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dimanche 31 juillet 2011

Maurice Henrie voyage au pays de l'enfance


L’enfance marque l’univers de l’être humain, dit-on. Pas étonnant que plusieurs écrivains puisent dans leurs premières années pour y installer des fictions ou encore tenter de cerner l’adulte qu’il est devenu. Certains y ont trouvé matière à de véritables bijoux. Mentionnons Gabrielle Roy, Victor-Lévy Beaulieu ou Bruno Hébert. Michel Tremblay, on le sait, a puisé le plus significatif de son œuvre florissante dans le quartier de son enfance.
Maurice Henrie ne résiste pas à la tentation du passé. Dans «L’enfanCement» (quel mauvais titre) l’auteur plonge dans son passé avec un plaisir évident, s’étonne de la diversité de ses souvenirs et du rôle qu’ils ont pu avoir sur sa vie d’homme.
 « Ce qui me préoccupe davantage, c’est de savoir comment les événements que j’ai rappelés ici et les milliers d’autres que j’ai à l’esprit, mais dont je n’ai parlé nulle part ni à personne, comment ces événements ont influencé, incurvé et déterminé ma vie jusqu’à présent. Quel rôle ils ont joué, avec l’incontournable génétique, dans ma formation physique et mentale. Impossible de répondre avec certitude à ces questions.» (p.278)
Six maisons ont marqué les premières années de cet auteur et l’ont mené tout doucement vers l’adolescence. Une manière originale de suivre les migrations de sa famille, les activités du père et de sa mère.
Des événements que l’adulte ne cesse d’enjoliver avec le temps. C’est peut-être le propre de la mémoire que de magnifier les souvenirs
«Je veux aligner ces événements les uns à côté des autres, afin de pouvoir mieux les trier, les étudier, les classer, comme on ferait avec les pièces d’un casse-tête géant.» (p.11).

L’Abitibi

Un premier refuge se situe dans la lointaine Abitibi où le père travaille comme mineur. Les aléas de la vie pousseront la famille vers la région de Rockland. Toute la tribu suit sans poser de questions. On y abandonne des amis, des connaissances et de la parenté. Des oncles et des tantes s’imposent selon les migrations. Jean-Pierre surtout fascine l’enfant. Un homme excessif qui ne résiste jamais à un sourire enjôleur. Un original, un grand amateur de chasse et de pèche qui joue un rôle important dans la vie du jeune garçon.
Des incidents, même si l’auteur s’en défend, sortent de l’ordinaire et marquent le garçon. Qui a vu un avion s’écraser devant sa maison?
«L’avion était maintenant si près que, pendant une courte seconde, je distinguai nettement dans la carlingue la double silhouette du pilote et de son compagnon. Et de gros chiffres bleus imprimés sur le fuselage. Avant que je ne puisse dire ou faire quoi que ce soit, il percuta le sol à grande vitesse, dans le terrain vague juste en face de notre maison. Sous nos yeux horrifiés, il s’enfonça dans la terre en se désintégrant, ne laissant plus paraître que son empennage jaune, qui émergeait parmi les choux gras.» (p.67)
Le jeune Maurice confronte la mort, la tragédie quand une voisine tue son mari avec un marteau. Il y a aussi les filles, ses hésitations jusqu’à la rencontre de Valérie qui l’initie aux jeux de l’amour. Des événements tragiques succèdent aux facéties de l’un, à la découverte de la radio, les plaisirs de la bicyclette et des promenades qui permettent de découvrir le monde.
Maurice Henrie a vécu une enfance qui est loin d’être banale. Même les oiseaux s’en mêlent quand l’un d’eux réussit à se pendre dans un arbre devant un voisin indifférent.

Époque révolue

Ce conteur a le mérite de nous plonger dans une époque révolue où les curés dirigeaient la vie de la paroisse tel un chef d’orchestre. Heureusement, il y avait toujours un original ou un mouton noir pour créer de la diversion. Le servant de messe fait même la connaissance d’un athée plutôt sympathique qui créera une commotion dans la communauté à son décès. Tout comme cette femme qui accueillait des hommes le soir venu dans sa maison un peu isolée. De quoi titiller le corps et l’imagination d’un garçon plein d’énergie.
Maurice Henrie possède l’art de raconter. Un récit attachant, bien mené. Le lecteur en voudrait encore.

