UN PETIT VOYAGE à Québec.
Je prends l’autobus maintenant pour ces déplacements, avec un livre pour
oublier la distance et la route. Un roman traînait sur mon bureau depuis un moment.
Lire dans un véhicule en mouvement, surtout quand on traverse le parc des
Laurentides, est une aventure. J’ai feuilleté 1984 avant le départ et pensé
qu’il convenait. Outre le titre qui me rappelait George Orwell, les fragments conviennent pour une lecture voyageuse, surtout sur la route sinueuse entre
Hébertville et l’embranchement de l’autoroute qui va vers Chicoutimi ou Québec.
Un beau soleil, un jour chaud, l’un des premiers de l’été, un siège pour
prendre ses aises et j’ai ouvert le roman en longeant le lac Vert. Je me suis
rendu compte rapidement que je ne traverserais pas seulement le parc des
Laurentides, mais que je vivrais une expérience de lecture.
Je ne savais rien d’Éric
Plamondon. J’avais droit à trois romans publiés entre 2011 et 2013 réunis en un
gros volume. Hongrie-Hollywood Express,
Mayonnaise et Pomme S. Une réédition originale. Cela ne se fait guère. Je me suis
avancé sur la pointe des pieds. Surtout avec les courbes de la route, les moments pour regarder la rivière aux Écorces dans toutes ses grosseurs du printemps, ou
encore ce paysage qui me coupe le souffle quand on aborde les descentes du mont
Apica.
Une mauvaise impression d'abord. Cette longue énumération du début m’a fait sourciller. L’auteur
se complaît dans une logorrhée sans fin et normalement, j’aurais rebroussé
chemin.
J’ai eu de l’acné,
je suis allé à l’université, j’ai eu du cul, je me suis marié, je me suis
drogué, j’ai voyagé, j’ai fait du sport, j’ai lu les journaux, j’ai dit «
bonjour », j’ai dit « oui, merci », j’ai été président de classe, j’ai été
employé du mois, j’ai milité pour ci et j’ai milité pour ça. J’ai ouvert un
compte en banque, j’ai économisé, j’ai acheté une voiture, j’ai roulé un peu
ivre, mais pas trop, je n’ai pas grillé de feu rouge, j’ai repassé mes chemises
le dimanche soir, j’ai acheté des cadeaux de Noël, d’anniversaire, de mariage,
de Saint-Valentin… (p.13)
La danse du « je »
continue pendant trois ou quatre pages. Je n’aime pas les répétitions et chasse
les mots qui reviennent dans mes textes en véritable obsédé. Je crois que
j’aurais mis le livre de côté normalement. Je suis un lecteur
patient, mais certaines choses me rebutent. J’ai continué, malgré mes
hésitations, me disant que ce serait ma lecture de voyage. Et je n’avais pas
envie de passer des heures à compter les épinettes.
Et est apparu
Johnny Weissmuller, le grand champion olympien et comédien qui a fait les beaux
jours de mon enfance. Quand nous avons enfin eu la télévision dans la maison familiale,
un peu après tout le monde au village, je ne ratais jamais Jim de la jungle. Une sorte de gardien de parc, une manière de
Tarzan qui vivait bien des aventures. Comment oublier le plongeon du début, le
chapeau qu’il jetait d’un geste assuré avant de s’élancer du haut d’un rocher ?
Et un écrivain
américain que je ne connaissais pas. Un autre ! Richard Brautigan, un résistant
qui a vécu à San Francisco à la belle époque. Son grand-père serait né au
Québec.
PIÈGE
Et je me suis
laissé prendre par ces textes qui nous lancent sur les traces de Tarzan,
l’homme au cri inoubliable qui a fait rêver tous les garçons de mon époque et
aussi un certain Gabriel Rivages qui est hanté par Brautigan, lit ses livres,
ne semble jamais vouloir connaître la paix, sauf quand il plonge dans la
lecture.
Ce n’est qu’au
retour que j’ai été happé par 1984
qui tient du journal, de la fiction, de l’invention, de la biographie de Johnny
Weissmuller, ce héros olympien et comédien qui a fini dans la dèche. Une
histoire fascinante d’un petit garçon né en Hongrie et qui est devenu un
champion de natation. J’ai su devant l’Étape, tout près du grand lac
Jacques-Cartier qui digérait ses dernières glaces, que j’irais jusqu’au bout de
cette lecture un peu particulière. Pas évident d’osciller entre la fiction, le bavardage,
les éléments biographiques de l’écrivain, des réflexions personnelles et une
forme d’enquête sur notre monde ou des évidences que l’on ne prend
jamais la peine de vérifier. Une sorte de capharnaüm où l’on retrouve Johnny
Weissmuller dans son enfance à Chicago, près du grand lac Michigan où il a
développé une véritable passion pour l’eau et la natation. Un palmarès unique
et impressionnant. Le premier humain à nager le cent mètres en moins d’une
minute. Si vous aimez les exploits sportifs, vous êtes comblés.
Et il y a l’après,
sa carrière au cinéma. Un homme qui n’est jamais arrivé à s’installer dans la
vie avec ses nombreux mariages et qui a tout flambé. Les héros dégringolent souvent
aux États-Unis. Et il y a ce Brautigan que l’on découvre peu à peu. Un
original, un singulier qui échappe à toutes les balises.
