. Pol Pelletier nous le rappelle de façon magnifique. Un théâtre corrosif qui montre les vrais côtés de notre humanité.

 

PELLETIER POLTragédieÉditions LA PLEINE LUNE, 176 pages, 22,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/559/tragedie

mercredi 24 février 2021

CES VIES QU’IL FAUT ABANDONNER

VÉRITABLE BONHEUR que de retrouver Michaël Delisle dans Rien dans le ciel qui nous plonge à l’heure des grandes décisions qui bousculent nos vies et permettent de tourner le dos à des certitudes. Qu’on le veuille ou non, le temps finit par nous pousser hors des balises du travail. L’âge nous force à une migration lente et sournoise. Nous devons laisser la place. Retraite, étrange mot qui sonne comme défaite, mise au rancart. On le sait, notre société carbure à la jeunesse, particulièrement dans le monde de la littérature et des médias. On ne cesse de parler de relève, comme si les écrivains qui portent la fiction du Québec depuis des années étaient obsolètes et qu’il fallait les remplacer au plus vite. Avec le temps, nous devenons des témoins que personne ne prend la peine d’écouter, une cible de choix pour nos amis les virus. 

 

Michaël Delisle nous pousse dans des moments qui déstabilisent et laissent sans voix. Un homme doit quitter son appartement parce qu’on rénove l’édifice. Un départ à la retraite, une sorte de divorce qui demande une réorganisation de la vie, la rencontre d’un parent qui refait surface après des années ou encore un secret éventé qui change le regard sur son père. Le plus difficile est, bien sûr, d’abandonner des habitudes, de s’éloigner d’un monde réglé par le travail, la famille, les vacances toujours à peu près au même endroit. Sortir de sa peau et de sa tête pour explorer une autre existence est particulièrement exigeant. 

Ce moment rêvé est souvent une libération, parfois une tragédie. Pas facile de bondir dans une vie où les repères s’effacent. Comment réagir quand le temps vous enlève tout? Je pense à Robert Lalonde qui a perdu et sa maison et les livres qu’il fréquentait depuis tant d’années dans un incendie. Tout son parcours en fumée et en cendres.

 

MON TOUR

 

Ce sera bien bientôt l’heure des choix. Je devrai élaguer la bibliothèque constituée, livre après livre, jour après jour au hasard de mes découvertes et de mes lectures. Près de 5000 volumes qui devront aller ailleurs. C’est un drame, inutile de gommer le mot. Comme si on vous demandait de tout effacer, de tourner le dos à des espaces et des obligations. Que faire de ma bibliothèque personnelle? Plus personne ne veut de ces amas de livres. C’est embarrassant et nos maisons n’ont plus de murs pour la littérature. Il faut «vivre dehors maintenant» comme l’affirme Serge Bouchard. Les envoyer au recyclage? Tous les livres de Victor-Lévy Beaulieu lu et souligné, ceux de Jacques Poulin, Gilles Archambault, Nancy Huston, Gabrielle Roy, Anne Hébert, Marie-Claire Blais, Nicole Houde et Alain Gagnon, tous des écrivains qui sont devenus des familiers, des intimes presque depuis plus de cinquante ans. 

C’est ma vie que je devrai placer dans des boîtes et envoyer je ne sais où. Comment se défaire de soi pour entrer dans l’antichambre de ce grand voyage où il n’y a jamais de retour? Voilà des choix déchirants, difficiles, que l’on repousse le plus possible. Comme tout le monde, j’y pense et attends. Bientôt, plus tard, je devrai sortir de mes pas, des sentiers familiers, oublier mes aventures de lecteur qui ont commencé à Saint-Félicien, il y a bien longtemps, quand j’ai acheté Les misérables de Victor Hugo à la tabagie. C’est le volume fondateur, le roman qui a donné naissance à ma bibliothèque. Je parle des livres, mais il y a tous les objets accumulés, les archives, ces «paradis» qu’il faut quitter. 

