L’ACTUALITÉ NE CESSE de
nous bousculer et des drames éclatent partout dans le monde. Après les
attentats de Paris, un couple tire lors d’une fête en Californie et le nombre
de victimes augmente. Terrorisme, dit-on. Nous en sommes à la guerre intime où «
les autres » deviennent l’ennemie. L’horreur ne cesse de trouver de nouveaux
lieux, d’attirer les regards et de semer la terreur. C’était l’année dernière en
Ukraine et pourtant c’est il y a si longtemps. Qui se souvient de l’atroce
guerre de Tchétchénie, du commando qui a frappé à Moscou ? J’avais collectionné
des centaines de photos alors, étant encore journaliste au journal Le Quotidien. Nous étions envahis par
ces scènes de villes dévastées, d’hommes et de femmes qui allaient dans les
ruines comme des spectres. Je n’oublierai jamais la photo d’une jeune femme qui
transportait des chaudières d’eau dans un camp de réfugiés près de
Sleptsovskaya. Elle avait un sourire lumineux, semblait pouvoir survivre à tous
les malheurs. J’avais pensé écrire une histoire en m’inspirant de ces « vues »
de la guerre.
J’ai suivi les événements en Ukraine, la partition de la Crimée
après un référendum rapide, l’intervention des Russes qui prétendaient être
neutres, le bras de fer des puissances étrangères et l’appui plutôt hâtif du
Canada au nouveau gouvernement. On a appris plus tard que Stephen Harper voulait
attiser le conflit entre l’Ukraine et la Russie afin d’exporter le pétrole bitumineux
en construisant un oléoduc qui balafrerait le Québec. Comme quoi les conflits
les plus lointains ont des incidences sur les décisions de nos gouvernements.
Frédérick Lavoie s’intéresse à cette partie du monde, on le sait
depuis la parution de Allers simples : Aventures
journalistIques en Post-Soviétie en 2012. Il n’est pas étonnant de le voir retourner
en Ukraine qui vient de renverser un gouvernement corrompu et qui n’arrive plus
à calmer le jeu.
Ceux qui ont pris le pouvoir à Kiev souffrent du complexe du
vainqueur. Ils n’ont pas la tête à négocier avec les forces réfractaires aux
changements. Ils ont fait la révolution au prix du sang d’une centaine de
martyrs. Ils estiment avoir gagné le droit d’imposer leur vision du pays. C’est
aux vaincus de s’adapter, de s’allier aux victorieux, ou de se taire. Un régime
corrompu et de plus en plus autoritaire a été renversé ; une vraie démocratie,
une Ukraine libre et européenne est sur le point de naître. Il n’y aura pas de
compromis avec ces profiteurs qui ont maintenu le pays sous la domination de
Moscou et l’on conduit au bord de la faillite. Point final. (p.66)
Heureusement, il existe encore des journalistes indépendants qui vont
sur les lieux pour voir pourquoi des populations qui vivaient dans une relative
bonne entente depuis des décennies en arrivent à se haïr. Rencontrer des gens,
les écouter, discuter avec eux et les accompagner dans ce qu’ils subissent, cela
peu être dangereux, téméraire, même quand on ne fait rien pour narguer la mort.
Frédérick Lavoie n’est pas un Paul Marchand, heureusement.
Les bombes frappent aveuglément. Pourquoi, à un moment ou un autre,
une petite ville, un quartier deviennent une cible ? Des familles se sont levées
le matin et se préparaient à une journée comme les autres.
Un missile qui semblait venir de nulle part est tombé sur une
maison, tuant un jeune garçon de quatre ans. Un enfant qui n’avait que l’avenir
est mort, bouleversant sa famille qui a tout perdu dans l’attaque, même le
droit d’espérer. Une histoire qui se répète trop souvent quand les armes
parlent.
Pourquoi est mort ce jeune enfant ? Pourquoi a été épargné le
voisin ?
COMPRENDRE
Frédérick Lavoie cherche à comprendre et à expliquer aussi, peut-être,
à cet enfant pourquoi il est mort. Le journaliste devient un témoin, la
narration se fait personnelle et émouvante. Plus question du récit distant lesté
de chiffres et de statistiques recensant les rebelles abattus et les soldats
sacrifiés. L’empathie est là dès les premières lignes même si nous nous
heurtons, nous le devinons, à la folie humaine, un conflit déclenché autour
d’un sapin sur une place publique de Kiev. Les guerres commencent souvent par
des peccadilles et engendrent les tueries les plus sanglantes.
Le jeune Artyom est mort le 18 janvier 2015 à 8h10 du matin au 5
rue Ilinskaïa de Donetsk. Mort absurde, injustifiée, injustifiable, idiote,
déplorable comme toutes les tueries pendant un affrontement où la raison prend
congé.
