COMMENT PEUT-ON SURVIVRE À L'INIMAGINABLE ? C’est la
question que j’ai retournée à l’envers et à l’endroit en lisant Théo à jamais de Louise Dupré. Les
massacres font de plus en plus souvent les manchettes dans nos médias. Un individu
armé, un jeune garçon, se faufile dans une école ou un lieu très fréquenté,
ouvre le feu et abat ceux et celles qui se trouvent devant lui comme s’il cherchait
à exterminer l’humanité. Louise Dupré aborde ce sujet délicat, mais en s’attardant
auprès des proches, des parents, des frères et des sœurs de ces désespérés qui semblent
en vouloir à la vie. Théo a tiré sur son père lors d’une conférence en Floride.
Il a été abattu par un gardien. Pourquoi ? Pensait-il se tourner vers la foule
après pour décharger son arme ? Que s’est-il
passé dans la tête de ce petit garçon attachant qui est devenu hargneux
et terriblement agressif ? Comment ne pas se sentir coupable, qu’auraient pu
faire ses parents pour empêcher ce drame inqualifiable ?
Nous sommes malheureusement de plus en plus devant des massacres, des gestes
sanglants difficiles à expliquer même quand on défend une cause. Attaquer des
forces policières, l’armée ou des despotes peut toujours se comprendre, mais
pourquoi s’en prendre à un proche ou à des gens qui vaquent à leurs activités
et se trouvent par hasard devant ce kamikaze ? Écoles, marchés publics,
promenades fréquentées deviennent le lieu privilégié où les victimes peuvent se
multiplier. Quelle rage pousse ces désespérés vers ces gestes, comment en arrive-t-on à
franchir ce mur et à basculer dans une dimension d’où il est impossible de faire
marche arrière. On a pris l’habitude de maquiller ces manifestations de haine
par les mots « terrorisme » et « radicalisme » qui donnent bonne conscience.
Mais une fois que l’on a tiré le drap pour dissimuler les victimes, que vivent
les proches de ces perdus qui ont ignoré les limites de l’entendement ?
Des attentats comme celui de L’École polytechnique de Montréal en
décembre 1989 ont traumatisé le Québec. Marc Lépine tuait quatorze femmes et en
blessait d’autres dans un véritable carnage. Denis Lortie, le 8 mai 1984, à
l’Assemblée nationale, faisait trois victimes. L’hécatombe a été évitée de
justesse. Le caporal de l’Armée canadienne voulait éliminer les membres du
gouvernement de René Lévesque. Que dire de l’attentat au Métropolis, le soir de
l’élection de Pauline Marois, en septembre 2012 ?
Des attaques spectaculaires, à caractère politique ou antiféministe dont
on a du mal à parler. Souvent, il faut des années avant de pouvoir jeter un
regard lucide sur de tels événements. Il y a aussi les drames plus intimes, je dirais.
C’est ce à quoi s’attarde Louise Dupré. Théo a tiré sur son père et a été
abattu. Karl s’en remettra, mais pas le fils qui semblait possédé par la haine
et la rage depuis un moment et avait bien du mal à contrôler sa fureur.
Notre bonheur venait de s’effondrer à cause d’un fou. Mais,
contrairement à la femme assise à côté de moi, je ne ressentais aucune colère
contre l’assassin, plutôt de la surprise, une sorte d’hébétement. La colère
surgirait plus tard sans doute, pour m’empêcher de sombrer. (p.17)
Béatrice, la narratrice, l’épouse de Karl, la belle-mère de Théo et d’Elsa,
sa sœur (des jeunes qu’elle a élevés comme s’ils étaient ses enfants) essaie de
survivre. Travaillant dans le domaine du cinéma, sur un documentaire où il est
question de ces attentats, la spécialiste tente de cerner sa douleur, de
comprendre ce qui s’est produit, de prendre conscience de sa réalité, de ce
drame qui n’arrive qu’ailleurs et aux autres. Comment respirer après un tel
désastre ?
LA MORT
Il y a l’attentat, la mort de Théo, un événement épouvantable. Mais il y
a l’après, les jours qui suivent, la terrible solitude. Peut-on comprendre et
accepter ce geste désespéré ? Béatrice est touchée au cœur et à l’âme. L’impression
de se retrouver dans le film sur lequel elle travaillait et qui tente de cerner
ces phénomènes devenus sociaux et trop fréquents. Bien sûr, certaines
réactions sont prévisibles et connues. La culpabilité de ne pas avoir su lire
les signes de la détresse de Théo, d’avoir fermé les yeux sur ses rages, ses
colères, des propos et des comportements inacceptables.
Oui, nous en avions discuté avec Monika, nous avions consulté un
psychologue nous aussi, une amie psychiatre, des spécialistes d’un centre de
jeunes en difficulté. Non, nous n’avions pas averti la police, ce n’était pas
parce que Théo insultait son père qu’il allait passer à l’acte, il ne fallait
pas exagérer. Nous avions été bien naïfs. Je m’en suis tenue à la vision de
Karl. Je n’ai pas dit à John Matthews que j’avais parfois eu peur. Comme
souvent, j’étais celle qui voit des drames là où Karl ne voit que l’ordinaire.
