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mardi 23 décembre 2025

LA BELLE ÉMANCIPATION DE JULIE VINCENT

J’AVAIS OUBLIÉ le livre de Julie Vincent sur le rayon des nouvelles publications. Il a fallu un message de l’attachée de presse de La Pleine Lune, Dominique Lalande, pour me rappeler l’existence de «La chair de Julia». Il était toujours là, patient comme seuls les volumes le sont, sur la tablette qui s’étire, on dirait, à mesure que la saison des parutions d’automne s’écoule. Je l’ai placé bien en vue, pour qu’il soit le premier à me surprendre. Surtout le sourire de la comédienne, celui de la Joconde, je dirais. J’avais l’impression de le sortir du néant, ce livre, me sentant coupable de négligence. Parce que dans le monde littéraire, un ouvrage s’efface si rapidement. Quelques jours, deux ou trois semaines, et les nouveautés se perdent dans les limbes des librairies et des bibliothèques. Merci, Dominique Lalande, de m’avoir rappelé que je ne devais pas oublier Julie Vincent. Ce conte théâtral permet d’approcher une femme qui échappe à son milieu pour être quelqu’un dans un univers inventé. Une histoire qui nous plonge dans le rêve d’une fillette qui ne s’imaginait pas ailleurs que sur une scène pour dire ce qu’elle entendait en elle. Un lieu où elle pouvait se métamorphoser. Julie Vincent nous convoque dans un monde où fiction et réalité se bousculent. Il y a la parole, bien sûr, mais aussi des dessins et des croquis qui donnent un contour à cet univers onirique. Une façon de s’approcher de ce qu’elle voyait dans sa tête quand elle tentait de s’approprier les mots de l’étrangère qui chuchotait en elle.

 

«Je voulais parler de ma lutte de jeune fille pour survivre et je comprenais que les événements intimes de ma petite histoire étaient inscrits dans ma chair, ils étaient liés à des mouvements plus grands de l’histoire du Québec. J’avais des interrogations : qu’est-ce que le féminin? Suis-je la femme que les autres ont voulu que je sois ou vais-je devenir enfin toutes ces puissances qui sont en moi? Ces questions ont alimenté l’écriture. Je ne sais pas s’il s’agit d’une autofiction, ou si j’ai fait de ma vie un théâtre pour mieux l’offrir. Je voulais raconter ce que je n’avais jamais dit sans renoncer aux stratégies de mon imagination puisque faire de mes rêves une réalité m’avait permis de me constituer et de jouir de cette vie.» (p.11)

 

Il y a l’idée, la direction à prendre pour se dire… De mon côté, c’est toujours un peu étrange quand je m’aventure dans un nouveau roman ou un récit. Je passe des semaines à chercher le mot, le bout de phrase qui s’ouvre comme une porte sur une chambre qui peut avoir la dimension d’un continent. Des mois à aller et venir sur quelques paragraphes pour découvrir un rythme, une écriture, une petite musique qui colle à ce que j’ai en tête. Et quand je suis certain de l’avoir bien ancré cette histoire, d’avoir enfin trouvé le souffle et la cadence, je pars pour le plus long des voyages. Surtout, je sais que je vais devoir éliminer ce premier texte d’une dizaine de pages, parce que mon roman commence toujours au deuxième chapitre. 

 

SE TROUVER

 

Julie Vincent s’est posé cette question certainement avant de se lancer dans cette expérience difficile et émouvante. Les chemins vers soi sont toujours les plus tortueux et les plus invraisemblables.

 

«J’ai travaillé une forme hybride inspirée à la fois du théâtre, du conte et du cabaret. La chair de Julia après mille péripéties est donc devenue une fête carnavalesque sur l’histoire de ma vie.» (p.12)

 

Nous nous retrouvons sur une scène. Difficile de définir le point de vue narratif. Nous sommes peut-être dans un lieu où Julie Vincent enfile des vêtements pour se transformer peu à peu en Julia, son reflet et son double. On oublie rapidement où nous sommes. L’auteure apprend la terrible nouvelle. Son père est décédé. Plus rien n’est possible et s’amorce, alors, le retour vers soi. 

