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jeudi 15 mars 2007

La culture québécoise est-elle en mutation?

Nos sociétés vivent des changements accélérés. Il semble que ce soit aussi le cas en Chine et en Inde. Ces pays s’imposent de plus en plus comme des puissances économiques mondiales. Plusieurs individus peinent à suivre. Certains s’affolent et prêchent un retour aux valeurs d’autrefois. L’élection de gouvernements plus conservateurs témoigne de cette crainte de l’avenir.
Alain Roy et Gérard Bouchard, dans un essai intitulé «La culture québécoise est-elle en crise?», ont demandé à des intellectuels de réfléchir à cette question. Cent quarante et un braves ont pris la peine de répondre.
Qu’ils soient convaincus d’un état de crise ou pas, tous se rejoignent. Que ce soit au sens large ou étroit, les répondants questionnent les mutations actuelles. Peu importe s’ils regardent par la lorgnette de l’optimisme ou du pessimisme.
Les sociétés changent plus rapidement qu’il y a cent ans. Les communications sont certes responsables de cette accélération et de ce métissage planétaire. Tout devient difficile à saisir et à analyser.
Le Québec, avec l’Occident, vit une période de turbulence. La mondialisation du commerce et la circulation des «produits culturels» bousculent les références. Il semble pourtant, si on en croit John Saul dans son essai «Mort de la globalisation», que cette «euphorie» est en train de se résorber. Les états-nations reprennent en main leur économie, rejettent les diktats de la Banque mondiale du commerce. La culture vivra-t-elle ce repli?
Le Québec n’échappe pas à l’accélération de l’histoire, à la perte de sens, à la montée de l’individualisme et à la dictature des «arts de détente» qui squattent la télévision et refoulent la «culture moins rieuse» dans la marge. Cette quête du divertissement impose une culture formatée que l’on recycle comme du papier journal. Plusieurs répondants le déplorent avec justesse.
Plusieurs affirment aussi que la culture doit vivre en «état de crise permanente» pour évoluer. D’autres s’accrochent à la nostalgie du passé. Alain Roy et Gérard Bouchard tentent de transcender la question et d’explorer des avenues.

Alain Roy

 Alain Roy, comme la plupart des répondants, se nourrit de perceptions et résiste mal à la tentation de tirer des conclusions rapides et émotives. Il s’attarde à des épiphénomènes ou des anecdotes qui ne permettent pas d’évaluer l’état de la culture au Québec.
«L’avidité de notre besoin de reconnaissance se traduit par une attention démesurée aux moindres échos venus de l’extérieur, et plus particulièrement aux échos positifs. Souvent, ce phénomène prend des proportions pathétiques, par exemple lorsque des journalistes réalisent des vox pop à la sortie des cinémas et des théâtres parisiens. Il faut vraiment que notre manque d’estime soit grand pour que nous en soyons à grappiller des marques d’appréciation sur les trottoirs d’outre-mer.» (p.101)
Il faut plus que quelques cas pour diagnostiquer l’état d’une culture. M. Roy tire des conclusions fort suggestives et peu appuyées.

Gérard Bouchard

Gérard Bouchard reste prudent. Oui, les cultures s’interpénètrent, s’influencent tout comme les sociétés qui doivent absorber le choc des migrations. Les trous dans les frontières apportent une conscience planétaire nécessaire à la pensée écologique et au développement durable.
Bien sûr, il est difficile de prévoir la marche des sociétés occidentales après la perte du sacré, la négation du religieux et la montée de l’individualisme. Il ne faut surtout pas conclure trop rapidement.
«Nous ne vivons pas dans une société sans mythes, les signes de dynamisme sont nombreux (l’Occident est traversé par de grandes utopies très nobles, mobilisatrices), nous sommes loin d’une situation de chaos social, la sortie de régime que nous effectuons ne donne pas sur le vide culturel ni sur un état dont nous ne savons rien.» (p.132)
Bien dit !
La région n’est pas en reste dans cette réflexion. Une centaine de personnes, lors du premier volet des «Rendez-vous stratégiques» de l’Institut du Nouveau Monde, les 2 et 3 février, pointaient les médias et les institutions d’enseignement pour expliquer le «peu de visibilité» de notre culture. Le second rendez-vous, qui se tient les 16 et 17 mars au Patro de Jonquière, permettra de discuter de la «culture à l’heure d’Internet». Il sera intéressant de comparer les réflexions des participants aux propos des deux essayistes.

«La culture québécoise est-elle en crise?», de Gérard Bouchard et Alain Roy est paru aux Éditions Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/alain-roy-454.html

jeudi 8 mars 2007

Jean Désy fait de sa vie une aventure

Jean Désy, médecin et romancier originaire de Kénogami, sillonne le Nord du Québec depuis des décennies. Un pays de neige et de froid que la plupart des Québécois méconnaissent.
Dans les nouvelles télévisées, à part la météo, on parle du Nunavik pour montrer des jeunes qui inhalent des vapeurs d’essence ou des drogues. Les suicides aussi font les manchettes. Pour beaucoup, ce territoire n’est que rivières qui servent à produire de l’électricité. Un espace à peu près vierge que des exploitants peu scrupuleux transforment en dépotoir. On a vu des images révoltantes à Radio-Canada. Des entreprises minières ont tout saccagé, y laissant la désolation après leur passage.
Territoires des Cris, des Inuits, des aurores boréales et des ours polaires que la fonte de la banquise menace; pays où se heurtent la modernité et les traditions. La sédentarisation a fait perdre pied à ces nomades qui cherchent des balises.
«Un jour que je lui rendais visite, madame Annanack me dit: «Il faudrait qu’ils retournent dans la toundra.» Elle pensait à ses petits-enfants, à deux de ses petits-fils qui s’étaient pendus trois mois plus tôt, à quelques jours d’intervalle, le premier après une peine d’amour, le second à cause du suicide de son frère.» (p.112)

Fascination

Jean Désy, dans plusieurs de ses ouvrages, décrit ces espaces où il a œuvré comme médecin dans des conditions de travail à faire frémir. Il nous entraîne aussi dans des expéditions où la moindre erreur peut coûter la vie. Désy ne maquille rien de ce pays aux humeurs climatiques imprévisibles et à la beauté époustouflante.
«Un jour, je mourrai dans la toundra. Je ne veux pas mourir dans un hôpital, jamais ! Je passe ma vie à l’hôpital, auprès des malades, convaincu que ce n’est pas là qu’il faut mourir : trop de soignants épuisés, trop de microbes, trop de tristesse entre les murs défraîchis. J’ai dit à Samuel que je n’en pouvais plus d’entendre les cris d’Akinésie ou des autres malades chroniques. Et cette histoire sordide de petite fille violée… Soigner les femmes enceintes, les bébés, les vieillards, ça me va. C’est pour ça que j’ai été formé. Mais endurer les cris des malades d’Alzheimer, leurs odeurs…  Endurer la folie des autres…» (p.75)