 

J’envie les hommes qui pleurent devant tout le monde, qui sont émus parce que c’est fini. Ceux qui font des blagues, ceux qui ont l’œil brillant, habités par un projet longtemps espéré. Ils trépignent, puis gambadent vers la directrice quand elle les appelle. Et il y a ceux qui ne savent pas encore qu’ils marchent vers un cancer de retraite. Un cancer de mue. Un cancer pour purger vingt-cinq années d’encroûtement. (p.20)

 

C’est exactement ça, la retraite. Un cauchemar pour certains et une libération conditionnelle pour d’autres. C’est surtout le moment de se demander ce que l’on a fait de sa vie et ce que l’on veut explorer pendant ces années où le corps se fait hésitant. Se donner une chance de parcourir des zones d’ombres que nous n’avons jamais pris la peine de visiter? C’est le cas de plusieurs personnages de Michaël Delisle. Ils doivent faire leur bilan, bien involontairement souvent. Difficile de se retrouver devant un miroir qui reflète une image de soi qui fait mal. On peut refuser, mentir, chercher à s’évader dans un pays où personne ne sait rien de soi. Il faut toujours partir, d’une façon ou d’une autre.

 

La tristesse avait remodelé mon visage. J’étais sûr que tout le monde pouvait le voir. J’approchais de cet âge où les monstres intérieurs remontent à la surface. Le poids de ma mélancolie finirait par me voûter, et cette idée me terrifiait. (p.67)

 

Que faire quand nous ne pouvons plus être protégés par un titre, un rôle, un travail qui permet d’avoir un rôle dans la société? Nous voilà dépouillés et tout nu en quelque sorte devant les autres. Nous perdons, un jour ou l’autre, son armure. Le moment peut devenir un véritable cauchemar.

 

LIBÉRATION

 

Lorsque j’ai décidé de quitter le journalisme, ce fut comme un envol ou une permission attendue depuis des décennies. Bien sûr, il y a eu l’abandon d’un bureau que je fréquentais depuis tant de temps, des collègues, des quasi amis que je ne reverrais plus. Ma vie était ailleurs désormais. J’ai même versé une larme quand je me suis retrouvé dans mon auto avant de prendre la direction de Jonquière. Mais il y avait l’espoir, ce désir que je pouvais assouvir. Je serais enfin écrivain du matin au soir et aussi parfois dans mes rêves la nuit. Cette vie de souffleur de mots que j’avais toujours tenue en veilleuse, pratiquée comme un loisir ou un plaisir coupable. Ce fut un bonheur terrible que de me faufiler dans des histoires que je n’avais pas osé aborder par manque de temps. L’écriture fait de vous une sorte de moine qui quitte le monde pour s’aventurer dans les pays de ses fantasmes et de ses peurs. 

Beaucoup de mes collègues n’ont pas eu cette chance. Le cancer a fait des ravages rapidement. Ils avaient perdu le centre de leur existence, les gestes qui les tenaient vivants et bien droits dans leur rôle. 

 

En vérité, je ne sais pas comment dire que je vais là-bas pour ne plus penser. Si l’ivresse peut servir à ça, tant mieux. Sinon, c’est quoi? Je vais aux antipodes pour attendre qu’il se passe quelque chose dans ma vie, quelque chose comme la mort. Comment dire à quelqu’un qui a le courage de recommencer sa vie à zéro qu’on s’en va au Cambodge pour se dissoudre? (p.133)

 

Des nouvelles touchantes, de grandes et petites misères, des drames qui frappent tous les humains quand ils décident de changer de peau et de partir vers l’inconnu, de respirer sans les béquilles que fournit la société. Parce que tôt ou tard, il faut agir avec l’enfant qui plonge dans un autre univers. Certains n’y arrivent pas et d’autres s’y glissent comme ma tante Lucie qui est devenue centenaire le sourire aux lèvres malgré une vie difficile. 

Nous savons que les paradis présentés à la télévision, ces oasis où le temps et la vieillesse ne semblent avoir aucune prise, sont des leurres. 

Michaël Delisle y va sobrement, laissant toute la place à ses personnages même si le tsunami frappe avec une force inquiétante. Ses nouvelles tombent comme des sonates, sans une fausse note, juste ce qu’il faut pour vous secouer et vous pousser dans les chemins de la réflexion. C’est un art et j’en aurais voulu encore pour me replier sur moi et trier tout ce qui m’a étourdi pendant des décennies et ce qui m’attend dans la dernière étape.