 

«Quand j’ai appris la mort de mon père, j’étais dans l’autobus de tournée dans un coin perdu en Argentine, il y avait un homme dans un marécage avec son troupeau de chevaux tout maigres. Mon père adorait les chevaux, j’avais le cellulaire en main, ma sœur me racontait comment mon frère était allé avec les pompiers pour sortir le corps de mon père de la maison et d’un coup, je me suis revue petite fille l’après-midi dans le champ de neige, assise dans la sleigh à côté de mon père qui avait attelé sa team de chevaux.» (p.15)

 

Tout s’arrête, comme si l’élan qui l’a fait se rendre dans l’autre Amérique s’estompait. Et voilà qu’elle part à rebours pour revenir au début de son aventure. Tout est possible quand on est sur une scène et que l’on peut convoquer tous les personnages qui se cachent en vous et qui vous hantent depuis des années. Il y a la vie, les souvenirs, des ombres, des figures disparues qui ne s’écartent jamais vraiment. 

Son père adorait les chevaux. 

Elle arrête tout et rentre au pays, se retrouve au point de départ, dans un commencement si loin et si près. Tout de suite (la magie du théâtre), avec la fillette. C’est formidable de pouvoir se moquer du temps et de l’espace, et de secouer le passé.

 

«Je voyage pas sans ma bibliothèque ambulante. Les livres ont forgé mon destin. Je me suis construite avec la lecture.» (p.17)

 

Nous voilà dans toutes les époques de Julie et Julia, celle qu’elle était et celle qu’elle est, la comédienne, la femme et l’enfant. La mort la rejoint dans son périple. Le moment est venu de voir et de comprendre. 

 

LES LANGUES


Les marionnettes s’animent en espagnol, comme si Julia et Julie parlaient deux langues. L’une côté pile et l’autre du côté face.

 

«Sur mon passeport, sous ma photo, il y a le prénom d’une jeune fille que j’ai été et qui rêvait de connaître les voyages, les grandes villes, la passion, une jeune fille qui rêvait de devenir une artiste. Maintenant que mon père est mort, je veux la retrouver cette jeune fille-là qui brûle encore en dedans de moi, mais j’ai oublié son prénom.» (p.23)

 

Périple à l’envers au pays de l’enfance, alors qu’elle était sans visage et cherchait à échapper à toutes les contraintes qui l’empêchaient de s’avancer dans ses rêves et ses espérances. Revenir pour toucher les interdits, les blessures à peine cicatrisées. Comme si le temps déshabillait Julia pour qu’elle redevienne Julie, celle qui a survécu par les livres et la fiction. La nouvelle du décès de son père libère l’auteure, provoque un reflux de souvenirs et des traumatismes encore et toujours sensibles. 

Elle était d’un monde figé au commencement, dans une histoire où les jeunes filles devaient étouffer leurs désirs et leurs rêves pour jouer le seul rôle que la société leur permettait : celui de mère. 

 

«Je ne veux pas vivre dans la réalité.

Ce n’est pas ma réalité à moi, c’est la vie qui est faite de même.

Je suis différente de toi, je veux plus aller à l’église, je veux pas de bungalow.

J’ai un joyau en dedans de moi. Je veux le faire briller. Ça t’enlèvera rien à toi si je brille, moi. Ça n’enlèvera rien à personne. Ici, j’ai jamais le droit de rien faire. Je m’en vais.» (p.53)

 

Et c’est la fuite, le voyage rêvé, magique, étrange, où tout bouge et se transforme. L’impression de flirter avec le monde de Gabriel Garcia Marquez que j’aime tant, surtout son magnifique «Cent ans de solitude» que je ne cesse de relire depuis plus de vingt ans. 

 

CIRQUE

 

Julie Vincent se dépose dans le cirque, le lieu de tous les possibles, des mutations et des effets de miroir où tout peut prendre vie. Les marionnettes se redressent et voilà qu’elles bougent. 