Là où tout est possible

Dans «Au nord de nos vies», Jean Désy reprend neuf textes qu’il a publiés dans «Médecin du Québec». Julien, son héros, avec quelques infirmières, tente de sauver des vies, se questionne devant les jeunes qui jouent avec des armes et se blessent, les viols d’enfants qui arrivent quand l’alcool et la drogue tuent la raison. Il parcourt ce pays vaste comme un continent, déchiré entre le Nord et le Sud, tente d’échapper, peut-être, au vertige de la civilisation. Il est lui aussi un nomade que le monde étouffe, semblable aux Inuits «tués dans leur esprit» par la quincaillerie de la consommation.
Plusieurs époques se heurtent dans ces villages cernés par le blizzard, où les hommes et les femmes sont minés par tout ce que les avions apportent à chaque semaine du Sud.
Que ce soit dans «Au nord de nos vies» ou «L’île de Tayara», Jean Désy sait ressusciter des désirs que nos vies parfaitement organisées ont étouffés. Il insuffle l’envie de se surpasser et de faire de nos jours une véritable aventure. Cet écrivain unique est un souffleur de rêves qui fait de ses jours une fiction et de ses romans, une quête. Un humaniste qui témoigne d’une grande compassion envers les hommes et les femmes du Nord.
On devrait lire «Le coureur de froid», «L’île de Tayara», «Carnets de l’Ungava», et «Au nord de nos vies», dans les écoles. Les jeunes apprendraient que l’aventure existe près de la baie d’Hudson, dans un pays où tout échappe au rationnel. Il suffit de lever la tête et l’espace est là, hypnotisant et dangereux. Un pays où la quête va de soi, où l’on peut aller au-delà du quotidien pour effleurer, peut-être, une forme de sagesse. L’ailleurs est ici. Là, tout près, dans une immensité qui change ceux et celles qui ont le bonheur d’y vivre et d’y croiser des êtres exceptionnels.

«Au nord de nos vies» de Jean Désy est publié chez XYZ Éditeur.

jeudi 1 mars 2007

L’avenir du Québec passe par les régions

«Y a-t-il un avenir pour les régions?», répète Roméo Bouchard dans un essai paru l’automne dernier. L’auteur était au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, en septembre, le temps d’une une table de discussion et, depuis, peu d’écho à ce livre important.
Il était aussi à l’émission «Il va y avoir du sport» de Marie-France Bazzo, à Télé-Québec, où l’on se demandait s’il faut fermer les régions. Une question provocatrice et un débat futile. Marc-Urbain Proulx, Roméo Bouchard, tout comme Jean Tremblay dernièrement, avaient la mission impossible de faire entendre la raison dans un cirque du «pour et contre».
Faut-il fermer des régions du Canada pour protéger Toronto et Vancouver; vider les provinces pauvres des Maritimes et déporter les gens vers Montréal et Toronto? Montréal décline devant Toronto qui s’agenouillera bientôt devant Vancouver. Les pôles économiques glissent vers l’Ouest et l’émergence de la Chine va donner un élan aux agglomérations du Pacifique. L’économie suit une forme de dérive des continents.

Constat

Roméo Bouchard, journaliste, agriculteur et fondateur de l’Union paysanne, originaire de Normandin, scrute les politiques de développement du Québec depuis quarante ans dans «Y a-t-il un avenir pour les régions?». Des débuts de la Révolution tranquille à nos jours, le portrait est affligeant.
Les politiciens, qu’importe leur allégeance, tout en répétant que le Québec a besoin de régions dynamiques, pratiquent une politique centralisatrice.
Tous les gouvernements jonglent avec une même vision urbaine qui ne peut s’appliquer dans les territoires que sont la Gaspésie, l’Abitibi, le Grand Nord et le Saguenay-Lac-Saint-Jean. Les régions doivent imaginer des solutions régionales aux problèmes régionaux. Il n’y a pas de baguette magique. La Gaspésie n’est pas l’Abitibi, encore moins la Mauricie.
Dans ce modèle nord-sud, les régions fournissent l’électricité, la forêt, les mines et de moins en moins de produits agricoles. Les ressources naturelles sont exploitées à grande échelle sans que les régionaux en profitent comme ils le devraient.

Expérience

En Gaspésie, au début des années 70, le Bureau d’aménagement de l’est du Québec (BAEQ) devait régler tous les problèmes. La raison devait triompher. Conséquences: l’industrie forestière a été démantelée, des villages fermés et l’exploitation industrielle a vidé la mer.
Quarante ans plus tard, partout dans les régions, cette approche a permis de dilapider les ressources. La population décline et la main-d’œuvre est de moins en moins qualifiée pour relever les défis. La migration des jeunes rogne la vitalité de ces territoires avec le vieillissement des habitants. La désertification des territoires est devenue une réalité.
Le Saguenay-Lac-Saint-Jean cherche son avenir en tâtonnant. L’industrie forestière a des copeaux dans l’engrenage depuis des années. «L’Erreur boréale», de Richard Desjardins, a permis aux responsables de se dédouaner tout en refusant d’analyser la situation. Rien ne va dans nos forêts et ce n’est pas Desjardins qui a créé le problème. Rien ne va dans l’agriculture et personne n’a signé «L’Erreur laitière». On pourrait multiplier les exemples.

Politiciens

Pour contrer la «désintégration des régions» comme l’écrivait Charles Côté, il faut repenser des politiques qui provoquent l’appauvrissement des régionaux et le saccage des territoires.
Roméo Bouchard prône des mesures de repeuplement, des lois qui assurent des redevances aux régionaux pour l’exploitation de leurs ressources naturelles. Tout cela ne peut advenir sans une immigration soutenue par Québec, des gouvernements régionaux responsables et pourvus de budgets. Comment exploiter la forêt autrement, transformer plus en région, profiter au maximum de l’électricité et régénérer l’agriculture?
Les gouvernements ne semblent guère préoccupés par ces questions. L’énergie éolienne se développe actuellement dans une joyeuse anarchie. La Gaspésie, encore une fois, sert de terrain de jeu à ces «développeurs». Que ferons-nous du solaire et de l’eau? Les citoyens ont-ils tort de s’inquiéter?
Faut-il attendre vingt ans encore avant de donner un second souffle aux régions, se laisser anesthésier localement par les investissements des grandes entreprises avant de réagir? Les politiciens, pendant cette campagne électorale, vont-ils répondre à ces questions. Il en va pourtant de l’avenir du Québec.
«Y a-t-il un avenir pour les régions?» de Roméo Bouchard, questionne ce passé récent et ouvre une porte sur l’avenir. Dans vingt ans, si rien ne change, le Québec sera un pays en lambeaux et les régions des dépotoirs. À moins de faire preuve de créativité, comme le suggère Marc-Urbain Proulx.