«L’enfanCement» de Maurice Henrie est paru aux Éditions Prise de paroles.

dimanche 24 juillet 2011

Henri Lamoureux aborde un sujet délicat

«Orages d’automne» d’Henri Lamoureux met en scène un personnage qui s’éloigne de la société pour retrouver son équilibre. Tout ce à quoi tenait Rémi s’est effrité à la mort de Catherine, sa compagne.
L’amour de sa vie a été assassiné par son ex-époux, un Mohawk intégriste. Tel un animal qui s’isole pour lécher ses blessures, Rémi s’est installé en forêt, loin de tous. Il observe les animaux, les saisons qui se succèdent et tente de recentrer sa vie. Ce militant qui cherchait à sauver la planète a été incapable d’être là quand Catherine, une Algonquine, a eu besoin de lui.
«J’ai baptisé tous les animaux qui me paient une visite de temps en temps, et ceux croisés au gré de mes randonnées sur les lacs ou dans les sentiers du petit territoire que je possède depuis trois ans et où je vis depuis six mois, soixante kilomètres au sud-ouest du parc de La Vérendrye, en pays algonquin. Cet investissement a grugé toutes mes économies, mais c’est peu payer pour reconquérir une partie de la terre que mon grand-père a sillonnée pendant un demi-siècle.» (p.11)
Dans la solitude, avec quelques livres, il cherche à se calmer pour réussir ce qui lui reste à vivre.

Les filles

Noémie, sa fille avec qui les contacts sont difficiles, lui confie Marilou et la fille de Catherine. Ève, une adolescente rebelle, a été retrouvée dans un parc de Montréal, complètement givrée. Après la mort de sa mère, elle a vécu la dégringolade dans la grande ville, l’alcool, la drogue et la prostitution.
Rémi se retrouve devant une adolescente qui en veut au monde entier et une fillette un peu capricieuse. Ces deux présences bousculent son quotidien. Ève et Marilou le forcent à sortir de ses habitudes et lui font oublier ses ruminations.
«J’ai rentré leurs bagages comme si j’étais leur domestique, tout en élaborant mentalement une stratégie de survie avec ces deux filles capables de m’enfirouaper à la moindre occasion et sans effort. Peut-être que Noémie m’a rendu service ? Peut-être sait-elle parfaitement bien ce qu’elle fait en me confiant cette garde inopinée ? Il n’y a rien de gratuit dans la vie, ai-je toujours cru. Il me faut donc reconnaître qu’il doit y avoir du sens dans ce coup du destin.» (p.57)
La vie s’organise entre la chasse aux crapauds, les visites d’un orignal, les jeux et quelques excursions en forêt.
Une chute lors d’une promenade change tout. Rémi en frôlant la mort retrouve ses proches.

Préoccupations

Henri Lamoureux a trouvé là un sujet idéal pour illustrer ses préoccupations, dénoncer la situation des autochtones et les travers de notre société. L’essayiste et le militant qu’est cet écrivain ne se gêne pas et il en met parfois un peu plus que le lecteur en demande.
«Sans aller aussi loin, mais animée d’une même idéologie, l’évangélisation des Premières Nations se réalisa ici sous le noble prétexte de faire sortir la bête du Sauvage pour qu’il accède enfin à la plénitude humaine du baptisé. Instruit par des historiens catholiques et des racistes hollywoodiens j’avais, comme tous ceux de ma génération et celles qui nous précédaient, adhéré à la vision « du sauvage  brutal massacrant femmes et enfants », brandissant le scalp sanglant d’un prisonnier ou de sa fiancée venus s’établir sur les terres riches d’une Amérique à conquérir.» (p.127)
Heureusement, nous avons droit à de très belles pages sur la forêt, la présence des bêtes sauvages, le glissement des saisons.
C’est souvent un peu rugueux, mais il arrive à donner l’envie au lecteur de s’installer sur les rives d’un lac pour attendre le passage de l’orignal et surveiller les activités des canards. C’est là l’essentiel.
Une quête de sens qui prend des détours inattendus.  Si Lamoureux se montre parfois un peu redondant dans ses réflexions, il n’en demeure pas moins qu’il touche l’essentiel, la perte de sens qui aspire la société. L’écrivain croit que le retour à la nature peut solutionner bien des problèmes et guérir des blessures. Une approche qui peut faire sourire, mais qui vaut bien des thérapies à la mode.

