Photo Justine Latour, LE DEVOIR |
Certains romans surprennent parce qu’ils nous poussent dans des univers
que nous pensons bien connaître. Cercles
de feu de Thierry Dimanche me ramène dans des lieux où les incendies de
forêt font rage au nord du Lac-Saint-Jean. Des sites que j’ai sillonnés pendant
des années. Même que certains protagonistes font escale dans mon village de La
Doré, s’arrêtent pour faire la fête à Dolbeau-Mistassini et s’installent à
Péribonka, lieu mythique de la littérature québécoise. Comme quoi les endroits
les plus connus peuvent garder leurs secrets et les écrivains, ces chercheurs
de trésors, arrivent toujours à vous surprendre. Une réalité que je n’avais pas
imaginée et des événements qui se déroulent dans ma cour pour ainsi dire.
Thomas Thériault traverse le Québec par l’Abitibi pour retrouver des
amis au Lac-Saint-Jean. Les trois vont partir en territoire inconnu, chercher
les lieux brûlés, les feux qui marquent l’actualité tous les printemps, quand
la pluie tarde à venir. Il y a une saison des incendies de forêt au
Lac-Saint-Jean et rares sont les années où je n’ai pas vu les avions jaunes de
la SOPFEU dans le ciel de mon coin de pays.
J’ai même vécu « mon feu de forêt », il y a longtemps, pas très loin de
Chibougamau. Tous les travailleurs avaient été mobilisés comme sapeurs. Je n’ai
pas connu souvent des moments aussi impressionnants dans ma vie. Voir des
épinettes flamber comme des allumettes est inoubliable. J’imagine l’enfer que
vivent les Australiens depuis des jours. Un feu de forêt, c’est l’horreur et comme
une vengeance de Dieu. L’impression que l’air s’enflamme et que le moindre coup
du vent va vous cerner et devenir fatal. Je pense aussi à cette déflagration
qui a soufflé la région du Lac-Saint-Jean en 1870, faisant plusieurs victimes
et détruisant des villages entiers avant d'aller mourir aux abords du fjord du Saguenay. Cet
événement a bousculé notre imaginaire. Tout comme ces immenses incendies qui constituent
la trame de Il pleuvait des oiseaux, le
si beau roman de Jocelyne Saucier. Ces catastrophes marquent le vécu du
Québec.
J’ignorais pourtant que l’année suivant un brasier assez intense, les
morilles poussent en abondance. Particulièrement la morille de feu, une variété
qui apparaît dans les terrains sablonneux, les pinières rasées par les flammes.
Un délice pour les gastronomes qui vient directement de l’enfer.
La saison des morilles communes était déjà bien avancée, mais je
ne pouvais m’empêcher de l’étirer. La période de fructification des morilles
communes - morille conique, morille blonde, etc. - se termine début juin,
moment où les morilles de feu apparaissent en plus grand nombre, comme si les
espèces se passaient le relais. Les cueilleurs d’agrément se concentrent sur
les premières. Mais l’avènement de la morille de feu ouvre une seconde saison
qui, si la nature se montrer favorable, accapare les junkies de la cueillette
et les entrepreneurs de brousse jusqu’en juillet. (p.23)
Thomas, Paul-Marie et Claude ont des cartes, des GPS, tout l’équipement pour
traquer la morille qui attirent des marginaux qui se disputent les brûlés. Un
peu comme les cueilleurs de bleuets faisaient avant l’arrivée des immenses
bleuetières commerciales. La ramasse en forêt a perdu beaucoup de son importance.
Rares sont ceux maintenant qui s’exilent dans les montagnes pour chasser ce
petit fruit bleu pendant des semaines.
Les trois empruntent des chemins à peine tracés, traversent des rivières
et des cours d’eau pour trouver le site idéal, là où les morilles surgissent
comme par magie après un orage. Ils ont l’équipement pour faire sécher leur
cueillette et la préserver avant de croiser l’acheteur. Autrement dit, il
faut certaines connaissances pour amasser un pécule intéressant. Ce serait même
fort rentable quand la saison est bonne. Et il y a le bonheur de se retrouver
en forêt, au milieu du monde, tout seul et vivant.
Les outardes volaient en carrousel à cinq mètres au-dessus de ma
tête. Leurs ombres mouvantes découpaient les nappes de soleil qui filtraient
dans la clairière, où de rares arbres avaient en partie survécu à l’incendie.