Les répliques rebondissent, reviennent en échos pour passer d’un temps à un autre. Ce que j’aurais aimé être dans la salle pour écouter Julie et Julia, pour la voir se métamorphoser. Parce que j’adore le théâtre depuis toujours. Avant d’écrire, je souhaitais monter sur une scène pour être tous les autres et parler bien des langues. Être, un soir, un Quichotte à mille visages, à mille aventures et aux plus folles extravagances. Même devenir la figure de la mort et traverser le long fleuve du temps dans une embarcation qui tangue et peut couler à la première vague. 

Le texte de Julie Vincent m’a saisi et enchanté, me ramenant à mon village de La Doré, quand je passais des heures dans les effluves des trèfles à rêver des mondes qui n’existaient pas entre les clôtures de la ferme familiale. Et je me revois sur la sleigh de mon père, avançant dans un champ grand comme le continent où la neige pouvait germer.

Voilà une envolée libératrice, un lieu pour échapper aux contraintes de l’enfance, peut-être le chemin de tous les petits garçons et toutes les petites filles du Québec. Celui que nous avons dû emprunter dans les encoignures des années 60 pour nous présenter à la fenêtre du pays. Le Québec s’impose en Julie et Julia, ce pays qui a secoué bien des balises et des carcans pour aller vers son futur rapproché. Le témoignage et le récit des femmes et des hommes du Québec qui ont osé se dire oui lors de deux référendums où l’on aurait pu passer du rêve à la réalité. Un texte qui mute et change, restant toujours juste et émouvant. Le plus beau périple qui soit, celui de l’affirmation et de la liberté. 

 

VINCENT JULIE : «La chair de Julia», Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 2025, 112 pages, 22,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/711/la-chair-de-julia


mercredi 17 décembre 2025

LA FABULEUSE HISTOIRE DE J.-E.-A. DUBUC

GASTON GAGNON signe un travail colossal avec «Julien-Édouard-Alfred Dubuc (1871-1947) Le Roi de la pulpe», un homme un peu méconnu de Chicoutimi et de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean malgré son importance. Né à Saint-Hugues, en 1871, Dubuc fait ses études à Sherbrooke, où sa famille a déménagé alors qu’il était enfant. Il fera le cours classique qui se donnait à l’époque avec trois années spécialisées dans les affaires. À la fin de sa formation, il entre à la Banque Nationale comme commis. Il gravira les échelons jusqu’à ce qu’on lui offre la direction de la succursale de Chicoutimi en 1892. Il n’avait que 21 ans alors. C’est bien jeune pour jouer le rôle de banquier qui aura à conseiller des hommes beaucoup plus âgés que lui, soit les entrepreneurs locaux et le clergé, les commerçants et aussi les agriculteurs. Il parvient à faire sa place rapidement et devient un incontournable dans sa nouvelle ville. C’est un audacieux et il sait attirer l’attention de ceux qui rêvent et veulent que Chicoutimi et la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean aient un bel avenir dans les affaires et le développement de ses ressources.

 

Le parcours de Julien-Édouard-Alfred Dubuc est singulier, pour ne pas dire unique. Tout nouveau banquier dans un milieu qu’il doit apprivoiser, il rencontre les gens et évalue des idées où la Banque Nationale est sollicitée, des prêts et, surtout, il analyse certains projets et leur rentabilité. Rapidement, le jeune homme devient un intervenant incontournable et un complice de ceux qui pensent changer le présent et esquisser le futur. Surtout, un certain Joseph-Dominique Guay. 

 

«De cette ville à “deux villes” qu’est Chicoutimi en somme, J. —É. — Alfred Dubuc a l’occasion de voir de près le jeu des interrelations, des alliances et des conflits entre les familles. Tout en se plaçant à l’écart avant de prendre parti, il observe avec perspicacité les traits de la mentalité avec ses clans et son esprit de division issus de l’adversité du commerce et des combats politiques entre rivaux ou opposants à l’échelle municipale, provinciale et fédérale.» (p. 117)

 

À l’époque, Chicoutimi comptait à peine quelques milliers d’habitants, mais quelques personnes dynamiques rêvaient grand pour leur ville. À titre de banquier, il interviendra un peu partout et s’impliquera dans différentes compagnies importantes. Par exemple, l’électrification de Chicoutimi, le réseau d’aqueduc ou encore une entreprise de téléphonie pour mettre la région en contact avec le monde. 