«Y a-t-il un avenir pour les régions?» de Roméo Bouchard, est paru chez Écosociété.

jeudi 22 février 2007

Roman difficile de Martine Richard

Qui se préoccupe des hommes et des femmes qui glissent imperceptiblement vers la vieillesse. Surtout quand ils arrivent à déjouer les pièges qui cernent le corps, s’attardent dans ce que l’on nomme pompeusement «l’âge d’or».
Martine Richard, dans «Les sept vies de François Olivier», plonge dans ce monde où la maladie, les pertes de mémoire et d’autonomie font partie du quotidien; où la vie s’amenuise dans des gestes de plus en plus hésitants. Le cinéma s’y risque parfois, polissant une image souvent fausse du vieillissement. Qui ose explorer ces lieux où femmes et hommes fixent la mort sans sourciller. Comme s’ils patientaient dans une gare, attendant un dernier train qui se fait attendre.
Pour les survivants, il reste des souvenirs, ces «marées de vie» qui prennent toute la place, la vie à deux encore, pour une bouffée de chaleur et d’espoir.

Quand tout craque

Et il arrive le moment que tous craignent. La compagne ou le compagnon bascule dans la maladie.
«Ce soir d’août, l’horloge marque minuit. Rita a soudain envie d’uriner. Cela la réveille. Elle se lève. Ses pieds touchent le sol. Tout à coup, tout son côté droit flanche. Elle tombe et cela produit un bruit sourd. Puis, plus rien. François appelle désespérément le 911. Lui aussi, il tombe, mais par en dedans, dans un tunnel où il est tout raboté par les parois. Son goût de jouer avec la vie est râpé à l’os.» (p.27)
Rita perd la mémoire. Un ACV. Elle est condamnée à une existence végétative presque. François Olivier se retrouve plus seul que jamais à 84 ans. Homme guère «lamenteux», comme il répète, le voilà à écouler le temps entre son appartement et le foyer où sa femme a été admise. Dans cette solitude, bien des gestes deviennent inutiles. Ses fils vivent leur vie, comme il se doit. Les réminiscences et les souvenirs s’affolent. Le passé lointain le hante, ce «temps» qu’il a toujours refoulé comme s’il craignait de trahir des secrets.

Le voyage

Pour faire taire certaines voix, il décide de retourner aux États-Unis où il est né, près de New York, de visiter cet orphelinat où il a vécu ses premières années, avant d’être adopté par une famille d’origine Canadienne française. Il faut faire face à la vérité, un jour ou l’autre.
Pendant le voyage en autobus, il se confie à une religieuse. Un torrent de paroles impossible à endiguer qui prend la forme de sept vagues. L’orphelinat, sa vie à la ferme dans une nouvelle famille, le retour au Québec, l’apprentissage du français, la vie en militaire, l’amour avec Henriette, sa première femme, et cette longue glissade dans le vieillissement. Par ces voyages entre le passé et le présent, Martine Richard dévoile la vie de François Olivier, nous ramène à cet orphelinat où il confronte la vérité.
La directrice de l’institution vendait les orphelins aux familles d’adoption, déclarant les enfants morts quand les vrais parents se présentaient. Elle émettait de faux certificats de décès pour empêcher les revendications. Une combine qui a poussé la directrice au suicide quand le manège a été éventé. Une honte qui révolte encore la religieuse quasi centenaire qui révèle la vérité à François Olivier.

Album de photos

Par petites touches, Martine Richard crée un album de photos où les personnages s’effacent presque avec le temps. Elle décrit un univers qui se recroqueville, des moments où un geste exige tout, où les journées s’ouvrent sur des portes trop grandes et des tâches inaccessibles. Des moments d’une justesse rare.
«L’épouse de François tournera tout à fait le dos à son époux pour qu’on installe une veste de laine sur ses épaules. Rita ne bougera plus et rira bientôt de bonheur pour une raison inconnue. Il n’y aura plus rien au monde, si ce n’est la lumière d’une jeune femme qui en soigne une autre, toute vieille.» (p.52)
Une écriture forte, une belle sensibilité au monde des hommes et des femmes que l’âge malmène et qui, peu à peu, deviennent des réfugiés du temps. Un roman qui montre un univers que peu d’écrivains osent visiter dans une société folle d’agitation et de rendez-vous ratés. Des images qui vous poussent dans des bonheurs de tendresse et d’humanité.

«Les sept vies de François Olivier» de Martine Richard a été publié aux Éditions David.

jeudi 15 février 2007

Meunier bouscule hommes et femmes

Dans «Ce n’est pas une façon de se dire adieu», son troisième ouvrage, Stéfani Meunier entraîne le lecteur dans un triangle amoureux. Il faut un certain temps pour saisir la mécanique de ce récit. Les trois personnages prennent la parole tour à tour, présentent leur version des faits, fouillent leur passé avec un certain recul. Toute une époque défile aussi, celle des années soixante où l’on cherchait à suivre une liberté qui prenait toutes les directions, où l’on refusait le modèle traditionnel de la famille.
Ralf travaille dans un cimetière, possède un appartement à Brooklyn où toutes les rencontres et les complicités sont possibles. Sean, un musicien né à Montréal, rêve de chanter ses chansons, mais doit interpréter les succès de l’heure pour survivre. Héloïse souhaite devenir couturière et inventer ses collections. Elle surgit dans la vie de Ralf et l’amitié entre gars ne peut plus tourner autour des mêmes certitudes. Le bonheur s’installe, dans l’appartement de Brooklyn, entre Ralf et Héloïse jusqu’à ce que Sean rentre d’une tournée.
«Il a posé sa main sur ma taille Il a posé l’autre main dans mon cou. Ça a été comme une décharge électrique, ses doigts sur ma taille. Je sentais mes veines battre partout dans mon corps. Je savais qu’il n’aurait jamais dû me toucher, que je n’aurais jamais dû le laisser me toucher, que je ne pourrais pas reculer si je ne partais pas tout de suite. Il s’est penché vers moi et m’a embrassée. Sa bouche était chaude et sa langue douce comme je ne m’y attendais pas. Il n’y a jamais deux langues pareilles, la sienne était dans ma bouche et j’aurais voulu qu’elle y soit toujours, chaude et douce et à moi.» (p.165)
Tout s’accélère. Les amis sont emportés par un typhon amoureux. Personne ne veut blesser l’autre. C’est l’éclatement et la désintégration du triangle. Fuite dans l’alcool pour Héloïse, réclusion pour Sean dans une maison des Cantons de l’Est. Ralf s’accroche au quotidien, courbe l’échine et attend que la tourmente s’éloigne. Il faut du temps pour voir clair, pour reprendre pied et essayer de vivre sans trop souffrir. La passion est une bonbonne de kérosène qui souffle l’être quand elle s’enflamme.