«Orages d’automne» d’Henri Lamoureux est paru chez Lévesque Éditeur.

dimanche 17 juillet 2011

Isabelle Vinet dévoile des secrets de famille

La fatalité existe, du moins dans les romans. C’est ce que l’on peut croire en lisant «Belles-Amours Junction» d’Isabelle Vinet.
 Les femmes de la famille Thompson sont marquées d’une génération à l’autre. Constance, la dernière de cette longue lignée qui a connu des ruptures, la violence et des amours impossibles, vit en marginale. Elle est la maudite.
«J’ai étudié, connu plein de gens, beaucoup bu, fumé de tout, et en l’absence creuse d’hommes en ma demeure et en dépit de ma disgrâce, sinon à cause d’elle, ma chair s’est trop souvent écartelée pour accueillir celle des garçons. Mais ma différence ne s’est jamais fait oublier. Et même cachée derrière mon personnage, je n’ai pas réussi à mourir.» (pp.15-16)
Comme si l’héritage de ces mauvaises mères l’avait dévisagée pour la démarquer de ses semblables.

La divergente

Constance vit dans la maison ancestrale avec ses tantes et ses cousines. Elle est la sorcière, dit Hélène, la divergente de corps et d’esprit. Elle travaille à la bibliothèque, se passionne pour les trains qui secouent le village, permettent de rêver de départs et d’arrivées, de fuir sa vie comme de la retrouver peut-être.
«Depuis une heure, j’écoute les molosses d’acier s’ébrouer, grincer, s’entrechoquer, tandis qu’un peu partout, semblables à des valets soumis, des hommes vêtus de sombre, embrasés par un dossard orange, s’affairent autour de ces monstres, les séparant pour ensuite les aligner autrement, nouveaux frères dans l’attente d’une destination inconnue.» (p.17)
Elle met la main sur le journal de son ancêtre Zoé qui s’est jetée dans le puits qui est scellé. La jeune femme y revient jour après jour. Il recèle un secret dont personne ne veut parler.
«Il est magnifique, ce puits de maçonnerie. Un vrai puits comme on en voit dans les films. Quand j’ouvre le couvercle du puits, je peux plonger. Ou m’envoler. De ses pierres suinte l’appel de l’eau, de la terre, l’appel du vide intersidéral. Le puits, c’est comme un tunnel qui relierait les profondeurs telluriques à l’immensité cosmique. Comme l’œil de la terre, grand ouvert sur le ciel. Et si peux flanquer la frousse à Hélène en ayant l’air de vouloir y plonger, dans ce puits, c’est encore mieux. Non que l’idée ne m’ait pas effleurée. Surtout depuis que j’ai lu le cahier.» (p.78)
En lisant et en réécrivant le journal de son ancêtre, Constance apprend la vérité sur sa mère, sa famille et surtout sur ses oncles qu’elle ne cesse de magnifier depuis son enfance.

Gâchis

Un mélange explosif où les rapports entre ces êtres blessés s’avèrent particulièrement difficiles. Elles n’arrivent pas à aimer les hommes qu’elles croisent, encore moins leurs filles.
«Tout ce gâchis à cause de ma propre mère, Madeleine, la grand-mère que tu n’as pas connue. Ma mère m’a élevée seule, ma mère qui portait son passé d’enfant mal aimée comme un trophée. Elle avait endossé son enfance difficile comme une armure d’autosatisfaction qui la rendait infaillible et incontestable, prétendant n’agir et ne parler que pour mon bien. «Tu es une petite fille heureuse, toi!» affirmait-elle, sans s’assurer que je ressentais bien la félicité que je devais ressentir pour la confirmer dans sa compétente maternelle.» (p.159)
Un roman terrible de non-dits où l’on passe de l’une à l’autre pour reconstituer le puzzle de ces vies qui échappent à la banalité. Il faudra la mort violente d’Hortense, une tante alcoolique, pour percer des secrets et remettre les choses en perspective.
Tout vibre, gémit, aime, se dispute une place dans cette fresque singulière. Une rage qui finit par s’apprivoiser quand tout est dit, quand toutes ont expié en quelque sorte. Hortense rejoint sa mère dans le puits et Madeleine meurt d’une longue agonie. Alors seulement Constance apprend la vérité sur ses oncles et bien d’autres choses.
Un roman de passion et de colère, de silence et d’agressions qui étouffent toutes les femmes de cette famille. Absolument fascinant, trouble, porté par une écriture ample qui ne cesse de rebondir. Une véritable épopée qui permet de découvrir les amours illicites et les secrets des pères. Constance retrouvera même un frère dans cette quête. La vérité a un prix, celui de briser les plus beaux souvenirs.