 

DELISLE MICHAËLRien dans le cielÉditions du BORÉAL, 145 pages, 19,95 $. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/rien-dans-ciel-2764.html

jeudi 18 février 2021

ET SI ON IMAGINAIT SON FUTUR

C’EST TOUJOURS UN PEU ÉTONNANT de lire des écrivains qui acceptent de se compromettre et de se projeter dans l’avenir. C’est ce que onze écrivains et écrivaines ont bien voulu faire en participant à ce collectif simplement intitulé Futurs. C’est vrai qu’il est périlleux de penser demain lorsque les horizons se bouchent avec la crise climatique et le réchauffement de la planète. Les catastrophes s’annoncent avec des migrations massives et des guerres pour le contrôle de l’eau potable. L’air et les plantes s’en prennent aux oiseaux et les animaux disparaissent. Et les glaciers ne sont plus qu’un souvenir. Comment rêver le paradis, vivre en paix, en toute tranquillité? L’humanité avance sur une corde raide et la Terre ressemble de plus en plus à un précipice si on se fie aux propos des experts. Les écrivains sont toujours attentifs à ces signes et n’échappent pas aux traumatismes de leur époque. Souvent, en s’aventurant dans l’avenir, tous affrontent leur peur et leur angoisse. 

 

Bien sûr, la technologie est présente dans Futurs. Des robots, des avatars, des gadgets qui permettent de se faufiler dans une autre dimension et de disparaître peut-être dans des espaces que nous avons du mal à imaginer. Pourquoi ne pas donner la parole aux morts, partir pour des missions qui deviennent des migrations sur des planètes toutes neuves, des mutations certainement? Difficile, parce que la beauté du voyage, après tout, trouve son sens dans le retour après avoir changé nos regards et nos perceptions.

Je l’avoue, je ne suis pas un grand lecteur de science-fiction. Ces écrivains me déçoivent la plupart du temps. Sauf (il y a toujours des exceptions) Élisaberth Vonarburg qui m’entraîne dans des univers imprévus et fascinants. Les gens restent au centre de ses préoccupations et de ses questionnements. Voilà une amoureuse qui, avec les mutations de ses personnages, les soubresauts de l’Histoire, ne cesse de s’inventer un monde où il est possible de s’épanouir. Cette écrivaine tente souvent de secouer le passé pour mieux essaimer dans un futur différent et si pareil. L’humain ne change guère malgré l’accumulation des connaissances et des découvertes scientifiques. Il sera toujours un angoissé qui imagine le pire et ne peut respirer sans une catastrophe.

 

MONDE

 

J’ai souvent l’impression que les écrivains de science-fiction racontent des histoires qui pourraient se dérouler chez le voisin ou dans une campagne pas très loin de mon grand lac. Ils enrobent le tout de machines bizarres, font appel à des robots fort pratiques et efficaces qui sont toujours plus fiables que les humains qui portent des noms étranges. Peu de Dallaire, de Tremblay ou de Paré dans les textes d’anticipation. 

Oui, la planète est mal en point et les plus résistants tentent de se débrouiller dans un environnement devenu très hostile. La nature a disparu et les enfants ne peuvent imaginer une forêt, un ours en liberté ou encore un lièvre qui explore son coin d’univers en rêvant peut-être de voyage dans l’espace où les pinières sont infinies. Ayavi Lake ne se fait guère rassurante dans Résurgence.

 

Avec son Lévit, la Compagnie a endormi tout instinct de survie au sein des populations des zones habitables. Des amas de cadavres se sont accumulés dans les parcs et dans les écoles, en silence. Parfois, rarement, un adulte moins amorphe que les autres laissait échapper des bruits semblables à des pleurs. Maintenant qu’il n’y a plus aucun enfant, les parents d’autrefois errent, absents, drogués, occupés aux mêmes tâches, au parc-zoo, dans les églises et les laboratoires, ou sur les sites d’exploitation. (p.19)

 

Un peu plus et je me serais cru dans les affabulations d’un complotiste qui imagine les pires scénarios et qui voit la pandémie comme l’ultime tentative de certains dirigeants pour contrôler les humains. Des plans machiavéliques, des vaccins qui vont nous contaminer et permettre à ces grands mégalomanes de faire de nous des animaux dociles. 

