mercredi 31 mai 2023

LE GRAND OEUVRE DE GÉRARD BOUCHARD

GÉRARD BOUCHARD signe un livre impressionnant, peut-être le plus important de sa longue et prolifique carrière. Il l’a répété en entrevue et je ne peux le contredire après la lecture de cette réflexion portant sur l’enseignement de l’histoire au Québec. Plus de 390 pages serrées qui vous happent, vous font mieux voir ce Québec, «ce pays qui n’est toujours pas un pays» (la formule est de Victor-Lévy Beaulieu). Le titre indique bien la démarche de l’essayiste dans ce document qui devrait marquer un tournant, du moins je l’espère. Pour l’histoire nationale avec comme complément : Valeurs, nation, mythes fondateurs. Plusieurs de ces termes sont devenus suspects et nombre de figures publiques hésitent avant de les utiliser. Le mot «nation», par exemple, que l’on prononce du bout des lèvres ici et là dans les interventions officielles. La réflexion de Gérard Bouchard tente de montrer les turbulences qui secouent le pays, le vécu, les notions de population, la langue commune et la place des minorités dans notre communauté. «Le fil directeur de ce livre tient dans la crise qui menace actuellement les fondements symboliques de nos sociétés, où les principaux vecteurs traditionnels de transmission culturelle (Églises, école, littérature, médias, famille et autres) sont affaiblis ou en difficulté, sinon en retrait.» Voilà une lecture qui m’a entraîné dans les remous du passé et les soubresauts du présent. 

 

Le Québec, tout comme la plupart des pays occidentaux, vit un effondrement des valeurs. Des certitudes de naguère sont remises en question et le récit de l’histoire nationale est l’objet de débats et de controverses. Certains vocables sont devenus tabous pour des raisons plus ou moins obscures. « Nation », par exemple, est prononcé du bout des lèvres par certains qui hésitent à utiliser ce terme pour désigner les habitants du Québec. Un mot, un autre, voué aux hégémonies. 

Une liste plutôt inquiétante qui ne cesse de s’allonger. À croire que, désormais, il y a les bons mots et les mauvais. L’appellation «nègre», il faut la signaler. Une enseignante, Verushka Lieutenant-Duval a été suspendu à l’Université d’Ottawa pour avoir cité le titre de l’essai de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique. Elle a été dénoncée par une étudiante et la direction a réagi de cette façon étonnante. 

Régulièrement, certains censeurs font des procès à des écrits que l’on corrige et adapte aux normes du jour. Les romans d’Agatha Christie sont l’objet de ce révisionnisme. Plusieurs livres sont carrément interdits. Nous sommes allés jusqu’à détruire des ouvrages dans les commissions scolaires de l’Ontario. Des publications aussi sulfureuses que Tintin et Astérix ont fini sous les dents de la déchiqueteuse. Ce n’est pas sans évoquer des périodes plutôt tristes de notre passé récent. La censure qui envoyait certains titres dans «l’enfer» du temps de mes études semble reprendre vie au Québec comme partout ailleurs dans le monde. Un phénomène qui rappelle de très mauvais souvenirs à ceux qui gardent en mémoire la montée du nazisme en Allemagne. Près de nous, le 31 mars 2019, des prêtres catholiques de la ville de Koszalin, en Pologne, brûlaient en public des livres de la saga Harry Potter qu’ils jugeaient sacrilèges. Et oui.

 

BANNISSEMENT

 

Dans la même veine, des personnages que l’on croyait des modèles sont déboulonnés. Claude Jutras, par exemple, a été banni du monde culturel et du cinéma québécois. Son nom que l’on avait accolé à des prix a disparu, comme certaines figures sous le régime de Mao qui s’effaçaient mystérieusement. 

Régulièrement, dans les médias, on fait un procès à des «héros» du passé et des monuments sont pris à partie par des manifestants. Signalons que la statue de John A, Macdonald a été décapitée à Montréal lors d’un rassemblement en 2020. 

Il y a aussi, depuis un certain temps, la «dictature» des minorités qui secoue nos sociétés. Il suffit de s’attarder à la publicité télévisuelle pour prendre conscience de cette mutation. Les Québécois blancs, hommes et femmes, y sont de moins en moins visibles. Comme s’ils avaient disparu de cette communauté ou qu’ils avaient migré sur une autre planète. Sans compter les orientations sexuelles qui s’imposent et s'affirment dans une langue étrange et singulière. Ce sont là les symptômes et des changement de valeurs qui secouent toutes les sociétés, de revendications et de comportements qui se font souvent sans réflexions et sous une impulsivité qui fait beaucoup plus de mal que le problème ou la situation que l’on veut corriger. 