Entre la guerre du Vietnam, les émeutes raciales et
le droit des femmes, il trouve sa place parmi les allumés de la côte ouest. Il
ne se veut pas directement anarchiste comme les Diggers, mais son style respire
la liberté à pleine page. Quand il parle d’une partie de pêche ou d’une balade
en bus, Brautigan, par son style, tape autant que Bakounine ou Blanqui. Ni dieu
ni maître ! (p.237)
Je suis allé sur
Internet pour savoir qui était cet écrivain. On a beau passer sa vie à lire, il
y a toujours des auteurs qui restent dans l’ombre. Il suffit d’entrer dans une
bibliothèque ou dans une librairie pour prendre conscience de l’ampleur de son
ignorance. Une tête sympathique et un mythe de la contre-culture.
FASCINATION
Et je me suis
passionné pour cette écriture qui se moque des belles manières, n’hésite jamais
à bousculer les convenances et à défaire les schèmes de la narration. Nous
sommes à la fois dans le réel et le fictif, dans le journal intime et la biographie
d’un sportif et d’un écrivain mythique, dans l’actualité aussi. Brautigan m’a
rappelé Kerouac et cette génération qui rejetait toutes les obligations pour
vivre la vie d’errant qui ne croit et n’espère que dans les rencontres
fortuites, les amitiés qui vous emportent parfois au bout du monde. Surtout que
je venais juste de sortir de la lecture des romans en français de Kerouac et de
son journal de bord. J’étais particulièrement bien préparé pour suivre Rivages,
Plamondon et Brautigan.
En 1926, le quadruple médaillé des Jeux olympiques
de Paris est invité à visiter les studios de la MGM à Hollywood. Il y
rencontre, médusé, son héros d’enfance Douglas Fairbanks. Ce dernier lui donne
alors ce conseil : « Si jamais tu fais du cinéma, faut te faire raser tout
le corps, sinon à l’écran les poils paraissent énormes. On ne voit plus que ça.
C’est dégoûtant. » (p.59)
Anecdotes,
réflexions pour mieux voir peut-être l’histoire contemporaine, me faire prendre
conscience que j’ignorais bien des choses. L’ordinateur par exemple.
Je me suis
passionné pour Brautigan dans Mayonnaise,
ses déplacements, ses lectures, ses écrits, ses succès étonnants et son refus
de toutes les normes, ses excès aussi. Il finira alcoolique, un peu comme
Kerouac, se suicidant en 1984. Toujours l’ombre d’Orwell, l’année particulière.
POMME S
Le dernier roman
m’a emballé. Je me suis retrouvé devant l’ordinateur que j’utilise tous les
jours. Pomme S, le titre, rappelle la
fonction clavier pour enregistrer un texte. Plamondon nous fait connaître Steve
Jobs, l’inventeur de Appel et de
l’ordinateur personnel. Le lancement a eu lieu en 1984 et cet appareil a changé
le monde. L’histoire d’une réussite exceptionnelle, l’invention d’une machine
qui a bouleversé nos manières de faire et de concevoir la mémoire. Avant
l’écriture, l’invention de l’imprimerie pour tout dire, les humains cherchaient
à savoir le plus de choses possible et à les répéter à leur descendance.
L’invention de la rime aurait facilité ce travail de mémoire. L’ordinateur, les
transistors, le disque dur ont fait en sorte de déposer le savoir humain dans
une immense bibliothèque pour nous libérer du devoir de mémoire. Steve Jobs a
été un visionnaire et un homme fascinant malgré ses obsessions.
Steve Jobs aimait se prendre pour Léonard de Vinci.
Il voyait dans l’Italien la figure parfaite du gentilhomme, à la fois artiste
et scientifique, poète et technicien. Pour lui, le portraitiste de Mona Lisa
représente l’alliance par excellence entre l’art et la science. Toute sa vie,
Jobs se réclame de cette dualité. Il veut marier la technologie la plus
parfaite au design le plus raffiné. (p.520)
Une aventure
passionnante que celle de l’informatique. Steve Jobs est devenu une légende et
une sorte de prophète. Chose certaine, je ne vois plus mon ordinateur de la
même façon.
Plamondon m’a fait
connaître quelques grandes figures de mon époque et mieux aimer mon siècle que
l’on a tendance à voir comme celui des excès et des agressions contre
l’environnement. Certains ont vécu d’incroyables aventures qui ont changé le
monde et nos manières de faire. Oui, les découvertes sont encore possibles et
tout n’a pas été dit et fait. Il faut juste un peu d’imagination pour emprunter
des sentiers inconnus. Tout est toujours à découvrir.
Un écrivain étonnant
que cet Éric Plamondon. Il aime défaire les normes de l’écriture et réussit à
nous accrocher avec ses réflexions, sa curiosité, son plaisir de raconter, son
amour de l’humain et de son époque. Que demander de plus ?
LA TRILOGIE 1984 d’Éric Plamondon est
paru au QUARTANIER,
616 pages, 31,95 $.
PROCHAINE CHRONIQUE : NIKO
de Dimitri Nasrallah publié à La Peuplade.
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