 

L’AILLEURS

 

L’ailleurs est étrange maintenant quand je pars à l’épicerie, que je bascule dans un espace où les masques sont obligatoires. Je ne dois plus m’approcher de mes semblables et me méfier, respecter un couvre-feu dans une région rouge ou orange, faire reculer ce terrible ennemi invisible qu’est la COVID qui vient peut-être d’une planète méconnue que l’on nomme la Chine. Notre vie communautaire s’est enrayée depuis un an et nous ne savons plus trop à quoi nous accrocher. Comment imaginer un avenir fascinant et exaltant? Peut-être que nous sommes au cœur d’une dystopie que messieurs Arruda et Legault écrivent chaque jour à la télévision.

 

— Ça ne se peut pas. Il commence à y avoir des publications scientifiques là-dessus. Tu n’es pas assez attentif à l’étiolement qui suinte de partout. Tout le monde éprouve ce sentiment d’être dévitalisé, dépourvu de couleurs. Sans chromatisme. Chlorosé. Je te le répète : la meilleure manière d’apprivoiser le néant, c’est de le créer en soi. En extrayant… (p.91)

 

Ce texte d’Ariane Gélinas m’a particulièrement dérangé. La mutilation ou «l’extraction» comme elle écrit, est-elle une solution, une façon de vivre. S’acharner à soustraire des parties de soi qui paraissent embarrassantes me semble un peu inquiétant. Plusieurs en art de la performance ont pris leur corps pour un objet en lui faisant subir nombre de mutations. Après de multiples interventions, greffes et amputations, ces individus sont devenus des monstres. Ça me donne des frissons dans le dos une histoire semblable.

 

PELOUSE

 

Élisabeth Vonarburg m’a fait sourire quand elle s’attarde à sa phobie de la pelouse pour imaginer un monde que je veux bien. Elle s’en prend à la loi de l’herbe verte, entretenue, rasée et stérilisée avec tous les fertilisants polluants et efficaces qu’il faut répandre régulièrement. Une guerre sourde et totale contre cet ennemi coriace et têtu, le pissenlit. Dans son texte, heureusement, le gazon est obsolète. Merveilleux! La forêt s’installe en ville et s’implante dans les petits espaces qui permettent la pousse d’un bouleau ou de fleurs sauvages. Fini les environs qui ressemblent à des tapis fabriqués en Chine. 

 

Puis son regard revient sur son boisé. Oui, elle dit encore «mon boisé» — après tout, elle a été la première du quartier à se débarrasser des pelouses, à l’avant comme à l’arrière de la maison, en acceptant les arbres offerts par le hasard et en en plantant d’autres quand ils devenaient trop vieux; ça lui a valu assez de regards et de commentaires critiques, cette absence de gazon! (p.58)

 

Voilà qui peut nous faire oublier les catastrophes et tous les dangers en faisant une place à la nature qui s’impose et va comme elle l’entend bien. 

 

PEUR

 

Mathieu Villeneuve, instigateur et coordonnateur de ce projet, a bien raison quand il dit que : «… la fin du monde fait partie de l’imaginaire collectif, mais aussi qu’elle se niche en nous, invisible, dans nos peurs comme dans nos amours.»

C’est le cas depuis la nuit des temps. Les hommes et les femmes ont pris un malin plaisir à prédire les cataclysmes et à imaginer des fins du monde. Même dans la Bible, on parle d’incendies qui rasent les villes et d’un déluge qui permet à la famille d’un élu de monter dans un bateau de croisière pour sauver toutes les espèces vivantes. Est-ce là une prophétie ou un texte qui esquisse le grand projet de migration sur une autre planète qui pourra accueillir les survivants que nous deviendrons? Espérons que dans ce voyage ultime, si jamais il se produit, les passagers oublient leur goût pour la violence et la guerre, leur fascination pour les catastrophes et les désastres. D’autant plus qu’ils auront avec eux le pouvoir le plus extraordinaire qui existe, soit celui de l’imagination qui peut transformer une galaxie et permet le pire comme le mieux. Des textes étonnants, un peu déroutants parfois, qui font réfléchir au dur métier de vivre, effleurent ces rêves que les humains transportent malgré tout dans leurs bagages.