Arriver à dire à cet enfant pourquoi une roquette Grad est tombée sur
sa maison quand la journée était à peine entamée, est particulièrement exigeant.
Souvent, il faut remonter le temps pour comprendre le présent. Nous l’oublions tellement
souvent. Le présent reste la partie visible d’événements qui cachent le pire
comme le meilleur.
L’Ukraine possède une longue histoire avec son folklore, ses
légendes, ses mythes, dont ceux des Cosaques qui ont enflammé l’esprit de bien
des lecteurs. Il y a eu des guerres, des envahisseurs et des familles venues
pour travailler et qui ont continué à parler leur langue, dont le russe.
Beaucoup se sont regroupés autour des installations minières, particulièrement
dans la province du Donbass. La cohabitation des ethnies n’est jamais facile.
On l’a vu dans tellement de pays. Il suffit d’une étincelle et tout explose.
PROJET
Le projet du président Viktor Ianoukovitch de rejoindre l’Union
européenne suscite espoir et désolation. La Russie tolère mal une perte d’influence
sur cette partie du monde. Surtout, un marché rentable pour son pétrole et le
gaz naturel est menacé. Le Canada de Harper savait tout cela. Le président fait
volte-face pour se tourner vers la Russie qui promet des montagnes d’argent. La
situation s’envenime et le gouvernement est renversé à la grande surprise de
tout le monde, même des révolutionnaires.
Frédérick Lavoie se rend dans les zones d’affrontements, là où
l’armée bombarde les rebelles qui ripostent comme ils peuvent, rencontre la
famille du petit Artyom, écoute les parents, assiste aux funérailles et vit un
moment surréaliste. Le cercueil blanc repose sur des chevalets avec derrière,
tout près, un camion lance-roquettes. Comme si on avait décidé d’exposer l’enfant
avec son assassin. Cette photographie fera le tour du monde. Une image qui
montre la guerre dans toute sa grossièreté et son indécence. Qui n’a pas été
perturbé par la photo du jeune Alyan retrouvé mort sur une plage de Turquie.
L’illustration parfaite des dangers qu’affrontent les gens qui fuient leur
pays. Un rappel brutal pour nous dire que ces réfugiés risquent leur peau.
HISTOIRE
Frédérick Lavoie tente de démêler les fils, d’expliquer une
situation difficile à comprendre, quasi impossible à décrire. Une intrigue pire
qu’un roman de James Joyce. Certainement que le petit Artyom aurait préféré s’amuser
sur son tricycle plutôt que d’écouter cette trop longue histoire de
bombardements, de manifestations et de tirs de missiles. Que peut comprendre un
enfant à une suite d’aveuglements, d’obsessions et d’entêtements ?
Le journaliste croise des militants intelligents, ouverts, capables
de discuter des grands problèmes qui déchirent le monde. Il y a de l’espoir…
Ils croient en la justice, l’équité, la démocratie, les libertés
individuelles et veulent que chaque Ukrainien puisse en jouir autant qu’eux. Je
les écouterais durant des heures discourir et débattre autour d’un verre de vin
ou d’une bière, chercher des solutions pour réinventer l’État et le sortir de
son marasme postsoviétique. Ils sont l’incarnation de ce que la Révolution de
la dignité a apporté de mieux à l’Ukraine. Ils sont l’espoir d’un réel
changement et la force vive qui s’affaire à le concrétiser. Et pourtant. Dès
que j’aborde avec eux les causes de ta mort, de la guerre dans le Donbass et de
la désaffection de ses habitants, ils enfilent des œillères. Ils sont
soudainement intransigeants, manichéens, ignorants même. Leur indignation
devient sélective. Leurs capacités d’empathie, de discernement et
d’autocritique s’arrêtent là où la ligne de front commence, là où l’intégrité
territoriale de leur pays est remise
en question. (p.219-220)
Frédérick Lavoie arrive à nous passionner pour une situation
politique compliquée et raconte surtout le quotidien des victimes, de ceux que
l’on classe comme « dommages collatéraux ». Il nous captive, là où les médias
nous embrouillent et se contentent de répéter des chiffres et de recenser les
morts. Lavoie touche l’humain, la douleur, la compassion, l’amour, ce qui fait
que des résistants survivent aux pires situations et finissent par se relever.
C’est peut-être là l’avenir du journalisme qui s’essouffle, se contente de se répéter
à la télévision ou de montrer des images qui donnent la nausée. Un pan
d’humanité malgré la folie, la guerre et les obsessions. Nous en avons bien
besoin.
Un récit émouvant qui cerne les humains dans ce qu’ils ont d’admirable
et de terrible. Parce que les hommes et les femmes, partout, dans la longue
marche de l’humanité ont provoqué les horreurs et démontré une compassion souvent
étonnante.
Ukraine à fragmentation de Frédérick Lavoie est paru aux Éditions La Peuplade, 264 pages,
24,95 $.
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