MICHAËL DELISLE REVIENT à la
nouvelle dans Le palais de la fatigue,
un genre qu’il manie avec dextérité. Il présente ici six textes qui renvoient
l’un à l’autre, se bousculent et se complètent d’une certaine façon. Encore là,
il s’aventure dans son enfance, n’hésite pas à revenir sur des expériences marquantes. Son histoire m’a particulièrement secoué dans Le Feu de mon père où il esquisse un
portrait sans compromis de sa famille. Il s’attarde ici aux ruptures et aux moments
qui changent l’existence. Une rencontre, un geste, ou encore une impulsion fait
basculer la vie. En 2005, Delisle remportait le prix Adrienne-Choquette avec Le Sort de Fille.
Le titre étonne un
peu et a piqué ma curiosité. Michael Delisle s’explique dans sa deuxième nouvelle
où il raconte une aventure amoureuse et l’arrivée du narrateur dans le monde de
la poésie. Le palais de la fatigue est un point d’acupuncture que sa grande
amie Johanne étudie avec enthousiasme et entend pratiquer pour changer la
grisaille de sa vie. Ce point serait situé quelque part dans la main droite et
permettrait de combattre la fatigue qui frappe un individu à un moment ou un
autre. C’est un état qui touche le narrateur et tous les intervenants du
recueil.
Les nouvelles de
Michaël Delisle permettent aussi de retrouver des personnages à différents
moments de leur vie. On peut presque parler d’un roman par nouvelles ou par
fragments. Le personnage de la mère s’impose dans les premiers moments, de même
que son frère qui cherche une manière de secouer sa vie. Il faut dire que la
vie familiale est plutôt étrange et que la mère est imprévisible, pour ne pas
dire étonnante.
Elle vit devant
son miroir, se maquille pour des hommes qui débarquent et repartent tout aussi
rapidement. Une femme qui oublie ses enfants et cherche continuellement à se
faire une place. Un personnage pathétique.
Ma mère s’est
aperçue de mon déménagement une quinzaine plus tard. Tout en redessinant ses
lèvres, elle aurait demandé à mon frère :
— Me semble qu’on
ne voit plus ton frère…
— Il ne vit plus
ici, m’man.
Elle a levé les
yeux de son miroir, l’air d’avoir mal compris. Mon frère m’a rapporté
l’anecdote en espérant me culpabiliser, mais je riais trop et il n’a pas
insisté. Elle avait troqué son médecin marié contre un mécanicien marié et
recevait toujours, sur demande, le millionnaire obèse. Elle passait le plus
clair de son temps à se rendre montrable. (p.59)
Johanne échoue à son examen d’acupuncture et renonce à son idéal.
Tout bascule chez les
personnages de Delisle. Tous ont du mal à s’arracher au monde
de leur enfance et à échapper à leur milieu social. Le frère finira par
incarner des figures historiques avec conviction et abandonne femme et enfant
pour une Américaine après sa période communiste. La vie broie un peu tout le
monde et une forme de désespérance souffle de partout.
DÉSILLUSION
La désillusion coupe
les personnages de leurs rêves, les pousse vers des métiers sans grand intérêt.
Ils se lèvent le matin et vont au travail, rentrent tôt le soir pour s’occuper
des enfants dans une vie de couple terne. Le je narrateur échappe à ce genre de
destin par sa relation homosexuelle et l’écriture, du moins pendant un temps. Sa
découverte de la sexualité coïncide avec celle de la poésie. Une relation avec
un professeur, un poète qui fraye dans l’avant-garde du monde littéraire montréalais. Le garçon
se laisse séduire et publie en dressant des listes. La modernité l’exige.
Un jour où je
pensais le féliciter pour une de ses trouvailles — dans une de ses plaquettes,
on retrouvait le mot osmose
orthographié hosmose —, j’ai compris
à ses dérobades, puis à son rire nerveux, qu’il ignorait le sens du mot. Mon
insistance a fini par l’exaspérer et il a monté le ton : je devais
comprendre que les champions de dictée ne faisaient pas nécessairement de bons
écrivains. L’ordre et la correction ne rencontraient jamais l’esprit moderne.
Il a fini par me traiter de « notaire ». Notaire… Le soufflet m’a dressé et, à
partir de là, j’ai applaudi sans commenter. Tout comme j’évitais les phrases
dans ma poésie, j’évitais de trouver à redire dans la sienne. (p.60)
Des poètes comme
Nicole Brossard et Jean-Paul Daoust se profilent dans cette nouvelle où Delisle
se moque de certains diktats littéraires. Nous sommes loin de la poésie
existentielle, du besoin de dire pour vivre et respirer. Je l’avoue, c’est à
partir de ce mouvement formaliste qui a tourné le dos à la poésie de Miron et Chamberland
que j’ai décroché. Je n’arrivais plus à me reconnaître dans ces jeux et ces
textes formatés. Il me semble que la poésie est un regard sur soi et l’univers,
une manière de respirer et de secouer les normes qui ne cessent de nous assujettir.