 

VILLENEUVE MATHIEUFuturs, collectif de onze écrivains, avec Bérard Sylvie, Brisebois Patrick, Brousseau Simon, Côté Catherine, Ferland Charles-Étienne, Gélinas Ariane, Lake Ayavi, Laramée Émilie, Larson Rich, Villeneuve Mathieu et Vonarburg Élisabeth, ÉDITIONS TRIPTYQUE, 228 pages, 21,95 $.

http://www.groupenotabene.com/publication/futurs

jeudi 11 février 2021

SURVIVRE À TOUTES SES ANGOISSES

QUEL ROMAN ÉTRANGE QUE Fais de beaux rêves de Virginie Chaloux-Gendron, un texte qui nous entraîne dans un monde où il est difficile de faire la part entre le réel et l’inventé! C’est étouffant, dérangeant et l’écrivaine ne nous offre guère de moments de répit. L’impression de marcher sur des braises avec tous les dangers qui se multiplient autour d’une mort imaginée du fils de la narratrice et de sa propre fin. Mais est-ce vraiment le cas? Lecture obsédante où je me suis souvent demandé si je n’étais pas victime des délires de cette narratrice ou si je me laissais prendre par une variation sur la perte d’un enfant. Une immense envie d’échapper à ce texte qui se referme comme un piège. Mais l’écriture m’a retenu et je suis allé au bout de ce voyage difficile et exigeant, m’avançant dans une nuit qui ne semblait jamais devoir s’achever.


Le récit au je raconte les peurs, l’angoisse d’une femme qui réagit aux fins possibles et imaginaires de son fils. Elle invente des scénarios où le petit garçon finit tragiquement. Une distraction de sa part, un geste en traversant la rue, une course à bicyclette et le drame se produit, le monde se retourne. Il faut faire un effort pour suivre madame Chaloux-Gendron dans les méandres de ses obsessions. J’ai souvent refermé ce livre pour me demander où j’étais et si j’allais continuer dans cette histoire. L’enfant est-il mort ou non? Pourquoi se plaire à imaginer des fins possibles et annoncées? Je me suis accroché cependant, mais le récit ne cesse de déstabiliser. 

 

OBSESSION

 

C’est le rôle de l’écrivain d’imaginer le tragique comme les embellies. Le monde peut être un piège qui se referme sur ceux que l’on aime et faire de la vie un cauchemar. Tout cela pour secouer des balises, des manières de voir et de comprendre la terrible aventure du quotidien. 

 

Chaque jour, je te tue pour faire face au pire. J’en fais une doctrine. Tu es là, mais pour combien de temps? J’appelle le drame à venir en y pensant, en le prévoyant. Je lui ouvre la porte en trouvant les mots justes pour l’imaginer, pour qu’il se construise un cadre et tombe dans le réel jusqu’à nous. J’ai toujours eu un sixième sens affûté à propos de ce qui me détruira tôt ou tard et je suis donc constamment sur mes gardes, imbuvable pour quiconque s’approche trop de ma personne, pour ne pas dire infecte. Cet acte, je l’écris pour qu’il soit joué sur la scène de mon théâtre mental. (p.14)

 

L’intention de l’écrivaine est claire, mais j’ai vite compris que je ne pouvais lire ce roman en glissant sur les phrases. Il faut se pencher sur les mots, les soupeser et les retourner pour saisir les propos de cette femme prisonnière de ses rêves et de ses fantasmes. Et je me suis laissé prendre par cette pensée tordue, les scénarios qui se multiplient et ne cessent de réinventer les plus beaux désastres. Tout droit dans la folie du texte. 