 

ENVOL

 

En 1898, il quitte la Banque Nationale et devient directeur-gérant de la compagnie de pulpe (matière végétale obtenue en séparant les fibres de cellulose du bois pour produire du papier), qui amorce alors un développement foudroyant. Pour avoir l’énergie nécessaire à cette activité, il construit des barrages sur la rivière Chicoutimi et hausse le niveau du lac Kénogami, installe des usines près du cours d’eau, dans le secteur du bassin. Il sera rapidement le pivot de la croissance économique de la ville avec ses projets et ses réalisations. 

 

«Cette participation grandissante de J.-É.-Alfred Dubuc dans la CPC qui s’observe alors s’explique par le fait qu’entretemps celui-ci est incité à donner sa démission à ses directeurs comme gérant de la succursale de Chicoutimi “pour prendre la direction financière de la Pulpe”. J.-D. Guay qui préside la CPC depuis sa fondation et à l’origine de ce changement, après avoir nommé Dubuc lors de la réunion du bureau de direction du 26 octobre 1897 : “gérant de la Compagnie avec le titre de directeur-gérant et de secrétaire-trésorier avec une entrée en fonction le 1er décembre prochain et un salaire fixé après un exercice de six mois à compter de son entrée en fonction”». (p.211)

 

Ce sera le début de la grande aventure de la Pulperie, le développement de l’entreprise qui deviendra la plus importante compagnie à produire de la pulpe au monde. Construction des usines, de véritables bijoux conçus par l’architecte René-Pamphile Lemay (le fils du poète Pamphile Lemay) barrages, port sur le Saguenay et installations des structures vitales dans Chicoutimi (éclairage, eaux potables et égouts) pour en faire une ville moderne et attrayante.

 

ESSOR


La population de Chicoutimi doublera en quelques années. On pourrait croire que toute cette énergie et cette poussée vers la grande industrie se sont faites dans l’harmonie et la solidarité. C’est tout le contraire. Dubuc doit composer avec un milieu hanté par des querelles et des rancunes, surtout, la présence de la famille Price, qui tire avantage de cette division et qui décide à peu près tout depuis le début de la colonisation de la région et qui mettra des bâtons dans les roues des entrepreneurs locaux et ses concurrents. 

 

«En deux ans seulement, entre 1896 et 1898, à titre d’exemples, 148 causes sont instituées par Belley à la seule Cour supérieure de Chicoutimi contre la CPC et ses directeurs. Ce climat de conflit et de tension étonnera les étrangers et exaspérera des Chicoutimiens, dont le marchand Jean-Baptiste Petit qui écrira dans ses chroniques qu’il espère que Guay et Belley “se dévoreront entre eux” et qu’ils laisseront les gens “tranquilles” avec leurs différends.» (p.178)

 

C’est dans cette ambiance de rancunes, de chicanes et d’entêtements qui aboutissent la plupart du temps devant les tribunaux que Dubuc doit travailler. L’avocat Louis-de-Gonzague Belley sera l’un des porte-étendards de cette guerre larvée, contestant systématiquement toutes les entreprises de Dubuc et de la CPC. La belle solidarité régionale en prend pour son rhume dans l’aventure Dubuc.

 

TRACES

 

L’entrepreneur devient un véritable ambassadeur du Saguenay-Lac-Saint-Jean auprès des Américains et des Européens qu’il reçoit en grande pompe dans la région, particulièrement dans sa villa du lac Kénogami. Il rencontre des partenaires en Angleterre et du côté des États-Unis pour financer ses projets et surtout ratifier des contrats pour écouler la production de pulpe. 

