«C’EST DONC DE VOTRE VIE qu’il était, qu’il
est, qu’il sera ici question. De votre labeur. De vos aspirations. De ce que
vous avez réussi ou non à faire de vos jours. C’est aussi de vos amours et de vos ennuis, de vos déceptions et de
votre courage – en avez-vous ? – qu’on parlera. De vos rires et de vos pleurs.
Pleurez-vous ? C’est de votre façon d’occuper le temps qu’il sera aussi
question. Comment l’occupez-vous ce temps ? Qu’en avez-vous fait ? Qu’avez-vous
réellement accompli depuis dix, depuis vingt, depuis trente ans, hier, aujourd’hui ? » (p.67)
Voilà de terribles questions. Et, j’avoue, n’avoir pas de
réponses à fournir. Certainement une manière on ne peut plus claire de montrer
ses intentions et de présenter sa démarche romanesque. Il faut patienter
pourtant avant que les choses ne deviennent claires, que Julie Bouchard pointe le
lecteur du doigt. Les personnages, c’est vous et votre voisin, un peu tout le
monde qui vous entoure. Alors, c’est mon histoire et aussi la vôtre dont il sera question ici.
Un chauffeur d’autobus en est à sa dernière journée de travail, une
caissière d’un marché situé tout près, une jolie femme, monte dans son autobus matin
et soir, un professeur d’université, bien seul après sa séparation, une
étudiante qui se débat dans des fantasmes singuliers et un agent de sécurité. J’oublie
l’éboueur qui aime la lecture et le voleur qui s’apprête à faire le coup de sa
vie, celui qui le rendra riche. Bien des gens qui vont sur les trottoirs,
traversent les rues de Montréal, s’attardent dans des endroits où tous s’arrêtent,
travaillent, reprennent leur souffle, tentent d’oublier la monotonie des
jours.
Tout ce qui se passe dans un même lieu, un même espace en un même
temps, qui crée le mouvement et une belle agitation. Virginia Woolf a eu l'idée en 1925 avec Mrs Dalloway. Marie-Claire
Blais arrive à nous étourdir depuis la parution de Soifs en 1995. Une fresque qui ne cesse de prendre toutes les directions après huit ouvrages et des milliers de pages.
Elle nous entraîne dans un milieu américain qui tente de survivre et de croire
que tout est toujours possible même si tout s’écroule dans cette société en
décadence. Une entreprise unique et bouleversante.
LABEUR
Les hommes et les femmes multiplient les rencontres et les gestes
pendant une journée. Certains ne font que quelques pas pour être sur les lieux
de leur travail. D’autres prennent l’auto ou encore le transport en commun pour
traverser la ville avant de changer de
vêtements, de jouer un rôle pour accueillir les clients. Olivia change d’identité
tous les matins quand elle endosse l’uniforme du marché où elle est caissière.
Sa vie ne va très bien avec cet homme qui arrive et disparaît, sa fille qu’elle
ne voit plus. Elle sourit, reste polie et gentille comme la consigne l’exige.
Elle ne sait rien des tourments et des préoccupations des clients qui défilent,
sortent, reviennent, repartent sans dire un mot, restent toujours des inconnus.
Une fois sa journée commencée s’enclenche une série de tâches à
accomplir qui l’occuperont jusqu’au soir. Son occupation principale, pendant
huit heures et demie, consiste à scanner des aliments ou autres biens de
consommation, comme des fruits – plein de fruits exotiques dont elle connaît
les codes par cœur -, des légumes bio, des biscuits au chocolat, des baguettes
aux graines de tournesol, de la bière de micro-brasserie, de la crème glacée
artisanale italienne authentique à la vanille, des petits cornichons sucrés,
des serviettes hygiéniques, des pommes Cortland qu’elle prend pour des Empire,
des navets, des courges spaghetti, des courges musquées, des courges poivrées,
des bonbons pleins de sucre, des raisins verts en spécial. (p.31)
Tous ces produits qui prennent tant d’importance, qu’il faut payer,
recycler et acheter chaque semaine. Julie Bouchard ne nous épargne rien. Elle
nous pousse dans les gestes les plus anodins, les plus futiles, ceux que l’on
aime oublier tellement ils semblent absurdes quand on prend la peine de s’y attarder.
Tout ce qui fait la société de consommation et son invraisemblable confusion,
tout ce que la vie moderne exige en déplacements, transports, sourires, paroles futiles. Tous ces gens qui se croisent en ville, que vous rencontrez
sans jamais savoir ce qu’ils vivent. Bien sûr, rien n’est pareil dans un village
où tout le monde se connaît, où la vie privée est souvent un euphémisme. Comment
savoir que le chauffeur d’autobus qui vous salue avec un grand sourire souffre de
solitude depuis que sa femme est partie ou que le professeur d’université que
l’on croit bien installé dans sa vie est en pleine dérive ?
