KAROLINE GEORGES, dans De synthèse, un titre pour le moins étrange,
nous pousse dans le monde de l’image et du virtuel. Un espace de paix, à l’abri
de la douleur, de la maladie et du vieillissement. Cette représentation du réel que l’humain explore depuis des milliers
d’années et qui s’impose partout maintenant avec les appareils numériques. Qui
n’a pas une tablette, un ordinateur ou encore un téléphone qui le garde en
contact avec le monde. L’écrivaine secoue des certitudes et s’avance très loin
dans cette quête de la perfection et de la beauté, de l’immortalité peut-être. Une
tentative fascinante de corriger la nature et d’échapper à la durée qui nous
pousse inéluctablement vers la mort.
De synthèse est une réflexion particulièrement brillante et pertinente sur
notre époque et le culte de l’image. Le monde virtuel répond à ce désir
d’échapper aux souffrances et peut-être aussi de s’abreuver d’une certaine
façon à la fameuse fontaine de Jouvence. Le corps devient invulnérable dans ces
jeux vidéos où la vie et la mort ne signifient plus rien. Dans ces simulations de
guerre, le héros meurt, ressuscite et continue le combat. Il peut être abattu des
dizaines fois, il se relève pour courir vers la victoire. Cela doit signifier
quelque chose…
Une manière
d’oublier les contacts directs, les rencontres et les conversations. Le monde se recroqueville dans la petite fenêtre d’un téléphone que l’on dit intelligent. Résultats :
une solitude et un individualisme qui menacent la cohésion sociale, une absence
de contact avec l’environnement et les changements qui menacent la planète. Ça peut
expliquer l’indifférence devant les conflits, l’intolérance devant les réfugiés,
le peu de participation aux élections ou encore la prise du pouvoir par de
véritables hurluberlus.
La représentation
du réel fascine depuis toujours. La peinture documente cette quête depuis des
millénaires. Les premiers dessins maladroits que l’on a trouvés sur les parois
des cavernes veulent témoigner et apprivoiser un monde hostile. Une tentative pour
échapper au temps et à la mort. Une manière aussi d’imaginer un idéal humain par
la sculpture ou la peinture. La fascination qu’exerce La Joconde est un exemple de cette quête de beauté et de mystère. La
même pulsion pousse les humains à inventer des mythes, des histoires, des
contes et des légendes. Il n’y a rien de plus virtuel qu’un roman où le lecteur
se construit des images et des décors pour y faire vivre des personnages.
TÉLÉVISION
La narratrice a vécu
son enfance devant la télévision, se gavant de toutes les émissions pour
enfants, fuyant ainsi son père et sa mère qui s’invectivaient de toutes les
manières imaginables. La mère buvait et le père, presque toujours saoul,
pouvait devenir violent et dangereux.
L’enfant se
réfugiait dans le monde de la télévision, des images qui la fascinaient,
particulièrement celles des magazines que sa mère achetait. Comme bien des jeunes,
elle a collectionné les photos d’Olivia Newton-John, son idole pendant des
années avant de la remplacer par Marylin Monroe et Elvis Presley. Les icônes sont
prisonnières de leur jeunesse.
J’ai tout de
suite aimé Olivia. J’ai eu l’impression qu’elle m’offrait un sourire radieux.
Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé qu’elle ne souriait pas du tout,
du moins pas sur cette photo-là, que tout se jouait dans l’intensité de son
regard, qui rencontrait sans cesse le mien. Je ne sais pas pourquoi j’ai eu
l’impression de percevoir quelque chose de vraiment lumineux dans son visage.
(p.45)
L’adolescente ne
se mêle pas aux garçons et aux filles à l’école. Socialisation nulle. Elle a
l’art de disparaître dans les couloirs et les salles de cours.
Elle participe à
un défilé de mode où il y a une possibilité de se retrouver à la une d’un
magazine. Elle gagne le concours et c’est le début d’une aventure fulgurante qui
l’entraîne en Europe, lui permet de quitter ses parents avec qui elle n’a rien
à partager. Elle accepte tous les contrats, devient très populaire par sa
capacité à n’être qu’un corps.
Je n’avais rien
d’une star flamboyante, mais sur photo j’avais cette qualité précieuse qui
allait me permettre de faire carrière à l’international ; je semblais
inaccessible, sans émotion aucune, sans véritable présence, comme les
mannequins de vitrines. Je ne jouais pas, je ne posais pas : le
photographe m’indiquait où m’installer et j’entrais dans le cadre
photographique comme un objet déposé sur un socle. (p.68)
Elle met en valeur
des vêtements qui titillent les envies et les besoins des consommateurs. Malgré
sa popularité, ses voyages, elle s’isole et ne s’anime que devant un appareil
photo, en se glissant dans un vêtement qui la rend invisible en quelque sorte. Une
manière d’échapper au temps et à l’espace. Elle devient un objet que l’on
manipule comme une marionnette.
Rapidement, elle perd
de son attrait. Les contrats n’arrivent plus et dans la jeune vingtaine, elle
est déjà trop vieille. Elle est remplacée par d’autres visages, d’autres corps qui
répondent à d’autres critères esthétiques. On peut croire que c’est le drame,
la dépression ou encore l’envie d’en finir.