 

«… notre siècle a perdu le sens de l’histoire qui triomphait depuis le XIXe siècle jusqu’au milieu du siècle suivant. Avec la “fin des grands récits”, le passé n’est plus un donné à transmettre à la façon d’un précieux héritage patrimonial. Il est devenu friable, objet de doutes, de critiques et de révisions, et parfois même de honte.» (p.9)

 

Ça me fait un pincement au cœur que de lire de tels propos. Surtout pour quelqu’un de ma génération qui a vécu la Révolution tranquille pendant son adolescence, vu la libération des femmes et la recherche d’égalité qui a bouleversé ma vie et des manières de faire. Une quête de liberté et d’affirmation personnelle avec une démarche collective qui s’est incarnée dans le Parti québécois qui a pris le pouvoir en 1976 et nous a menés à deux référendums sur la souveraineté.

 

DÉMARCHE

 

Pour étayer ses constats et ses dires, Gérard Bouchard se livre à une entreprise colossale que peu de gens ont osée. Pour saisir la pensée présente, il faut certainement visiter le passé de toutes les populations qui vivent dans les frontières connues du Québec. Une sorte de crochet de gauche ou d’uppercut à lord Durham qui proclamait, en 1839, que nous étions «un peuple sans littérature et sans histoire». Un regard dans le rétroviseur devient nécessaire pour comprendre ce qui agite notre société et le pourquoi de certaines revendications qui mobilisent des groupes bien différents. 

Monsieur Bouchard entreprend d’examiner un corpus de 103 livres d’histoire nationale qui ont été rédigés à des moments particuliers et qui ont servi à enseigner ou raconter le parcours des francophones au Québec entre 1804 et 2018. 

 

«En résumé, l’analyse sera restreinte aux mythes associés à l’époque française pionnière et à la façon dont ils ont été ultérieurement définis et redéfinis par les élites, et ce, jusque dans les manuels récents.» (p.134)

 

Tout s’amorce avec le début de la présence française en terre du Canada ou du Québec. L’arrivée de Jacques Cartier, les contacts avec les Autochtones, les agissements des conquérants qui s’emparent de tous les espaces au nom du roi de France. Bien sûr, les auteurs mettent en évidence les intentions mystiques et Dieu dans le vécu des nouveaux venus au Canada, même si dans le concret, l’Amérique dans l’esprit de la France était une colonie qui devait servir les intérêts de la métropole, apporter la richesse. La traite des fourrures représente peut-être le mieux cette vision avec les coureurs des bois qui étaient toujours en quête de nouveaux territoires de trappe et d’occasions d’affaires avec les Premières Nations. 

Les manuels de cette époque font beaucoup de place aux gens d’Église et aux idéalistes comme Maisonneuve et Jeanne-Mance. Pour les rédacteurs de ces manuels (surtout des religieux), l’empire français devait devenir un modèle de probité et d’intégrité. La population idéale s’incarnait dans les paysans qui louangeaient Dieu et obéissaient aux directives des prêtres. C’est du moins ce que j’ai appris dans mon Histoire du Canada de Paul-Émile Farley et Gustave Lamarche, deux clercs de Saint-Viateur. Une vision qui a perduré jusque dans les années 1960. Elle fut sérieusement questionnée alors par le fameux rapport Parent publié en 1966. Il s’agissait d’une véritable mutation de la pensée et on assistait à une laïcisation du passé. Pour la première fois, le mot «nation» passait dans l’ombre dans le document des réformistes. 

 

«Marquant une rupture radicale avec la tradition, il mit fin à la formule du récit lyrique, à la vocation patriotique et religieuse des manuels (tout en laissant la porte ouverte aux actes héroïques), et il introduisit des finalités comme l’objectivité, l’esprit critique, l’éducation à la citoyenneté (sans en faire une priorité), l’autonomie de l’élève (thème relancé par A. Lefebvre, 1973), l’intégration à la société, la promotion de la démocratie et du pluralisme (auquel tout un chapitre était consacré), l’ouverture au monde et la justice sociale, tout spécialement la dénonciation du racisme et de toute forme de discrimination.» (p.54)

 

Une description nouvelle des Autochtones s’impose et ils passeront de barbares (ce qui était le cas dans mon manuel) à des êtres de haute civilisation. 

 

CONTRADICTION

 

Étrange de constater comment, à partir du rapport Parent, les manuels d’histoire s’éloignent du présent et de la société en ébullition. Presque tous ignorent les luttes des femmes pour l’égalité, la reconnaissance de leurs droits et surtout le libre-choix de la maternité. Tout comme on parlera très peu des revendications syndicales qui ont changé le Québec contemporain.

L’idée de faire du Québec un pays tient pourtant le haut du pavé avec l’élection du gouvernement de René Lévesque et les deux référendums qui marqueront l’apogée de sa démarche. Étrangement, les différentes réformes tiennent peu compte de cette réalité dans les nouveaux modèles qu’ils proposent aux étudiants. 

Le maître devient plus discret et l’élève doit découvrir des faits et des éléments qui font en sorte qu’il puisse constituer sa propre histoire. Il me semble que cette approche est un peu singulière et qu’elle a donné des résultats plutôt désastreux dans l’enseignement du français où l’on a favorisé, à partir des années 70, l’expression, la parole au lieu de l’écrit et l'étude des textes. 