Il enseigne à l’Université de M. depuis dix ans et cette session
d’automne il donne un cours intitulé « Contrôle de l’inhibition présynapitique
des afférences sensorielles au cours de la locomotion fictive ». Il a deux
postdoctorats d’une université américaine bien connue, un physique agréable,
une capacité pulmonaire intéressante depuis qu’il ne fume plus, a couru cinq
marathons avec cette nouvelle capacité pulmonaire intéressante, et il y a trois
mois, il s’est séparé d’Harmony. Plus précisément, elle s’est séparée de lui,
après douze ans de vie commune et trois enfants (Rachel, Casey Lindsay), sans
trop d’explications. Elle ne l’aimait plus, en somme. Ah non, attendez, c’était
un peu plus précis ; elle n’avait plus de
sentiments pour lui. Voilà. Car, disait-elle – concentrée à couper un
oignon espagnol, vêtue de son t-shirt blanc de coton porté sans soutien-gorge
et de son jean délavé moulant parfaitement son cul – il n’était pas assez ci,
puis un peu trop ça. Tu comprends chéri ?
En résumé, elle ne se sentait plus bien à ses côtés, elle ne pouvait plus «
s’épanouir ». (pp. 35-36)
Toutes ces occupations insignifiantes qui finissent par avaler vos
jours. Pas le temps de reprendre son souffle. Quelqu’un attend, quelqu’un a
besoin d’une information ou de manger. Vous pensez vous calmer le soir, à la
maison, mais la plus terrible des solitudes vous rattrape. Il reste
la télévision.
Et tout recommence, tout se précipite. Le temps n’arrête pas, le
temps vous pousse. Il faut courir et monter dans l’autobus. La journée, comme
toutes celles de la semaine, est pareille à celle de demain. Il suffit d’avoir
les bons gestes au bon moment pour que l’équilibre soit maintenu.
BASCULE
La première neige tombe sur la ville et tout ralentit, les autobus
prennent du retard. La mécanique a des ratés. La circulation devient difficile
et les marcheurs ont oublié de chausser leurs grosses bottes. La
chaussée est glissante et les vêtements trop légers. Tous se hâtent pour oublier cette journée qui complique tout. Qui a eu la folle idée
d’avoir un hiver et de la neige ?
Gaston Leblanc, le chauffeur d’autobus, laisse monter ses derniers
passagers avant de terminer sa journée. C’est la fin, une vie qui bascule dans
son miroir. Il deviendra peut-être un autre dans sa retraite, avec tous ses
jours devant lui, il ne sait trop. L’important est d’arriver à destination. Ce
retard l’agace un peu.
Olivia accélère le pas. Elle est décidée, va mettre de l’ordre dans
sa vie. Elle glisse. Sous les pneus de l’autobus. Tout s’arrête sauf la neige.
Le sang. Les gens, les passagers ne savent quoi dire, que faire. La mort enraye
tout. Toute la rue retient son souffle.
Faut-il une tragédie pour que les gens se regardent, pour qu’ils se
voient dans l’autobus, se parlent et redeviennent des humains ?
QUESTIONNEMENT
Julie Bouchard nous décrit avec moult détails une vie absurde. Une
belle manière de démontrer l’aliénation de tout le monde dans l’agitation du
quotidien, la course à la consommation, le travail et l’amour. Je ne peux
m’empêcher de penser à Herbert Marcuse qui a si bien décrit l’asservissement
de l’être humain dans L’homme
unidimensionnel, un essai qu’il publie en 1964. Un livre qui a changé ma
vie quand je l’ai lu à l’Université de Montréal.
Labeur de
Julie Bouchard semble bien inoffensif de prime abord, mais voilà une véritable petite
bombe qui ébranle tout. Cette lecture vous laisse un peu groggy. Oui,
la vie est souvent insignifiante et répétitive, mais tout autour de vous ne
cesse de recommencer. Le soleil se lève et se couche, les jours se succèdent
pour devenir des mois, des années, une vie avec la mort en prime. Julie
Bouchard dérange, bouscule, vous pousse dos au mur. Un roman comme je les aime.
Une manière de mettre des grains de sable dans l’engrenage pour nous arrêter,
nous faire réfléchir, avant de baisser la tête et de foncer. On ne sort pas de
sa peau comme ça. Je dois passer à l'épicerie avant de rentrer, acheter des carottes...
LABEUR
de JULIE BOUCHARD,
roman paru à La PLEINE LUNE.
PROCHAINE
CHRONIQUE : À
DOUZE PIEDS DE MARK TWAIN
de Victor-Lévy
Beaulieu.
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