Je suis demeuré fidèle à mon ami Carol Lebel qui poursuit sa quête dans la plus
belle des solitudes. Il faut beaucoup de courage pour tenter de respirer dans les yeux des autres. Ou encore,
je reviens à Gilbert Langevin ou Paul-Marie Lapointe. Une flânerie dans leur
oeuvre pour prendre plaisir à leurs mots qui gardent leur jeunesse.
Parfois, je me
risque dans une nouveauté. Les jeunes poètes devraient lire un peu plus, il me
semble. Des mots échappés sur une page, de la prose souvent que l’on échiffe. Charles
Sagalane titille ma curiosité en secouant le monde à sa façon. Il y a aussi José
Aquelin, François Charron toujours émouvant dans sa désespérance et sa
solitude.
SORTIE
J’ai pensé souvent
à Paul Auster en lisant Le palais de la
fatigue. Le romancier américain aime les trappes qui s’ouvrent sur une
autre réalité qui emporte ses personnages et les retient. Comme si
la vie offrait des sorties pour échapper au quotidien.
Les croisements chez
Michaël Delisle poussent vers une forme de désespérance. Fin d’une liaison
amoureuse, désillusion de l’écriture, fatigue des personnages qui abandonnent
leurs rêves et leurs espoirs. L’envie de vivre passionnément s’étiole
et devient un mauvais souvenir. La vie fait endosser les habits râpés de tout
le monde, travailler dans des tâches peu exaltantes.
Autrement dit, après
quelques élans, la vie a vite fait de vous pousser dans le rang de la
désillusion. Certains se rangent rapidement quand d’autres prennent un peu plus
de temps et résistent. Johanne oublie ses rêves et peut-être
un amour qui aurait pu s’installer s’il n’y avait eu ce professeur de poésie.
Tous finissent par entrer dans la peau d’un personnage et à se nourrir de la
fadeur de l’existence.
Il est fascinant
de voir que les jeux de rôle vont puiser dans l’âme des joueurs. Ils deviennent
solaires, presque altiers. Comme réalisés… …Mon frère est habile. Il vise le
ciel avec assurance. Et tout à coup, en le voyant armé, je me demande si cette
quête d’idéal dans le bon vieux temps
n’est pas un peu parente de son ancienne ferveur pour l’utopie communiste. On
dirait le même élan de pureté. (pp. 103-104)
Le narrateur, désabusé,
se résigne. La vie ne lui apportera pas les grands bouleversements espérés et
encore moins les illuminations. Sa poésie ne cesse de tourner
en rond. Il est fasciné par un photographe qui décide de tout arrêter parce que
son œuvre est terminée et qu’il ne fera que se répéter dorénavant. Il faut du
courage et une terrible lucidité pour agir ainsi. Pour tout dire, j’aime autant
ne pas me questionner sur mes manies et aime croire, peut-être bien
naïvement, que mes plus beaux textes sont à venir.
J’aime que Michaël
Delisle me pousse devant mon reflet dans le miroir et me force à me questionner
sur ma vie et mes rêves. L’écrivain vit certainement une période de turbulence et
l’écriture le retient par un fil bien mince. Et que faire sinon écrire pour
franchir les obstacles quand on a toujours écrit ?
Il a un peu
raison. J’avoue que j’ai, de mon côté, de moins en moins d’idées pour écrire.
J’ai fini un poème de peine et de misère. Je me sens à la fois essoufflé et
pressé. Vieux est le mot que j’évite.
Je me sens trop âgé pour les ivresses de l’inspiration. Je n’ai plus le
métabolisme qu’il faut pour carburer à ça. Je devrais me mettre aux
antidépresseurs et faire des livres pour enfants, comme tout le monde. Et oui,
Jogues, j’ai peur d’être rendu, moi aussi, au terme de mon œuvre. Si seulement
je pouvais mettre le doigt sur ce qui m’a amené là. (pp.133-134)
Un mot et
l’édifice vacille. La vie nous pousse tout doucement avec ses peurs, ses
angoisses, ses espoirs déçus et la mort qui surgit toujours trop tôt ou trop
tard.
Nouvelles de la
désillusion tranquille, de la vie qui finit toujours par décevoir quand elle ne
nous étouffe pas, Michaël Delisle vous pousse au bord du précipice. Le palais de la fatigue est peut-être
tout simplement la vie qui emporte tout, défait tout pour ne laisser qu’un goût
amer sur la langue.
LE
PALAIS DE LA FATIGUE de
MICHAEL DELISLE est publié CHEZ BORÉAL ÉDITEUR.
PROCHAINE
CHRONIQUE :
L’imparfaite amitié de MYLÈNE
BOUCHARD, parution de LA PEUPLADE.