Gérard Bouchard signale des curiosités pour ne pas dire des aberrations dans ces projets de réforme et dans les manuels qu’il passe sous la loupe. La notion de nation disparaît, je l’ai déjà mentionné. Peut-être en réaction avec ce que ce mot signifiait pendant la Grande noirceur et le règne de Duplessis, surtout avec les excès vécus en Allemagne et en Italie. Des rédacteurs vont jusqu’à ignorer la déportation des Acadiens, la révolte des Patriotes de 1837. Même qu’ils gardent sous silence la tenue des deux référendums sur l’indépendance du Québec. 

 

CONSTATS

 

Après cette étude fouillée, Gérard Bouchard propose une approche pédagogique et concrète qui s’appuie sur les faits et les événements vécus par tous ceux et celles qui constituent la nation québécoise passée et présente. Ce récit doit signaler les décisions qui ont marqué le parcours de cette société qui s’est formée sur les rives du Saint-Laurent, doit aussi tenir compte des premiers occupants, des différentes nations autochtones qui peuplaient le territoire, des liens, des contacts, des échanges et des conséquences de cette invasion et de l’installation des Européens qui imposent leurs façons de faire et de voir. 

Il y a également les migrants venus d’Europe, la plupart du temps, et que l’on a occultés dans le récit historique. Chacun doit y trouver sa place dans une narration inclusive où le cheminement de chaque minorité enrichit le grand collectif et montre les caractéristiques des habitants du Québec. On s’est toujours peu attardé à décrire l’apport des Italiens, des Irlandais, des Polonais, des Africains, des Portugais, des Haïtiens et autres arrivants. Tous ont eu une importance considérable dans la culture et le vécu des Québécois. Gérard Bouchard tient compte de tous ces éléments et caractéristiques de ce peuplement qui constitue la «population» du Québec de maintenant. 

Monsieur Bouchard démontre très bien dans son survol que l’histoire reste fragile à certaines idéologies. L’omniprésence de l’église à partir de 1800 jusqu’en 1960 a profondément marqué le récit. Les clercs ignoraient les combats des femmes et leurs luttes, louangeaient leurs fonctions biologiques nationalisées d’une certaine façon dans ce que l’on a nommé «La revanche des berceaux»

 

«On en vient à la conclusion que les programmes officiels reproduisent mal les grands enjeux de la société. On en vient même à soupçonner qu’ils tentent parfois de les éviter autant que possible, en particulier les sujets susceptibles de heurter les sensibilités et de diviser — ceux-là justement qui demanderaient à être traités en priorité.» (p.208)

 

La chronique du passé qui tend vers une certaine objectivité ne peut être la somme de faits, sans explications ou commentaires, sous prétexte de neutralité. Le terme le dit. Nous parlons du parcours, de l’évolution et de la vie de femmes et d’hommes sur un territoire donné, des idées et des aventures de certains individus qui se sont démarqués et ont eu une influence considérable dans leur milieu. Le texte doit englober tous ces éléments, raconter ces aventures avec le plus de distance possible, sans devenir un manifeste qui promeut une idéologie comme l’a fait Léandre Bergeron dans son Petit manuel d’histoire du Québec où il militait pour l’indépendance. 

Alors, comment la présenter cette fameuse histoire?

Bien sûr, elle doit faire place au récit, à une trame qui permet de comprendre le vécu, les gestes et les décisions de ceux et celles qui nous ont précédés pour arriver à mieux éclairer le présent. Tenir compte des grandes valeurs que la société défend dans ses chartes des droits et libertés. Les principes d’égalité des hommes et des femmes, la liberté de pensée et de croyance. Relater simplement la vie des ancêtres avec leurs dérives, leurs défauts, leurs qualités, leur entêtement et leurs exploits. Peut-on ignorer le rôle du clergé dans l’aventure du Québec sous prétexte de devenir laïque? Le mot le dit, un traité d’histoire doit épouser le parcours d’une société avec ses composantes et ses caractéristiques, s’appuyer sur les récits des différents peuplements du territoire et raconter leurs liens, leurs oppositions, leurs ententes et la couleur qu’ils donnent au présent.

Après tout, ce manuel est souvent le premier livre que les étudiants vont lire, méditer pour comprendre qui ils sont dans leur milieu immédiat. L’ouvrage doit être attrayant, captivant, capable de susciter l’adhésion de tous et signaler des figures qui peuvent inspirer et servir de modèle. La narration historique, peu importe l’approche, relate toujours les gestes et la vie d’hommes et de femmes qui se partagent un espace, forment une société et utilisent une langue commune pour communiquer et vivre en harmonie le plus possible.

 

BOUCHARD GÉRARD, Pour l’histoire nationale, Valeurs, nation, mythes fondateurs, Éditions du Boréal, Montréal, 395 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/pour-histoire-nationale-3987.html

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