Je n’avais pas su me faire confiance. Si j’avais insisté, Théo serait encore
parmi nous et Karl, dans son laboratoire. Ce
n’est pas votre faute. (p.37)
Béatrice écrit, discute avec ses proches, rencontre une femme qui a vécu
un drame similaire et qui après avoir connu l’anéantissement, s’accroche et
refait surface. Toutes ces raisons qui font que l’on se sent coupable, responsable
d’un geste que nul ne parviendra à expliquer ou à comprendre. Il reste toujours
un doute, une hésitation, un silence, un bout de réponse qui ne tombe jamais à
la bonne place, des propos qui hantent, la
honte de ne pas avoir dit le mot qui aurait pu tout éviter. C’est impossible de
comprendre, d’expliquer avec sa tête et sa raison un acte semblable. Il faut
apprendre à survivre parce que ce moment ne s’effacera pas. Tout comme les
parents d’un enfant qui se suicide n’arrivent jamais à oublier ce cauchemar. Ils
respirent, ils continuent, mais ça reste là, dans un coin de leur cerveau avec
une douleur qui peut ressurgir au moment où ils s’y attendent le moins.
LONGUE QUÊTE
Karl reste longtemps dans une sorte de torpeur, devant le mur du salon. C’est
sa manière de survivre. Il retourne au travail pour ne plus penser, se tourne
vers sa fille Elsa qui est terriblement perturbée par la mort de son frère,
tout comme sa tante Monika qui semble d’une solidité à toute épreuve. Une
famille touchée par les horreurs de l’Holocauste, avec l’oncle Heinrich indestructible
qui a survécu à Dachau. Il y a ces drames collectifs qui ont marqué les esprits,
mais également les tragédies personnelles et intimes qui font autant de
ravages. Les effets collatéraux sont toujours difficiles à cerner.
Monika m’a caressé le dos, je lui ai souri, un sourire qui
ressemblait à une grimace, mais je souriais, elle m’a souri elle aussi, et j’ai
vu dans son regard celui de l’oncle Heinrich. Elle adorait son parrain, allait
le voir tous les ans, l’écoutais parler durant des heures. Je le savais, il
avait eu une grande influence sur elle, comme sur Karl. Un oncle qui a survécu
à Dachau, c’est tout un exemple pour des jeunes. Moi, mon enfance, je l’avais
vécue à l’abri de l’horreur, dans l’enthousiasme de la Révolution tranquille,
est-ce pour cette raison que je me sentais fragile ? (p.52)
La cinéaste tente de reconstituer le fil de ce drame comme elle le fait
dans sa salle de montage. Béatrice rencontre un professeur de Théo, des amies,
son amoureuse. Tous se sentent coupables, un peu lâches d’avoir fermé les yeux
et de ne pas avoir su réagir devant un jeune homme qui s’enfonçait de plus en
plus dans la rage, coupant tous les liens autour de lui.
Un roman tout en nuances, d’empathie qui nous entraîne dans des espaces
que les médias n’abordent jamais ou si mal. La longue et terrible marche des
survivants se fait dans le silence et loin du racolage des caméras. Certains parviennent
à se refaire une vie, j’imagine, d’autres n’y arriveront jamais. Ils vivent la
culpabilité, la honte, le poids de ce geste qu’ils auraient pu prévenir, ils en
sont convaincus. Ils s’accusent d’avoir manqué de lucidité. Peut-être qu’ils
pensent avoir été irresponsables. Le mot est fort, mais que dire d’autre ? Qui
n’a pas tendance à tourner la tête lorsqu’il surprend la détresse d’un proche,
à chercher des raisons pour ne pas intervenir, pour ne pas affronter un drame qui
nous dépasse souvent. Tous, nous misons sur le temps qui arrange tout très mal
quand la colère et la rage explosent.
Un roman qui nous convainc tout doucement que la vie est toujours
possible après un cauchemar, la violence la plus terrible. Louise Dupré montre
bien que les survivants sont marqués à jamais et n’oublieront pas même s’ils
travaillent, aiment et semblent avoir refait surface. Les cicatrices restent
profondes et souvent invisibles. Ces blessures sont les plus terribles et ne guérissent
jamais.
L’écrivaine nous entraîne dans des couloirs que nous ne voulons pas
fréquenter, dans les environs de ces drames qui prennent des proportions
terrifiantes dans notre société et qui témoignent certainement de la
désespérance de notre époque, de ce vide qui pousse des êtres fragiles, surtout
des hommes, à semer la mort autour d’eux pour en finir une fois pour toutes.
Une sorte de goût de fin du monde qui semble s’imposer dans nos villes où nous
avons de plus en plus l’impression d’être des victimes et des impuissants.
Louise Dupré secoue nos certitudes et nous laisse avec un doute terrible qu’il
est impossible d’oublier, un malaise devant la folie qui peut se faufiler dans
nos vies à la moindre distraction. C’est bien cela le plus inquiétant !
DUPRÉ LOUISE ; THÉO À JAMAIS, ÉDITIONS HÉLIOTROPE, 240
pages, 24,95 $.