Héritage

Chaque humain possède un héritage familial qui marque sa façon d’affronter la vie et de réagir. Des réflexes viennent de l’enfance et des parents. Pour beaucoup, la fuite reste la seule issue. S’éloigner d’une famille, d’habitudes, de manières de faire et de voir. Il faut pourtant, un jour ou l’autre, reprendre pied et revenir du côté des vivants.
Stéfani Meunier aime les situations limitrophes, les crêtes où tout peut glisser dans un sens comme dans l’autre. Héloïse et Sean sont des météorites qui s’attirent et se repoussent. Le pauvre Ralf ne fait guère le poids devant ces êtres incandescents qui ne demandent qu’à se consumer. Il se protège par la routine et les gestes répétés. Cette force d’inertie et de patience garde Héloïse dans son orbite et permet de limiter les dégâts.
«Je savais bien réagir au stress, au mouvement, mais j’avoue que j’étais complètement désemparée face au silence et à la solitude», explique Héloïse.
Ils parviendront à l’âge d’être adulte avec bien des blessures.
Un questionnement pertinent quand on sait que les amours se défont, entraînant une solitude de plus en plus difficile dans une société qui cherche des balises. Stéfani Meunier brosse, une fois de plus, un portrait humain attachant et tente d’emprunter de nouveaux sentiers. Avec son écriture vivante et belle d’énergie, marquée par un environnement sonore où les Beatles donnent la cadence, elle impose sa couleur et sollicite tous les sens. Une qualité rare.
Une écrivaine qui s’impose déjà, offre un regard particulier sur les femmes et les hommes, questionne, bouscule et tente de cerner des nouvelles valeurs. L’écrivain joue ainsi pleinement son rôle en bousculant la société.

«Ce n’est pas une façon de se dire adieu» de Stéfani Meunier est publié aux Éditions du Boréal.

jeudi 8 février 2007

La mort reste un tabou dans la société

Le lecteur jongle avec bien des questions quand il referme «Objets de guérison» de Jacques Lazurre. Peut-être, qu’il ne peut que soulever des questions puisque les vivants restent des aveugles devant la mort.
Notre époque occulte ce rendez-vous gênant et a bien du mal avec ce moment inéluctable qui fait glisser un homme ou une femme vers la fin. «Il est parti», «elle nous a quittés», «il s’en est allé» dit-on, comme si la personne venait de prendre l’avion pour des vacances dans le Sud.
Les «soins palliatifs» et les maisons pour «personnes en phase terminale» camouflent cette réalité. Tellement que des citoyens s’opposent parfois à l’ouverture d’un tel lieu près de chez eux, préférant l’anonymat d’une chambre d’hôpital pour l’agonie d’un proche.
La multiplication des métaphores cache la maladie, la douleur et la peur qui accompagnent cette ultime rencontre. Et, avec l’incinération et autres cérémonies expéditives, le corps reste absent. Les rituels de passage perdent leur sens, les rites inventés au cours des siècles pour apprivoiser la mort et accompagner le défunt, se noient dans l’oubli.

Enquête

Jacques Lazure, dans de courts textes, flirte avec ces moments qui permettent à la mort de s’approprier le corps. Ces nouvelles, parfois dérangeantes, souvent émouvantes, entraînent le lecteur dans des univers étranges qui prennent souvent la forme d’une enquête policière. Les personnages cherchent des preuves et des façons de survivre à la mort ou d’en finir. Ils tentent d’apprivoiser, surtout, cette angoisse qui nous habite et que personne ne veut confronter. Ce moment attendu comme une délivrance ou que l’on va combattre avec acharnement, recourant à une véritable artillerie médicale.
Cette fin, elle peut surgir de façon brutale et violente. Un accident bête ou encore de la main d’un détraqué. Ce peut être un choix aussi. Le suicide, dit-on, devient de plus en plus fréquent chez les personnes âgées. Il est la principale cause de décès chez les hommes de moins de quarante ans au Québec. Est-ce la rançon de l’espérance de vie qui ne cesse d’augmenter? Et pourquoi ce tapage devant un centenaire, dans les médias… Comme si cette personne possédait le secret de l’immortalité qui fait rêver les humains depuis Ovide et Platon. Pourtant, tout le monde le sait, la vie est marquée par les ratés du corps, la maladie et les douleurs. Le pire surgit avec la maladie d’Alzheimer qui provoque une absence au réel. Le cancer aussi ne cesse de hanter notre société. Et que dire du SIDA qui menace des populations entières. 

Percutant

Lazure devient percutant quand il se colle aux derniers souffles du vivant et multiplie les points de vue.
«Un geste, celui de caresser, la seule approche possible, la seule approche permise. C’était la première fois qu’il prodiguait des soins aussi attentifs, qu’il écoutait l’autre aussi intensément. Comme si, voyant la mort passer, il osait, pour la première fois, lui demander de s’arrêter pour la scruter et comprendre. Comprendre vraiment? Il n’y avait rien à comprendre. Et quand le mourant soupira pour de bon, quand il relâcha tous ses muscles en ouvrant la bouche, quand il se tourna vers le mur, rien n’avait changé pour Pierre. C’était simplement un mort de plus, rongé par la maladie, dans un hôpital qui en verrait d’autres.» (p.45)

Des questions

Tout n’est pas d’un même tonus dans les vingt-quatre textes d’«Objets de guérison». Jacques Lazure est percutant quand il oublie ce recul «scientifique» ou cet effort d’objectivité et qu’il devient témoin. Il aurait fallu étirer le temps jusqu’à le figer presque dans une nouvelle comme «Mourir et naître», peut-être le texte le plus percutant de l’ensemble. La mort, celle que l’on peut surprendre dans un lit d’hôpital, se regarde dans le silence et le recueillement. Reste que le questionnement est nécessaire même s’il ne fait pas applaudir les foules. Un «Mort Story» n’aura jamais la cote à la télévision. Et pas une entreprise n’aura la témérité de filmer un agonisant dans un lit pour faire la promotion d’un médicament. Le spectateur, celui qui a tout vu et tout entendu, ne le tolérerait certainement pas.

«Objets de guérison» de Jacques Lazure est publié chez VLB éditeur.

jeudi 18 janvier 2007

Une fresque pour raconter l’histoire régionale

Si je souffre d’insomnie, maintenant, c’est la faute d’Anne Tremblay. J’ai lu «La chapelle du Diable», un roman de plus de 400 pages, en deux nuits. Julianna, François-Xavier, Léonie, Ti-Georges, Marie-Ange et Paul-Émile ne m’ont laissé aucun moment de répit. Et retrouver les Rousseau et les Gagné, ces familles qui luttent farouchement pour garder leurs terres, était un véritable plaisir.
Anne Tremblay, originaire d’Alma, sillonne l’histoire de la région dans «Le château à Noé», une saga qui comprendra quatre volets. La trame romanesque traverse le siècle dernier, de 1900 à l’époque contemporaine. «La colère du lac», une première tranche parue en 2005, couvrait les années 1900 à 1925. «La chapelle du Diable», la suite, mène le lecteur jusqu’en 1943.
Le premier volet se terminait avec la mort d’Ernest, le père de François-Xavier. Le fils a du mal à oublier cette tragédie, mais la vie ne lui laisse guère le temps de s’apitoyer sur son sort. La construction des barrages défait ses rêves et le village du secteur de Pointe-Taillon doit être évacué. Les terres sont inondées.
La fin du régime Taschereau approche, la crise économique, la Deuxième Guerre mondiale, Duplessis est à la porte du pouvoir à Québec. La construction des barrages sur la Grande Décharge va bon train et la montée des eaux du lac Saint-Jean surprend tout le monde.
Fiction et histoire se mélangent. Des personnages réels, tel Onésime Tremblay, et des êtres plus vrais que vrais, tissent cette «histoire de famille» époustouflante.