Ce grand voyageur se rendra en Europe pendant des semaines chaque année pour créer des liens, signer des accords avantageux et se tenir au courant des innovations de l’industrie dans les pays nordiques. Il bâtira la ville de Port-Alfred, un port maritime important, et le chemin de fer du Saguenay. Il contribuera également au développement de Val-Jalbert, même si certains hommes politiques du Lac-Saint-Jean voient d’un mauvais œil «cet étranger» qui s’immisce dans leurs affaires. Il tentera de faire construire un chemin de fer pour ceinturer le lac Saint-Jean sans succès. Toujours avec les tracasseries juridiques et les procès que lui intente l’avocat Belley avec la complicité des Price qui tirent les ficelles. 

 

«Pour n’en mentionner qu’une, dira-t-il, je fus le promoteur et le président du “merger” de la North American Pulp and Paper dont les actifs, en 1915, étaient de 30 millions $. À un moment donné, je fus le plus grand producteur de pâte mécanique au monde. J’employais 4000 hommes.»

 

Il est aussi un incontournable pour ses interventions philanthropiques, autant dans l’éducation que dans le système de santé de la région, que dans les affaires de la ville et son développement. 

Il sera élu député à Ottawa en 1925 et contribuera à la construction du pont Sainte-Anne et du port de Chicoutimi. Là encore, il fera face à de l’adversité, particulièrement celle du député du Lac-Saint-Jean, Joseph Girard, qui le voyait comme un envahisseur et un ennemi.

Je ne pourrai plus aller sur la promenade qui longe le Saguenay entre la zone du vieux port de Chicoutimi et la côte du Parasol sans penser à Dubuc. C’est lui qui a fait réaliser cette structure importante.

 

FASCINATION

 

Un véritable roman d’aventures plein de rebondissements qui pourrait faire une série télévisée formidable et montrer que nous n’avons pas été que des «porteurs d’eau», mais qu’il y a eu des visionnaires et des innovateurs qui ont su construire des barrages, produire de l’électricité et surtout bâtir des usines qui sont demeurées des bijoux architecturaux. Ce ne fut jamais le cas de Price, qui ne se souciait guère du côté esthétique de ses installations. 

Un homme remarquable, ce Julien-Édouard-Alfred Dubuc, dont le nom est présent un peu partout dans la région. Le comté Dubuc, Port-Alfred, la Pulperie, le village de Val-Jalbert. Son activité et ses entreprises ont changé le visage de Chicoutimi et ont plongé la ville dans la modernité et la grande industrie. Un moment crucial de l’histoire du Saguenay-Lac-Saint-Jean et une figure d’exception qui peut servir de modèle encore de nos jours. 

Gaston Gagnon, dans ce gros et magnifique bouquin plein de photographies et de références, a réalisé un travail de moine pour esquisser une fresque digne de J.-É.-Alfred Dubuc et de son engagement dans le milieu des affaires de la région. Une foule de détails et d’anecdotes pour décrire cette épopée que j’ai lue comme les aventures d’un pionnier qui a eu toutes les audaces et toutes les réussites tout en se jouant de ses adversaires. 

 Malheureusement, la crise économique des années 1920, l’époque et le manque de ressources ont fait en sorte que Dubuc a dû abdiquer et voir l’entreprise de sa vie péricliter et fermer ses portes. Il serait certainement heureux de la Pulperie maintenant, de savoir que ses usines sont devenues un musée et un lieu de culture. Il a toujours lu, voyagé dans le monde pour apprendre et arriver à changer les choses et, surtout, à améliorer le sort de ses concitoyens et de ses employés. Un homme exceptionnel du Saguenay-Lac-Saint-Jean qui devrait faire la fierté de tous les gens de la région. Et surtout servir de leçon : la chicane et les conflits ne mènent qu’au pire. Les tumultes que vit le milieu municipal à Saguenay encore de nos jours seraient-ils un héritage de cette époque? On peut se poser la question. 

Un beau cadeau à offrir pendant la période des fêtes et à se faire que ce livre imposant et fort bien documenté.