«Belles-Amours Junction» d’Isabelle Vinet est paru aux Éditions Trois-Pistoles.
http://www.editiontrois-pistoles.com/viewAuteur.php?id=459

dimanche 10 juillet 2011

Roman d'apprentissage pour Jacques Folch-Ribas

Je ressens toujours une émotion particulière devant un nouveau roman de Jacques Folch-Ribas. Un peu celle que j’éprouve devant les publications de Gilles Archambault. Ces écrivains ont consacré leur vie à l’écriture et ne cessent de se renouveler et de nous étonner. Folch-Ribas réussit encore cet exploit avec «Paco», quarante ans après son entrée en écriture.
Un jeune garçon vit dans un village. Son père a fait des études et sa mère est musicienne. Le grand-père passe son temps à fouiner dans les livres et à les collectionner. Une famille qui s’intéresse à la poésie, aux romans, à la musique et à la philosophie. Autant dire qu’ils sont des cas dans ce monde nullement porté vers les livres. Ils sont souvent pointés du doigt.
«Ce village, que vous nommerez Le Village, si vous le voulez bien, c’est le seul lieu que je connaissais, j’y suis né, j’y ai vécu enfant, je ne l’ai pas aimé beaucoup et j’ai cru dans ce pays que vous allez nommer Le Pays, s’il vous plaît, je vous en prie, je ne veux pas même entendre son nom, tous les villages étaient semblables à lui : la même laideur dont parlait ma mère, la même violence dont parlait mon père.» (p.15-16)
Paco écoute, ne comprend pas toujours, ressent une attirance particulière pour les filles qu’ils croisent en allant à l’école. Elles sont pleines de mystères et de séductions avec leurs longues jupes, ces rires qui les éloignent et les rapprochent.

Migration

Tout change quand la famille déménage à la ville. Le père y trouve un emploi plus intéressant et la mère aura enfin un piano digne d’elle. Paco plonge dans un monde en ébullition et il y a toujours les filles.
«Elles allaient par deux ou en groupes serrés sortant de leur école, un couvent de Sœurs de la Divine Providence, elles poussaient de petits cris chatouillés, elles ne regardaient et pouffaient. Je me rapprochais, tournais autour d’elles sans rien oser faire. Capon. Je me répétais encore les vers simples, ceux que je pouvais comprendre déjà en français : Vive heureux, avec une femme…» (p.63)
Un jour, Concha entre dans sa vie. La jeune femme milite dans des groupes qui veulent changer le monde. Elle entreprend de faire l’éducation de ce garçon qui ne sait rien de la politique malgré les enseignements de son grand-père, les propos de son père et de sa mère.
««Moi, j’essaie de lui enseigner la liberté, c’est la chose la plus difficile. – Et tu fais bien. – Je voudrais lui apprendre à ne rien croire de ce qu’on lui dit, rien ni personne, même toi… Mais c’est un projet inutile : il le sait déjà. » Concha secouait la tête, de droite à gauche, ses cheveux en mouvement semblaient une mer couleur de nuit. « Pourtant, dit-elle, il y a certaines choses à croire. – Tu es une optimiste, tu crois qu’il existe des choses à retenir, des idées meilleures que d’autres… Je t’envie. » Mais je voyais bien que mon père était fier de moi et trouvait cette Concha de son goût.» (p.81)
Ce sera l’amour fou. Paco apprend, voit, touche le corps d’une femme libre qui tente de lui faire découvrir la réalité qui étouffe tout le monde. L’Espagne est en pleine guerre civile. Des groupuscules s’affrontent au nom de la liberté, manifestent partout. Les nationalistes reçoivent l’appui des fascistes italiens et allemands. Les civils subissent les canons et des avions bombardent villes et villages. On connaît la suite : l’arrivée  de Franco et de la dictature.

Apprentissage

Le jeune garçon vivra des moments de rêve avec Concha, perdra son père et sa mère à la guerre, connaîtra la faim, la douleur, la folie des hommes. Paco se joint aux exilés qui fuient vers les montagnes et les frontières françaises. Une longue marche où la mort est présente à chaque pas. Il réussira à quitter un pays qui lui a tout pris. Il devient un homme mais à quel prix.
Jacques Folch-Ribas atteint des sommets, particulièrement à la fin de «Paco», pendant cette longue marche vers la liberté. Bouleversant. Un très beau roman d’initiation, une histoire incroyable de cruauté et de tendresse. Les deux ne peuvent aller l’un sans l’autre.