La résistance

Les naissances, les maladies, les épreuves et les échecs ne cessent de hanter les Rousseau et les Gagné. Ils s’accrochent. La compagnie finira bien par les dédommager pour la perte de leurs terres. La justice triomphera un jour… Nous connaissons l’histoire. François-Xavier doit se résoudre à habiter Roberval avant de s’exiler à Montréal. Il ne s’habituera jamais à la ville, mais n’ose imaginer un retour au lac. Julianna, sa femme, se plaît dans la Métropole. Elle s’adonne au chant, joue du piano et brille lors des concerts.
Le quotidien d’une foule de personnages devient un véritable thriller. Les intrigues se multiplient. Julianna est attirée par Henry, son prétendant de Montréal, un ami de la famille. Il incarne la vie qu’elle a abandonnée en épousant François-Xavier. Marguerite, l’épouse de Ti-Georges, a été violée par son père. Albert Morin, l’homme de confiance de Léonie, est capable des pires vilenies. Surtout, il préfère les jeunes garçons aux femmes. Paul-Émile est amoureux fou de Rolande, la jeune épouse de son père.
Et quels personnages attachants! Surtout les femmes qui trouvent, la plupart du temps, des solutions aux problèmes qui semblent insurmontables. Julianna, Léonie, Marguerite et Marie-Ange sont des femmes modernes qui rêvent de s’affirmer et de ne plus être «rien qu’un ventre pour faire pousser les bébés, pis des seins pour les nourrir».

Problématiques

Sur une trame historique fertile en rebondissements, Anne Tremblay aborde des problématiques qui font les manchettes de l’actualité. Le rôle des femmes dans la société, la pédophilie, l’exploitation des enfants, le silence des victimes d’agressions, l’exil, la violence, les responsabilités des élus et le pouvoir de l’argent.
«À Montréal, elle pouvait être Julianna la cantatrice, elle existait. Au Saguenay-Lac-Saint-Jean, elle ne redeviendrait rien qu’une madame François-Xavier Rousseau. C’était comme pour Rolande, sa nouvelle belle-sœur. Elle était passée de madame Paul-Émile Belley à madame Georges Gagné. Voilà, comme ça, comme si Marguerite n’avait jamais vécu. Quand on était une femme mariée, on mourait et on pouvait se faire remplacer. Julianna se dit qu’elle aurait pu être une Catherine ou une Marie, quelle importance, on se souviendrait seulement qu’il y avait eu une madame François-Xavier Rousseau. Son mari avait été fromager, il serait fermier, elle, ne serait que madame François-Xavier Rousseau.» (p.227)
Anne Tremblay a remporté le prix des lecteurs au dernier Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean avec «La colère du lac». «La chapelle du Diable» ne décevra pas ses admirateurs. Cette écrivaine, qui vient du monde du théâtre, a trouvé une belle manière de ranimer l’histoire du Saguenay-Lac-Saint-Jean et de la montrer sous un nouvel éclairage.
L’écriture directe, efficace, laisse toute la place à l’action et aux personnages. Ce n’est pas le lecteur qui va s’en plaindre.

«La chapelle du Diable» d’Anne Tremblay est publié chez Guy Saint-Jean Éditeur.

jeudi 4 janvier 2007

L'enfance fascine Madeleine Ouellette-Michalska

Madeleine Ouellette-Michalska, avec Marie-Claire Blais, m’a fait voir la littérature du Québec d’un autre œil. «La maison Tresler ou le 8e jour d’Amérique», paru en 1984, et «L’été de l’île de Grâce» évoquent de beaux moments de lecture. Il y a eu après «L’échappée des discours de l’œil» et «L’amour de la carte postale», en 1987. Il est rare qu’un écrivain s’aventure avec autant de bonheur que Madeleine Ouellette-Michalska dans la poésie, le roman et l’essai.
«L’apprentissage», son dernier roman, renoue avec une écriture qui berce comme une sonate de Debussy. L’écrivaine travaille à la manière d’un verrier qui prend la peine de scruter chaque morceau pour en étudier les reflets et les transparences.
«Une fillette fixe la route où les touristes commencent à défiler. De grosses voitures tirent des roulottes dont la puissance d’attraction distille l’attrait de la richesse et de la liberté. Dans son regard, les véhicules étrangers tracent la voie d’un monde différent. Un monde en mouvement dont la fascination la plonge dans une sorte d’exaltation fiévreuse qui ressemble à du bonheur.» (p.13)
Ce personnage neutre devient le regard de toutes les femmes d’une certaine époque. Le lecteur n’a qu’à se laisser prendre par la main.

La vie est ailleurs

C’est l’été, des parents débarquent des États-Unis. Ils exhibent de beaux habits, des robes fleuries et élégantes. C’est la fête pour l’enfant qui prend conscience que l’ici peut être ailleurs. Le quotidien un peu terne s’efface. Peut-il y avoir de l’espoir et une vie différente? Elle écoute, n’ose formuler ses rêves avec les interdits de son milieu, les enfermements de l’hiver qui font oublier les espérances de juillet.
La jeune fille voit le temps filer. Les cousins ne sont plus les mêmes et certains effleurements ne savent mentir. Le monde s’ouvre avec ses rires, ses pièges, ses peurs et ses hésitations. L’avenir semble aller droit comme une clôture qui divise un champ qui mène au fleuve.
«L’adolescente rabat le papier de soie sur la robe de baptême à peine jaunie qui retourne dans la boîte moirée. Elle retape ensuite rapidement la layette de coton ouaté avant de replacer les brassières, les chaussons et les barboteuses d’où s’échappe un parfum âcre. Puis elle ferme d’un coup de genou le tiroir coincé par l’humidité. Elle veut l’amour, mais pas d’enfants, du moins pas tout de suite. Les femmes enceintes et joufflues, gorgées de semence, de nourriture, ne lui font pas envie. Elle leur préfère les jeunes filles libres et audacieuses des magazines de mode, celles-là ne s’engouffreront pas trop vite dans la tranquille béatitude du mariage. Et puis, rien ne presse. Devenir mère sans avoir été femme lui paraît une abomination.» (p.45)
L’amour viendra, les enfants et un premier livre longtemps souhaité. Et un autre pour visiter la mémoire et l’enfance, nourrir un univers qu’il faut toujours réinventer.