Elle rentre à
Montréal, achète un appartement dans un édifice à étages, se procure les
équipements les plus sophistiqués et amorce alors sa véritable quête. Elle va
créer son double.
À mon retour de
Paris, une fois installée dans mon appartement, j’ai pris ma retraite. J’avais
vingt-quatre ans. J’étais à l’âge des projets de vie, de l’élan juvénile, des
désirs de relation et de procréation. Mais je n’ai rien connu de tout cela. Je
n’avais aucun désir de m’intégrer, de participer à la conversation sociale, de
prendre ma place et de la défendre. Ça m’indifférait. Il y avait trop de tensions,
de compétitions, d’entreprises, de menaces, de conflits, de guerres. Trop de
regards ivres, de folie, de cruauté à soutenir. Au mieux, j’avais envie
d’observer. De m’installer devant le spectacle chaotique du monde avec le
meilleur écran possible, et de zapper en continu, jusqu’à atteindre une forme
de vision globale ou, avec un peu de chance, un point d’illumination mystique.
(p.126)
Elle ne quitte
plus son refuge, communique par Internet et les réseaux sociaux, fréquente
certains sites, s’invente un avatar qu’elle baptise Anouk. Elle la transforme jour
après jour pour lui donner l’apparence du vivant, parvenir peut-être à lui donner la vie comme dans le tableau de Michel Ange. Elle caresse le rêve du père de
Frankenstein et Dracula. De Faust aussi qui monnaye son âme au Diable.
PARENTS
Sa mère se
retrouve à l’hôpital. Son père réussit à contacter sa fille après des années de
silence. Elle avait réussi à les oublier. Que dire à ces êtres qu’elle a quitté
sans un regret et sans une émotion ? Elle a coupé avec le monde réel et sortir
de son appartement est une véritable expédition. Elle vit dans une autre
dimension et doit faire un effort surhumain pour se rendre à l’hôpital, côtoyer
des hommes et des femmes qui luttent contre la maladie.
Mon père
m’accueille dans la chambre sans un mot. Il sue, il halète. Ils ne sont ni
contents ni surpris de me voir ; les peignoirs trouvés dans mon placard
conviennent tous. Ma mère m’observe fixement à mon arrivée. Sans expression.
Comme si elle ne me reconnaissait pas. C’est l’heure du dîner. Elle ne veut ni
manger sa soupe ni boire son verre d’eau. Mon père est préoccupé, la main sur
la bouche. Toutes nos manières protocolaires d’entrer en contact, de feindre un
intérêt pour les occupations des uns et des autres ont disparu. Les
conversations abrutissantes d’autrefois sur la météo ou l’actualité semblent
inappropriées. (p.121)
La jeune femme
entreprend alors un véritable retour vers le réel. Elle qui cherche la
perfection, la beauté intemporelle se bute au vieillissement, à la mort qui aspire
le corps. Son père n’a plus rien de l’homme qui semait la terreur dans son
foyer. La vie l’a dompté.
Elle s’approche de sa mère défaite, amorce un périple à rebours pour toucher ce corps qui glisse
lentement vers la mort, l’être peut-être. Elle surveille, étudie la maladie, un
être dans sa vulnérabilité et sa fragilité.
MORT
Karoline Georges décrit
l’approche de la mort d’une façon incroyable, terrible, splendide de justesse. J’ai
retrouvé les derniers instants de ma mère sur son lit d’hôpital. Les
soubresauts, le souffle qui s’arrête et repart, la bouche qui s’ouvre et les
yeux qui plongent dans une autre dimension.
Son visage se
transforme, se déforme. Sa bouche ne se referme plus, distendue dans une
expression d’abandon. Plus elle s’éteint, plus ses traits disparaissent. À
l’aube, son visage ressemble à un masque
générique. Comme celui, embryonnaire, du nouveau-né. Un être dont on ne
sait rien, qui ne révèle rien de sa personnalité, qu’un visage encore fripé par
son passage au monde, les traits quasi informes. Une présence vierge d’identité
à la naissance, puis purifiée de tout ce qui définissait son caractère à la fin.
(p.197)
Un roman
saisissant qui jongle avec des questions que l’on évite de plus en plus. Qu’est
la vie ? Qu’est la mort et peut-on par des artifices trouver une forme
d’immortalité ? Les grandes questions que les philosophes n’ont cessé de
reprendre pour tâter une certaine forme de vérité.
Karoline George construit
l’image et la défait, la compresse, la reprend, la peaufine pour effleurer
l’être, ce que l’on appelait l’âme autrefois. Une quête, qui malgré toutes les
prouesses technologiques, ne sera jamais satisfaite, j’en ai bien peur. Ça fait
longtemps que je n’ai pas lu un roman qui bouscule autant que ça, qui aborde des
questions vitales avec autant d’intelligence. À lire absolument.
DE SYNTHÈSE
de KAROLINE GEORGES est une publication des ÉDITIONS ALTO.
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