«Paco» de Jacques Folch Ribas est paru aux Éditions du Boréal.

dimanche 3 juillet 2011

Evelyne de la Chenelière étourdit le lecteur


Voyage étonnant que celui d’Evelyne de la Chenelière dans «La concordance des temps». Un parcours en soi et hors de soi, une immersion dans le langage qui fait douter du genre des choses. Cette singulière dérive permet de scruter le monde, de secouer des habitudes et des conventions.
Un homme va à un rendez-vous. Il croise des gens dans la rue, s’attarde, se perd dans ses pensées, sera en retard. La femme l’attend au restaurant en surveillant les clients qui défilent. Un récit qui oscille entre le présent et le passé, le masculin et le féminin, deux narrateurs qui se succèdent et se répondent, devenant l’écho l’un de l’autre. Ce parcours étrange nous pousse au cœur de la langue française pour en secouer les fondements.
«Je reste bouche bée devant la langue française qui a eu la fantaisie de donner un sexte à toutes les choses. Une fourchette. Un espoir. Le gant de boxe. La promenade. Je n’en reviendrai jamais.» (p.9)

Surprise

Evelyne de la Chenelière étonne à chaque page. Les gestes du quotidien prennent une couleur singulière. Les narrateurs sont toujours un pas derrière soi pour mieux se voir, se juger et tenter de comprendre peut-être qui ils sont.
« J’ai des taches sur les mains. Regarder l’heure. Recenser les choses. Recenser le temps. De plus en plus de taches sur mes mains. Je suis moins vieille que mes mains, qui ont vieilli avant moi. Il est en retard, bien sûr. Le couple parle une langue étrangère. Il est toujours en retard. Russe, polonais, je ne sais pas. Mon amie d’enfance était Polonaise, du temps de Jean-Paul II. Je l’enviais alors d’être Polonaise, comme notre pape. Comment est-ce que j’ai bien pu croire en Dieu. Je ne devrais jamais arriver à l’heure.» (p.17)
Une pensée qui se perd dans un véritable labyrinthe. Des monologues qui se moulent aux spirales de la pensée, ne refusent jamais les bonds dans le temps et l’espace.
«Et si tout s’inversait, je veux dire la sexe des choses, la genre des mots qui nomment les gens les animaux les objets et les concepts ? Si, sans autre justification que la plaisir d’une expérimentation, nous nous mettions, toi et moi, à nous parler de ce façon, peut-être que les notions eux-mêmes nous apparaîtraient dans un perspective nouveau.»  (p.20)
L’écrivaine étourdit le lecteur, l’égare, le rattrape et le fait douter même du narrateur dans cette longue dérive qui oscille entre la tragédie et la comédie.
«Parfois, quand je n‘ai rien à faire, comme tout de suite, je pense à la troisième personne et au passé simple. J’aime bien la distance du passé simple et, littéralement, ça m’empêche de souffrir. Je dirais même que, littérairement, le passé simple a la vertu de me faire envisager toutes les choses comme faisant partie d’un rêve, ou d’une cérémonie ; d’un espace à côté de la réalité. Elle l’attendait au restaurant depuis bientôt une heure, aussi décida-t-elle de commander un repas.» (p.54)
Les personnages de «La concordance des temps» sont tout à fait «à côté de la réalité» et bellement dedans. Le discours passe brusquement du je au il, faisant perdre l’équilibre au lecteur un peu distrait.

Aventure

La dramaturge secoue des habitudes de lecture, permet de s’inquiéter et de se rassurer sur nos manières de voir et de faire. Ce qui importe, c’est la vie et le souffle. L’être est langage, regard qui se laisse prendre par les mots qui donne une certaine consistance au monde.
Evelyne de la Chenelière fusionne les dialogues et multiplie les points de vue. Une expédition langagière d’une rare originalité.
Un récit d’une vivacité qui ne se dément jamais et qui emprunte toutes les formes de la narration. Un texte qui remet tout en question, surtout nos façons de voir et de penser. L’écrivaine bouleverse en se collant au quotidien et en défaisant les conventions.
«Je le regarde, et soudain je ne sais plus, de lui ou de moi, qui est l’autre. Qui, exactement, est ce corps, étrange et familier, que je contemple sans volonté et sans hâte, je ne sais plus.» (p.135)
Toutes les émotions sont possibles.