Photographies

Madeleine Ouellette-Michaslka visite sa famille du Bas-du-Fleuve, la migration de la campagne vers la ville, l’amour et tous les enfermements qu’il faut encore et encore briser pour faire de la place au «je». Tout un pan de l’histoire des femmes du Québec se profile dans cet apprentissage de la liberté et de l’affirmation.
«Un collègue lui dira un jour que son œuvre a parfois l’apparence d’une mise à table, réelle dans certains cas, où tente de se dire la parole manquante. Elle s’en étonnera. Elle croit plutôt qu’elle commence à écrire. Elle croit qu’il lui faudra des années pour accomplir tout ce qu’elle veut faire.» (p.134)
Le lecteur a souvent l’impression de se pencher sur un album de photographies où des disparus l’interpellent. Des enfants aussi devenus des vieillards aux regards effarouchés.
Un roman qui tient de la quête, de la réflexion et de la méditation, qui permet de comprendre pourquoi des écrivains passent une vie à secouer des souvenirs et à les réinventer. Ils scrutent leur enfance, la transforment et l’embellissent pour la garder bien au chaud dans la mémoire collective et individuelle. L’œuvre de Michel Tremblay et de beaucoup d’autres peuvent en témoigner. La vie sociale et individuelle n’est possible qu’avec le passé qui moule le futur. Les sociétés ne peuvent survivre et s’épanouir sans ces racines.

«L’apprentissage» de Madeleine Ouellette-Michalska est publié chez YXZ Éditeur. 

jeudi 28 décembre 2006

Victor-Lévy Beaulieu signe le livre de l’année


L’auteur d’une biographie ou d’une étude tente généralement de se faire discret. Victor-Lévy Beaulieu nous a habitués à «sa présence» dans «Jack Kérouac», «Victor Hugo» ou l’admirable «Monsieur Melville».
Dans «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots», il scrute les sources de l’écriture de Joyce et par ricochet, sa propre création. Il doit, pour respecter ce jeu des miroirs, plonger dans ses obsessions, retrouver sa famille qui constitue l’ossature de son oeuvre.
Il ouvre des placards et éventre des secrets. Il «faut pouvoir tout dire» répétait Joyce. Tout dire de l’enfance dans le Bas-du-Fleuve, de l’exil à Montréal, de la poliomyélite et d’un passé parfois très lourd; empoigner ses rancoeurs, ses pulsions les moins acceptables et ses désirs les plus tordus. Cette odyssée de 1000 pages présente l’Irlande réelle et mythique, la vie de Joyce et les cathédrales de son écriture. «Finnegans Wake» à lui seul est une Bible codée que peu de lecteurs ont eu le courage de parcourir. L’entreprise de Beaulieu demande des efforts qui sortent de l’ordinaire.

La vie est un roman

Beaulieu suit pas à pas un Joyce convaincu de son génie, déchiré par des pulsions qu’il aura toujours du mal à contenir. Il décrit son goût du luxe, ses rapports troubles avec sa femme Nora et sa fille Lucia qui finira sa vie à l’institut psychiatrique. Émotif, égocentrique imprévisible, alcoolique et obsédé, Joyce refoulera ses désirs envers sa fille et ses pulsions homosexuelles. Un cas! Un manipulateur aussi.
«Cet âge d’or que Joyce rêvera toute sa vie de faire sien en courant après la richesse, en quémandant des pensions, en exploitant son frère, en se faisant subventionner par la diaspora irlandaise vivant en Europe et aux Etats-Unis.» (p.215) …Joyce se montrait tel qu’il était: un arriviste pour qui seul comptait son propre avenir. La littérature irlandaise, c’était lui, personne d’autre, et même Lénine n’avait qu’à se le tenir pour dit!» (p.515)

Du côté de Trois-Pistoles

«Ma mère rêvait de passer sa vie comme sœur clarisse derrière une grille qui l’aurait isolée du monde et coupée de toute parole. Malgré les douze enfants qu’elle a eus, elle s’est comportée comme une religieuse. Lointaine, incapable de toucher et de caresser, plus distante que les acteurs de Stanislavsky ne l’ont jamais été.» (p.399)
Joyce oblige Victor-Lévy à regarder son père, sa «mère reptilienne» et sa famille où les fils rêvent de remplacer le père dans le lit conjugal. L’inceste encore, un thème récurrent dans l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu. Que l’on se souvienne de «L’Héritage»… Il faut du courage pour plonger dans une confession du genre sans tricher.
Beaulieu épouse l’écriture de Joyce, ses rythmes, les marées qui viennent et vont, marquent les œuvres de ce prosateur qui a fait éclater les règles de la langue anglaise. Les mots se déforment et ramènent des archaïsmes, des anglicismes et des tournures anciennes. Tout doit être utilisé pour dire ce Québec jamais réalisé et ce «je» blessé réchappé de l’enfance.

La grande affaire

«Comme lecteur, grande affaire de ma vie. Comme lecteur québécois, ultime et sublime affaire de ma vie. Aucun écrivain ne m’a autant enthousiasmé, sidéré, fait travailler, fait suer eau et sens, orienté et stimulé, pas même Victor Hugo, ni Jack Kérouac, ni Herman Melville, ni Jacques Ferron, ni Yves Thériault, puisque Joyce en son écriture est l’un et les autres, si solitairement lui-même et si solidairement tous les autres, pour la première fois en l’histoire de toutes les littératures.» (p.1027)
Les univers de deux écrivains démesurés se bousculent pour donner ce livre exceptionnel. Victor Lévy Beaulieu demande tout à son lecteur, le pousse dans des ombres qu’il refuse souvent de visiter. L’écrivain de Trois-Pistoles se livre comme jamais il ne l’a fait auparavant. Il est rare qu’un écrivain parle ainsi de son écriture et consente à explorer son univers de cette façon. On peut dire, sans hésiter, que «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» est la publication de l’année. Une exceptionnelle contribution à la littérature québécoise. Impossible de lire Victor-Lévy Beaulieu de la même façon après l’avoir suivi dans cette terrible traversée. Il livre ses sources, Joyce qu’il a pillé et donne une clef pour comprendre son œuvre foisonnante, dérangeante et souvent inquiétante. 

«James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» de Victor-Lévy Beaulieu est publié aux Éditions Trois-Pistoles.

jeudi 21 décembre 2006

Victor-Lévy Beaulieu réalise l’impossible

Après un mois d’enfermement, j’ai eu du mal à reprendre pied et à délaisser l’essai de Victor-Lévy Beaulieu, «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots».
Comme si j’avais vécu des semaines en mer et que je ne savais plus me tenir sur la terre ferme. Des jours à me demander si cette traversée était un cauchemar ou un rêve. Comment un écrivain arrive-t-il à vivre semblable osmose avec un autre écrivain? Il faut le dire, je vivais un deuil. Je revenais d’un très long dépaysement. «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» restera un grand moment dans ma vie de lecteur.
Dans cet «essai hilare», Victor-Lévy Beaulieu dresse un portrait époustouflant de sa famille et du Québec, étale en plus sa passion pour l’écrivain irlandais James Joyce. Je me suis senti aspiré par des forces gravitationnelles, une aventure faite de fascination, de rejet, de rires et de larmes, d’horreur et de joie pure. Un livre terrible! Une oeuvre rare. Un texte à l’image des trous noirs qui aspirent les corps célestes dans l’espace et les réduit à la dimension d’un atome. J’ai dû franchir le miroir de la raison et de la déraison à plusieurs reprises. Une sorte d’effeuillement de l’âme.

