ROBERT LALONDE DANS La reconstruction du paradis nous plonge dans le plus terrible des drames. L’écrivain a perdu sa maison, sa bibliothèque, les objets qui prennent plus ou moins d’importance avec le temps. Tout envolé en cendre et en fumée, dans un feu de l’enfer qui ne laisse que rebuts et suie. Comme si sa vie s’était dissoute dans les braises et les tisons. Que faire ? S’accrocher, pleurer sur les décombres ou se tourner vers le soleil qui se faufile entre les arbres d’une infinie patience, l’hiver qui calme tout comme la plus belle des pages où le manieur de mots peut s’aventurer sur la pointe des pieds. L’écrivain trouve un nouvel endroit où déposer les quelques livres récupérés du malheur, un manuscrit épargné par miracle (Fais ta guerre, fais ta joie) dans un ordinateur devenu motte de plastique. Comme quoi la littérature est indestructible et survit aux plus grandes catastrophes.
Comment réagirais-je devant pareil drame ? Pas facile de tourner le dos aux ruines fumantes en se disant qu’il faut s’installer ailleurs, recommencer ou continuer plutôt. J’ai dû fuir des paradis. Tous le font à un moment ou à un autre. Et il y a celui que j’habite maintenant, sur la dune face au lac Saint-Jean que je devrai abandonner quand l’âge me forcera à migrer. C’est dans l’ordre des choses. Au moins, j’ai le temps d’y penser, de me préparer même si cet exil, je veux le repousser le plus loin possible. Nous ne quittons jamais un paradis en riant. Nous en sommes toujours chassés.
Demandez à Ève et Adam.
Je rêve encore à la maison de La Doré, ce paradis que nous avons exploré pendant des décennies. Un monde d’eau, de forêts patientes et odorantes, de chemins recouverts d’aiguilles de pin, de champs de verges d’or et d’immortelles. Un éden hanté par les hirondelles qui tournaient du matin au soir, les marmottes quasi apprivoisées. Le renard, nez au sol, s’arrêtait souvent pour nous regarder. Parfois un ours dans une courbe ou un orignal. Un paradis de remous et de granite, de ouananiches et de bassins que nous avons dû fuir quand les « faiseurs d’économie » ont décidé de jeter un pont sur la rivière. Le chemin a été élargi, étouffé sous l’asphalte. Les plates-bandes d’épilobes ont été éventrées. Les lilas odorants près de la maison ont été déracinés pour permettre le passage des camions. Et peu à peu, les forêts où je courais le matin dans les premières palpitations de l’aube ont été rasées pour faire place à ces immenses déserts que sont les bleuetières.
Nous avons pris la route avec peu de choses pour nous retrouver au bord du Grand Lac sans fin ni commencement, dans une grappe d’arbres centenaires, des survivants des pinières qui recouvraient tout le bassin du lac Saint-Jean à l’origine. Un paradis encore menacé par Rio Tinto qui transforme les plages de sable fin en trottoir de cailloux pour contrer l’érosion et produire plus d’électricité. Des mesures inutiles que l’on ne cesse de répéter année après année, sans imaginer autre chose, tuant ce lac magnifique. Les édens sont saccagés par la race des prédateurs que nous sommes. Les rêveurs, les poètes s’installent à l’écart et les gens d’argent suivent.
OBLIGATION
La vie un jour ou l’autre nous force à nous dépouiller pour aller flambant nus comme lors de notre arrivée dans l’univers.
Robert Lalonde l’a décrit souvent son paradis dans ses carnets. En le lisant, nous sommes devenus amis avec ses chevreuils qui se prélassaient dans les ravages du matin, avec ses arbres brisés par le verglas ou rongés par les tordeuses de bourgeon. Nous avons connu ses longues flâneries avec son chien qui lui apprenait à regarder et à sentir, à se méfier un peu des voisins parfois agaçants, aimants et bruyants.
Après cette catastrophe, il s’est retrouvé près d’un lac, pour tourner les pages d’un livre, levant souvent la tête pour voir si tout est en ordre et à la bonne place. C’était la seule chose à faire. Mais il y aura toujours un bouleau, un rocher qui restent dans sa mémoire. Je n’oublierai jamais les lilas et les ronds d’épilobes de La Doré.
Partir pour se réinventer (le terme est à la mode) dans un autre pays, se donner lentement des repères dans un rêve, au milieu d’arbres inconnus, dans un tourbillon de feuilles. Et tout près, des bêtes nouvelles qui regardent l’intrus et surveillent pour l'apprivoiser.