L’impression parfois de replonger dans l’univers de Nicole Houde, le plus sombre, le plus dur, le plus impitoyable de son œuvre que j’ai exploré si souvent. Celui de son premier cri en littérature. Dans La malentendue la narratrice se lève la nuit pour aller dans la chambre de ses enfants, se pencher sur eux, pour être certaine qu’elle ne les a pas étranglés dans un moment de délire. Des pages d’une intensité qui démontre toute la détresse de l’écrivaine alors.

 

CURIOSITÉ

 

Et j’ai repris ma lecture, me méfiant de la phrase, comme si je glissais sur un fil, pour savoir jusqu’où Virginie Chaloux-Gendron allait m’entraîner et quels seraient les pièges qu’elle allait inventer un peu partout pour me faire trébucher. 

 

Par toi, je ne donne pas la vie, je la reçois. Et je dois l’honorer. Tu es la responsabilité placée sur mon chemin à toute heure du jour et de la nuit, et le plus angoissant concerne l’impératif de ta présence. Le système d’idées que tu as élaboré et qui fait de ma vie quelque chose de moral forcément. Si je n’ai jamais l’impression que tu es mon enfant, rares sont les instants où je suis autre chose que ta mère. (p.79)

 

Voilà le genre de questions qui nous poussent dans les cercles de l’obsessif et du fantasme, qui m’ont empêché de refermer le livre une fois pour toutes. La narratrice, avec son approche posée et raisonnable, sa prose analytique, fascine. J’ai glissé dans cet étrange univers parce que l’auteure réussit à séduire.

 

DÉCONSTRUCTION

 

Singulier voyage où l’écrivaine fait et défait toutes les certitudes, repousse les balises qui permettent de foncer dans la vie sans trop se questionner ou s’angoisser. Parce qu’on le veuille ou non, chaque seconde de son existence est un triomphe sur la mort et un exploit. D’autant plus qu’il est souvent possible d’éviter les pièges et d’aborder les rivages de la vieillesse avec une belle sérénité. Du moins, je cherche à le croire.

 

Ce n’est pas ton corps qui se fait toucher, c’est le mien. Ce ne sont pas mes mains qui s’avancent vers toi sous le drap. Je revois la chambre sombre au sous-sol. Le lit d’eau. Tout cet argent qu’on me donne sans raison. Le prix de mes abus s’accumule à la banque. Mon incapacité à jouir aujourd’hui si je ne baise pas avec un homme qui me répugne au plus haut point. (p.107)

 

Les chances de trébucher dans une semaine sont si nombreuses que le fait d’arriver à un soir est un exploit. C’est encore pire quand on s’en fait pour son fils si fragile et vulnérable. On le sait, les parents ne se remettent jamais de la mort de leur enfant. Je vous invite à lire Le marcassin envolé de Thyphaine Leclerc pour comprendre le poids de cette perte. C’est une morsure dans la pensée, une blessure qui ne cicatrise jamais. Comme si le ciel basculait et vous écrasait sur un trottoir à quelques mètres de votre maison. 

 

S’il est difficile de laisser partir quelqu’un tant aimé, son enfant, il est encore plus difficile de réaliser que nous sommes ceux qui partent. Tu ne vas nulle part. Ta tombe t’a scellé au même endroit ad vitam aeternam. En vérité, c’est moi qui n’en finis plus de m’en aller. (p.190)

 

Un roman courageux et étrange, fascinant aussi par un propos qui risque de rebuter plus d’un lecteur. Je le sais avec mes chroniques. Quand j’aborde les ouvrages qui traitent de la mort ou de la perte d’un proche, les curieux s’éloignent. Ce sujet, nous ne voulons pas en parler même s’il nous touche tous. Et l’écrivaine de nous laisser sur un pied avec sa dernière phrase qui vibre comme un gong. «Bientôt, je ne ferai plus de différence entre la réalité et la fiction.» C’est certainement là la pire des choses qui peut arriver à quelqu’un, ce moment où tout se mélange.

 

CHALOUX-GENDRON VIRGINIEFais de beaux rêvesÉDITIONS DU BORÉAL, 216 pages, 24,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/fais-beaux-reves-2746.html