Véritable piège

«Ainsi donc, mon père aimé en allé à jamais et sous la terre, noire et friable, que repose son long corps osseux. Battures étroites de grève, toutes en crans de tuf, ainsi ressemblait-il à son pays, ce père d’exil. Acérante fut son agonie comme un poème de Gaston Miron, mais sans plus de marches pour monter à l’amour ni renifler du haut de Tobune les plaisirs printaniers quand, sur la rivière Trois-Pistoles, calaient les glaces et, sur le fleuve, descendaient, givrés jaunâtre, les icebergs de l’hiver de force. Mon père jadis si ensoleillant et maintenant si froid, figé en son cercueil de chêne.» (p.15)
Impossible de regarder en arrière après ce début. Il faut parcourir plus de 1000 pages pour s’arracher à ce texte. Le lecteur que je suis s’est senti annihilé par cette galaxie, cette écriture qui devient une monstrueuse baleine qui vous gobe et vous recrache après tous les désarrois.
Tout y passe! Le chaud et le froid! L’adhésion et la révolte! Les propos de Beaulieu sur les femmes et sa «mère reptilienne» sont terrifiants de misogynie… Malgré tout, nous continuons, secoués comme l’écrivain a dû l’être après une équipée qui a exigé trente ans de lectures, mobilisé toutes ses forces de réflexions et de recommencements. Un texte comme il ne s’en est jamais publié au Québec.

Les livres

Les livres poussent à l’écriture. Les meilleurs écrivains sont des lecteurs «safres» dirait Victor-Lévy. Ils se tiennent en état de lire, constamment. Quand ce n’est pas un roman ou un essai, ils scrutent la société, leur famille ou leur lieu d’enfance. Toujours en chasse!
Victor-Lévy Beaulieu a lu James Joyce pour la première fois, sans comprendre dans quoi il s’aventurait, alors qu’il n’avait pas vingt ans. Juste avant qu’il ne soit tordu par la poliomyélite qui changea sa vie. L’avènement de l’écriture était encore à venir.
James Joyce n’a cessé de le hanter au fil des ans. Une obsession qui a donné ce projet qui ne peut arriver qu’après une vie de recherches et de réflexions. James Joyce est devenu son maître, le modèle, un défi dans sa façon de dire et de présenter le monde. Il s’est nourri de cet écrivain peu lu. Un voyage dans «Ulysse» ou «Finnegans Wake» de James Joyce est un défi à l’intelligence.
Cette hantise a marqué sa propre écriture et sa manière de bousculer la langue. Une fascination qui l’a poussé à lire à peu près tout ce qui a été publié et dit sur Joyce. Il a ratissé large, comme d’habitude, fouillant le passé et le présent de l’Irlande. Plus de 600 volumes qu’il aura lus et relus au fil des ans pour s’imprégner de ce pays marqué par les famines, les révoltes et des désirs d’indépendance qui n’ont jamais abouti. Un recul qui lui aura permis de mieux saisir le Québec aussi. Il fallait le chemin le plus long pour cerner cet écrivain qui s’est permis toutes les libertés et inventa une langue et un vocabulaire.

«James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles.
http://www.editiontrois-pistoles.com/viewAuteur.php?id=6

vendredi 15 décembre 2006

Ces grands oubliés qui font l’histoire

Exclusif à Littérature du Québec

Il y a des moments dont un peuple n’aime guère se souvenir. Si on parle volontiers au Québec de la Révolution tranquille, on n’évoque pas facilement la Crise d’Octobre, la mort de Pierre Laporte et l’enlèvement de James Richard Cross. Il n’est jamais facile de secouer les pages sombres de son histoire.
Carl Leblanc s’est intéressé à la Crise d’Octobre et particulièrement à un témoin de première heure: James Richard Cross. Il a été enlevé et séquestré par la cellule Libération. Un homme paisible, curieux qui a tenté en quelque sorte de disparaître après cette période mouvementée.
Cet attaché commercial au Canada pour la Grande-Bretagne aura été retenu captif pendant cinquante-neuf jours dans une chambre sans savoir s’il allait survivre.
Carl Leblanc a décidé de faire un film sur ce personnage secondaire, cet homme qui vivait une retraite paisible dans le Sussex en Angleterre en compagnie de sa femme et de sa fille après ces événements douloureux. Il partageait son temps entre les promenades et la lecture des journaux.

Retour au futur

Évoquer ces jours douloureux n’est guère facile. Ni pour Cross ni pour Leblanc qui est en quelque sorte du clan des ravisseurs. Les deux tentent de comprendre, de scruter ce qui est arrivé. Cross s’est buté à la raison d’État qui ne fait jamais de quartier avec la vie d’un individu. On l’a vu dans le refus de négocier de Pierre Elliott Trudeau avec des révolutionnaires qui se retrouvaient avec un otage sur les bras. Tout cela, James Richard Cross l’ignorait à l’époque.
Carl Leblanc dans ce récit témoigne des idées, des regards que Cross, sa femme et sa fille ont gardés de cette période. Il raconte aussi ses déchirements devant les idéologies qui s’affrontaient. Bien sûr on peut toujours sympathiser avec les libérateurs qui jouent avec des vies mais quand on discute avec les victimes, qu’on les regarde dans les yeux, la question est différente.
Le cinéaste traite de ce sujet avec une franchise et une honnêteté assez remarquable. Il ne cesse de se questionner sans pour autant trouver les réponses.
C’est ce qui fait tout le charme de ce récit qui permet de plonger dans un passé douloureux et encore obscur.
Leblanc décrit des gens qui ont choisi une logique de violence et qui des années après ne démontrent aucune compassion pour des victimes qui résistent difficilement au désir de vengeance.
James Richard Cross était un survivant un peu gênant et personne ne souhaitait dans les hautes instances qu’il parle et livre sa pensée. Il faut dire aussi que les médias ont vite fait de trouver des personnages plus flamboyants.
Un récit touchant qui fait se questionner sur ceux et celles qui font l’histoire, ces idéologies qui n’hésitent jamais à sacrifier des vies humaines.
Il ne faut jamais oublier que si quelqu’un est prêt à sacrifier une vie pour arriver à ses fins, il peut déclarer une guerre et envahir un pays. La violence ne peut qu’engendrer la violence. Un livre nécessaire.