«La concordance des temps» d’Évelyne de la Chenelière est paru aux Éditions Leméac. 

lundi 20 juin 2011

France Théoret reste fidèle à sa démarche

France Théoret continue sa démarche singulière dans «Hôtel des quatre chemins». Encore une fois, le lecteur retrouve des femmes qui vivent l’oppression domestique.

Rémi, le père, ne tolère aucune manifestation d’indépendance chez ses filles et sa femme. Elles sont là pour servir et obéir sans ouvrir la bouche. Éva, la mère, souhaite une meilleure vie pour ses filles, mais ne lève jamais la voix devant son époux.
 «Notre mère nous domptait, comme elle l’affirmait. Notre père attendait une aide de tous les instants dès le retour de l’école. Il était obéi au doigt et à l’œil. Personne ne rechignait ni ne grommelait. Au fur et à mesure qu’ils grandissaient, ses enfants devenaient de petits serviteurs, patients et malléables.» (p.11)
Cela n’empêche pas la mère de souhaiter que ses filles fassent des études.
«Elle s’attendait à ce qu’il fût le chef de la famille. Il l’était et ne l’était pas en même temps. L’économie, le portefeuille, était l’affaire exclusive de son mari. Elle, elle pensait aux principes qui orientaient une famille. À ce sujet, Rémi restait au-dessous de tout. Il se moquait des sages décisions de sa femme, de son désir irrésistible d’élever le niveau d’éducation familial au-dessus de la rue, selon son expression usuelle.» (p,12)

Soumission

Malgré ces propos et ces bonnes intentions, Éva louvoie et trahit en quelque sorte les espoirs qu’elle sème dans l’esprit de ses filles, surtout chez Évelyne qui rêve d’un monde où les livres occuperont toute la place.
«Je parlai des longues études que je ferais. J’écrirais aussi. J’exprimais ce qui était, ce que je percevais de l’avenir, ce que le sentiment de liberté me divulguait. Je traçais ma vie comme je l’imaginais.» (p.63)
La cadette trouve mari rapidement tandis que l’aînée poursuit des études envers et contre tous. Le père ne rate jamais une occasion de la ridiculiser, s’abreuvant des insanités répétées dans le journal «Vers demain» par Gilberte Côté-Mercier et Louis Evans. Ce n’est pas sans me rappeler la manière de faire de Mathieu dans «La femme du stalinien».
«Quand Rémi affirmait que le gouvernement mettrait de l’ordre dans la société, il en appelait au parti créditiste dont il promouvait les idées et les solutions. Il s’identifiait à ses chefs colorés et forts en gueule, à ces hommes venus de je ne sais où, illustres champions de la bêtise. Il le disait : les dirigeants commenceraient par les écoles. Les professeurs étaient trop jeunes. Ceux qui contestaient seraient congédiés. Ceux qui refusaient de se couper la barbe perdraient leur place. La barbe des jeunes gens l’obsédait.» (p. 102)

Résistance

Evelyne baisse la tête devant les outrances de ses parents, lit en secret des romans-photos où elle apprend certaines choses de l’amour, étudie chez les religieuses où la soumission et l’obéissance sont la règle. Elle pourra respirer en faisant son entrée à l’université.
Elle connaît la faim et la solitude. L’amour et la sensualité aussi. Un garçon l’écoute en silence et dissimule ses intentions, incarne le piège à lequel elle tente d’échapper depuis son enfance.
Évelyne deviendra écrivaine après la mort du père et une ultime confrontation avec sa mère Éva. Toutes les barrières tombent alors. Elle écrira en tremblant, marquée au corps et à l’esprit.
«Un trouble indicible m’étreint. Je suis désertée par la langue, dépossédée de mon désir, aveuglée par l’obligation de le surmonter. Après une lutte intérieure intense, j’émerge de mon abattement. Les mots viennent.» (p.118)

Libération

«Hôtel des quatre chemins» s’avère un long apprentissage de la liberté qui se fait sans cris et sans révolte. À l’image peut-être du Québec qui a su rejeter les diktats de la religion et s’avancer dans la modernité sans rien bousculer.
Un roman qui décrit parfaitement l’univers étouffant d’une certaine époque qui a précédé la Révolution tranquille, une société marquée par le catholicisme et des idées rétrogrades. Des propos que certains politiciens répètent actuellement au nom de la rationalité et de l’efficacité. À donner des frissons.

«Hôtel des quatre chemins» de France Théoret est publié aux Éditions de La Pleine lune.