Trois hauts pins blancs bordés de quelques peupliers avaient conservé leurs
cimes vertes. Je répondais aux cris des outardes en tournant sur moi-même,
hilare et finalement très heureux de me trouver seul. (p.347)
Étrangement, je ne savais rien de cette activité, encore moins
l’existence de Morille Québec qui
commercialise ce champignon et qui a son siège social à Chicoutimi.
Thierry Dimanche emboîte le pas de ces chercheurs d'eucaryotes pluricellulaires qui se dispersent au
nord du Lac-Saint-Jean, travaillent de l’aube à la brunante et cueillent la
petite perle convoitée. Tous pensent y faire fortune, du moins amasser un bon
magot s’ils ont un peu de chance. Tout dépend de la saison, de la chaleur, de
la pluie et de l’intensité des feux.
AVENTURE
Il faut bien connaître le terrain pour trouver le lieu parfait où les morilles surgissent un matin comme par magie.
Depuis deux ans que je m’intéressais aux champignons sauvages
québécois. J’étais tombé sur quelques cèpes
et autres bolets, de même que sur un bon petit secteur de chanterelles,
mais la découverte des morilles blondes était d’un autre ordre. J’avais
l’impression d’avoir trouvé des météorites vivantes, juchées sur des pieds
blanchâtres musculeux, ou des organismes issus des fonds marins. (p.36)
Les amis vivent des années de vaches maigres, jurent de ne plus se
laisser prendre, reviennent la saison suivante et cherchent l’endroit où la
morille jaillit des plis du sol et se multiplie à une vitesse effarante.
Tous sont happés par une véritable fièvre, une passion qui rend aveugle
et sourd. Ils ne pensent qu’à trouver les plus beaux spécimens, perdent toute
prudence et risquent des blessures ou encore de s’égarer quand le fameux GPS s’éteint
et qu’ils ne savent plus où aller. Tous oublient le temps et l’espace pour
cueillir dans une sorte de frénésie qui les laisse au bord de l’épuisement.
Je fumais ma dernière cigarette en regardant le feu mourir.
J’écoutais couler la rivière Trenche pis je revoyais mes casiers, pis plein
d’autres casiers pleins de morilles partout, à terre, dans les arbres, jusque
dans le ciel. Sur le dos dans la roulotte, les yeux fermés, je continuais à les
voir. Un tapis d’alvéoles défilait sans fin à l’intérieur de mes paupières.
Comme quand tu reviens du parc d’attractions pis que tu continues à descendre
les montagnes russes. Comme quand tu passes la journée à jouer à Tetris pis que
les morceaux continuent à s’emboîter, les lignes à disparaître, le score à
augmenter. Je m’efforçais de susciter d’autres images mentales, et des séries
de nappes à carreaux et de paires de seins m’accompagnaient dans le sommeil.
(p.308)
Une folie, une passion, une obsession, un délire que les excès d’alcool et
de substances hallucinogènes aggravent. Tous deviennent irascibles, paranoïaques,
se méfient de tout le monde et tentent de tirer profit de la manne. Il vient
enfin le « grand kaboum » comme dit Paul-Marie, l’année d’abondance où la
cueillette dépasse tout ce qu’ils avaient pu imaginer. Ce dernier s’égare, avec
son mal de dos, sa mauvaise humeur, Thomas se fait une entorse. Les deux n’arrivent plus à
s’orienter et à rentrer au campement. Paul-Marie passera quelques nuits dans le
brûlé, respirant la cendre et la suie. Claude, happé par la fièvre de la
morille ne fera rien pour le retrouver.
Un roman d’obsessions, d’amitiés trahies qui pousse certains hommes à
commettre les pires gestes, à s’abandonner au délire où le réel et l’imaginaire
se confondent. Thierry Dimanche m’a fait vivre une épopée formidable qui m’a
rappelé mes étés en forêt à cueillir des bleuets. Il nous entraîne dans les
territoires d’une passion qui permet de tout oublier et qui titille des
pulsions inavouables. La fièvre de l’or, on connaît, mais il faudra parler maintenant
de celle de la morille de feu après ce roman où la nature, sa
dureté, son immensité et sa fascinante beauté pousse des hommes et des femmes
dans les dimensions les plus sombres de
leur individualité. Surtout dans des gestes où ils risquent leur vie. Un
récit époustouflant, une langue riche et touffue qui jaillit comme ces champignons
dans les grands espaces que les incendies de forêt dessinent chaque printemps.
Une révélation.
DIMANCHE THIERRY ; CERCLES DE FEU, ÉDITIONS LE QUARTANIER, 444 pages, 28,95 $.
https://www.lequartanier.com/catalogue/cercles.htm
https://www.lequartanier.com/catalogue/cercles.htm
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