«Le personnage secondaire» de Carl Leblanc est publié chez Boréal Éditeur.

http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/carl-leblanc-1560.html

jeudi 14 décembre 2006

Aude questionne le monde de maintenant

La femme et l’homme sont de plus en plus considérés comme des machines. Ils doivent garder une cadence folle au travail et, surtout, consommer comme des goinfres. Évaluation, chronométrage, contrôle de qualité, tests font en sorte de les stimuler constamment. Ils doivent en plus répondre présent, de jour comme de nuit, sept jours par semaine. Efficacité, rentabilité, compétitivité et profits.
Et arrive un moment où la machine cafouille. Brusquement, pour des raisons illogiques, tout fige. Silence et angoisse. Les spécialistes ne savent plus quelle technologie évoquer. Faut remplacer le système. Tout jeter pour plus d’efficacité, de rapidité et de rentabilité.
Dans «Chrysalide», son tout dernier roman, Aude bouscule ces idées ressassées dans les médias. Dans l’autoportrait qu’elle signe dans «Lettres québécoises», elle affirme: «Je suis passée, au fil du temps, d’une longue crinière sauvage, que j’ai eu très longtemps, à des coupes un peu plus courtes sans jamais l’être beaucoup, jusqu’à la perte totale de mes cheveux, sous l’effet de chimios agressives, il y a peu.»
Quand on lutte pour sa survie, les gestes quotidiens prennent un autre sens. Les ordinateurs qui se greffent aux cerveaux pour accélérer la production ne servent plus à rien.
De plus en plus de travailleurs flanchent. On secoue alors les mots burn-out, dépression et fatigue nerveuse. La productivité claudique. Les mécaniciens du cerveau s’activent à tout remettre en place avec de plus en plus de difficultés. Et les jeunes dans cette course effrénée?

Dure réalité

Catherine a toujours été parfaite. École privée, réussite scolaire. Une fille qui obéit au doigt et à l’oeil. Et puis… Il y a le geste irréfléchi. Tentative de suicide à quatorze ans. Pour casser le miroir et rejeter les artifices. Commence alors la mutation. La chenille se transforme et devient papillon. Elle vivra l’amour, la douleur, la violence, le mensonge, la duperie et la solitude avant de s’envoler pour être dans sa tête et son corps. Elle cherche à s’arracher à l’image, au modèle pour devenir humaine, simplement.
«Ce n’est peut-être pas tant les modes de vie, quels qu’ils soient, qui me hérissent à ce point, qu’une certaine attitude. Une façon de se conformer à un style pour se donner un genre, faire partie d’une meute, aveuglément, quitte à y perdre don intégrité, son âme, pourvu qu’on ne se sente pas exclu, à part, niaiseux, out, seul. Je ne peux pas supporter la suffisance crasse de ceux qui, parce qu’ils ont et qu’ils font «ce qu’il faut» pour faire partie de tel ou tel milieu, ne voient plus le reste du monde que par le petit bout de leur lorgnette et crachent sur ce qui ne leur ressemble pas.» (p.107)
Le décrochage scolaire est-il une tentative désespérée pour échapper aux carcans… Que choisir: une vie où l’on tient un rôle sur écran géant ou creuser en soi pour évaluer ses forces et ses élans. Qui sommes-nous et où allons-nous? Peut-on amorcer cette réflexion en travaillant jour et nuit pour respecter des normes et des cadences... Pas de place pour l’art, la musique et la littérature quand la mécanique s’emballe.
La dépression est-elle une défense qui permet de déchirer des images et de se refaire une santé identitaire? Cette obsession de la performance à l’école entraîne-t-elle le décrochage et la délinquance? Et le suicide quand le mal devient intolérable.
Libération

Aude suit Catherine dans ses aventures amoureuses, au travail et chez ses parents. L’écrivaine, tout doucement, questionne un discours qui veut réduire les hommes et les femmes à l’état de producteurs reproducteurs. Une idéologie de plus en plus catastrophique pour l’humanité et la planète.
Il faut se méfier des images. Tôt ou tard, elles se déchirent et l’être, celui que l’on refoule en le matraquant de slogans et de messages publicitaires, de rires télévisuels ou de débilités humoristiques, finit par se révolter. Il faut alors revenir aux sources, chercher des assises et le parcours est toujours douloureux.
L’écriture toute simple de cet ouvrage oblige à revoir les modèles qui étouffent comme des uniformes trop ajustés. Nous devrions le faire lire dans les écoles. Peut-être que les commentaires des jeunes, après, feraient frémir plusieurs apôtres de la productivité. La littérature sert aussi à bousculer nos façons de faire et de penser. Aude ne s’en prive pas. 

«Chrysalide» de Aude est publié chez YXZ Éditeur.

Quand le monde se fait chant et parole

Hervé Bouchard est entré en littérature en 2002 avec «Mailloux citoyen de Jonquière». Une épopée d’enfance, d’amitié et de misère qui décrit un univers étrange et familier. Une sorte de carrousel où toutes les facettes de la vie s’incarnent dans le langage.
Ce «toujours citoyen de Jonquière» récidive avec «Parents et amis sont invités à y assister», drame en quatre tableaux coupé par «six récits au centre» précise l’auteur en page couverture.
Avec Hervé Bouchard, tout est parole et tout va à la parole. Le verbe éclate, s’emballe et provoque un débordement qui transporte les personnages dans une autre dimension.
Théâtre… Difficile de cerner cette histoire tragique, jubilatoire et incantatoire qui prend la couleur d’un récit biblique aux accents sauvages. Malgré les nombreuses indications scéniques, l’action ou le jeu s’avère à peu près impossible sur une scène. On flirte avec le conte, le récit, le prêche, le monologue, l’incantation, les récitatifs, les stances et les litanies. Un souffle pur, un rythme difficile à soutenir.

La mort du père

Une histoire simple pourtant. Le père Beaumont meurt subitement dans son fauteuil. Rien ne sera pareil pour la veuve et les six orphelins. Perte irrémédiable, peine, douleur, quête de sens, «stabat mater», chants de vie et de mort, de deuil et de réparation, complaintes haletantes et hallucinatoires. Le monde est déboussolé.
Les quatorze personnages se dédoublent et finissent par constituer un chœur où chacun y va de son récitatif. Une fresque bouleversante.
«Je l’ai voulue pour fille malgré sa peau de rousse, sa taille de brin d’herbe, ses doigts de fée, tout ce que je lui imagine qui est loin de moi. Salie Baribeau elle avait un arbre qui lui poussait croche dans le tronc, elle a vécu couchée dans un corset de métal au sortir de l’enfance jusqu’à l’âge de quatorze ans, il me semble. Tant que j’ai eu des bras, je l’ai aimée, j’ai toujours aimé les arbres, moi. J’aurais bien voulu d’une Nellie que j’aurais appelée Nellinée, d’une Mélie que j’aurais appelée Mélinalinée, d’une petite Oumalinée, d’une Maralinée que j’aurais câlinée, d’une Minalinée, d’une Rinalinée, d’une Sabihalinée, d’une Élinalinée, tous noms ailés que je voyais passer, que je revois encore quand je retourne parmi les framboisiers en moi.» (p.56)

Hervé Bouchard explore les replis du langage avec une virtuosité déconcertante. Il échiffe le langage pour mieux le reconstituer, le tord et le ramène à chaque fois à l’amour, la mort, la douleur et le deuil. L’impression de glisser sur un fil tendu à se rompre. Les mots explosent, vibrent, tournent et éclatent pour dessiner une autre réalité. Il faut seulement se laisser envoûter par ces stances. Tout y est excessif, démesuré et frénétique. C’est ce que j’aime par dessus tout.

«Parents et amis sont invités à y assister» d’Hervé Bouchard est paru aux Éditions Le Quartanier.