Le passé, le nôtre, ravive le feu d’exister, éloigne la mort, nous fait trembler d’impatience, non pas de tout recommencer, mais de commencer pour de bon. Et si tout ça chagrine, c’est parce qu’on a laissé passer, parce qu’on a manqué d’attention, parce qu’on a en partie oublié. (p.49)
Robert Lalonde est là, comme un homme qui revient de guerre et qui se tait en baissant la tête. Mais un écrivain possède les mots, des bouts de phrases pour flotter à la surface de ses drames et de ses larmes. Il s’accroche à cette nature qui ne demande qu’à le consoler. Le temps d’inventer des promenades autour de la nouvelle habitation, de décoder le langage du lac et des feuillaisons. Le temps de mettre ses pas ici et là pour s'ouvrir des sentiers, devant les bêtes, surtout des chevreuils qui s’habitueront à son odeur et sa gestuelle. La saison avance, il faut trouver sa respiration dans cette maison silencieuse qu’il doit rendre vivante. Tout recommencer ? Non. Continuer avec comme une larme à l’âme, un hoquet. Et se dire qu’il y a peut-être pire, soit la perte d’un ami par sa faute et des amours.
S’INSTALLER
Lalonde s’étourdit dans des gestes, déracine les fleurs de l’ancien jardin avec F. pour protéger un pan de vie. Elles seront transplantées avec eux. Toutes ces couleurs qui ont besoin de temps avant d’éclater dans de nouvelles beautés. Il se calme, se sent là, debout dans son regard. Et il suffit de s’agenouiller pour une prière, de mettre les deux mains sur le sol chaud pour se dire qu’il est de ce lieu, de cet espace retrouvé.
Je connais.
La frénésie me prend lorsque le soleil grimpe assez haut dans le commencement de juin, quand le potager gonfle et que tout est verdure dans le printemps, juste après le passage des grandes outardes qui viennent sur le lac comme un nuage jacassant. Je bine, ratisse, fouille la terre meuble et me penche sur les minuscules pétasites qui deviendront gigantesques au mitan de l’été. Et toute cette patience que j’ai dans le petit jardin japonais, devant les rangées de fougères, les fraises et les framboises. Le bonheur de voir un gros bouton se changer en une merveille de pivoine. Tout ce temps assis près des bonsaïs qui m’apprennent tout depuis plus de quarante ans. Et relever la tête vers les corneilles bavasseuses, sourire des amours des chardonnerets et des merles.
Lalonde s’attarde, regarde, sursaute dans la nuit à l’idée du paradis qui brûle.
Je suis celui qui ne serait que tourment sans l’art, que fantôme sans le monde inventé joint au monde réel, sans l’attention emmêlée au songe. (p.96)
La saison penche, le soleil perd de la hauteur. Le lac change selon les moments du jour. Il y a ce recueil de poésie réchappé des flammes, celui de Walt Whitman. Les textes du grand poète et philosophe s’imposent. Lalonde le traduit dans ses mots pour s’accrocher à tout ce qui a disparu. Pages gâchées et retrouvées dans le vers flottant de Whitman. Un livre, c’est l’éternité.
Lalonde agit comme l’orignal et les clans de chevreuils. Il trace ses trails, s’attarde dans les ronds du soleil, devant des oiseaux anciens et nouveaux. Les outardes traînent la saison de l’été vers le Sud. Il écrit, un peu, distraitement, de la pointe du stylo pour savoir s’il n’a pas perdu la main dans les grandes fumées de l’enfer. Quelques mots frileux, des paragraphes, même pas une page. Il n’a peut-être plus le souffle ou l’élan. Mais il peut imiter sa compagne F., la travailleuse, celle qui possède les gestes qui font que tout continue et recommence. Et peut-être que dans cette errance en soi, dans cette catastrophe qui devient libération, Robert Lalonde comprend que le paradis est partout où l’on prend la peine de s’arrêter. Il suffit d’habiter son regard et d’apprivoiser les mots. C’est ce que je fais dans mon prochain roman Les revenants. Je réinvente l’éden perdu pour que ces coins isolés existent et accueillent les grands réfugiés du silence que les écrivains et les lecteurs demeureront pour toujours.
LALONDE ROBERT, LA RECONSTRUCTION DU PARADIS, Éditions du BORÉAL, 184 pages, 19,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/robert-lalonde-11200.html