 

GAGNON GASTON : «Julien-Édouard-Alfred Dubuc (1871-1947), Le Roi de la pulpe», Les Éditions GID, Québec. 2025, 580 pages, 49,95 $.

https://leseditionsgid.com/ja-dubuc-le-roi-de-la-pulpe.html?v=2347

mercredi 10 décembre 2025

RUBA GHAZAL RACONTE SON ODYSSÉE

RUBA GHAZAL a eu la bonne idée de raconter son histoire à Sandrine Bourque, qui a mis le tout en forme pour donner «Les gens du pays viennent aussi d’ailleurs», un récit où elle parle de ses origines palestiniennes et des tribulations de sa famille avant d’atterrir à Montréal. Son père, comptable, a fui Beyrouth à cause de l’éternel conflit entre la Palestine et Israël. Les Ghazal se demandaient quel avenir ils avaient dans une communauté où la guerre sévissait en permanence. Le Canada s’est imposé comme destination parce qu’ils avaient des connaissances à Toronto. Pourtant, ils ont abouti à Montréal d’une bien curieuse façon. Quand les formulaires ont été remplis, les parents ont demandé à leurs enfants l’endroit qu’ils préféraient : Montréal ou Toronto? Ce fut Montréal. Ruba avait dix ans et la logique aurait voulu qu’ils atterrissent à Toronto où ils auraient pu avoir le réconfort et l’aide d’amis. Néanmoins, tous se sont retrouvés à l’aéroport de Mirabel pour amorcer l’aventure de la migration, pour se familiariser avec un nouveau milieu et surtout pour apprivoiser une autre langue.

 

Personne ne parlait français chez les Ghazal lorsqu’ils ont posé le pied sur le sol québécois. Un environnement étranger et différent de tout ce que la famille connaissait. À l’époque, en 1988, il y avait des organismes au Québec qui accompagnaient les arrivants et qui les aidaient dans les petites choses du quotidien qui peuvent être tellement compliquées quand on se retrouve en terre inconnue. Se trouver un logis, acheter les objets nécessaires pour s’installer, aller à l’épicerie ou à la pharmacie. Tout cela est particulièrement difficile, surtout si on ne parle pas la langue du pays. Et que dire de tous les formulaires à remplir, la ville à apprivoiser, l’école pour les enfants et l’entreprise toujours éprouvante de dompter une autre langue. Toutes ces tâches épuisent et deviennent une question de survie. 

Les parents, comme les enfants, doivent se familiariser avec les habitudes de leur nouveau monde. L’apprentissage du français demeurant la principale occupation pour se doter d’un outil de communication avec leurs nouveaux concitoyens.

 

«Comme tous les immigrants à la fin des années 1980, mon père s’inscrit au Centre d’orientation et de francisation des immigrants (COFI) près de chez nous. Le COFI, c’est la caverne d’Ali-Baba pour les nouveaux arrivants. Le réseau créé en 1969 et implanté partout au Québec a l’avantage immense de rassembler dans un seul endroit tous les outils nécessaires pour s’intégrer à la société québécoise. C’est là que sont offerts les cours de francisation, mais aussi des ateliers d’initiation à la culture québécoise. Plusieurs groupes communautaires travaillent en partenariat avec les COFI pour aiguiller les immigrants dans leurs recherches de logement et d’emploi. Plus qu’un “guichet unique” de francisation, c’est tout un écosystème qui se développe autour du réseau des COFI. C’est une institution bien rodée.» (p.46)

 

Les COFI ont été abolis par Lucien Bouchard en 2000. On peut se demander pourquoi, surtout quand le Québec a tant besoin des arrivants, il faut le répéter. Une décision étonnante, sauf si l’on porte les lunettes du comptable. 

Que se passe-t-il de nos jours? Pour avoir des proches dans le milieu de l’éducation, je sais que les enseignants voient des jeunes aboutir dans leurs classes comme s’ils tombaient d’une autre planète à chaque début d’année. Ces enfants ne comprennent rien à leur environnement et sont souvent laissés à eux-mêmes parce que les instituteurs n’ont pas le temps ni la formation pour accueillir ces étudiants qui exigent beaucoup d’attention et des méthodes d’apprentissages adaptées pour arriver à les insérer tout doucement dans leur nouveau milieu. Je m’imagine dans un milieu arabe sans posséder un mot de la langue et devoir me débrouiller. Seulement penser à ça me donne des frissons. Ça demande un effort surhumain pour réussir à se faire une vie à peu près normale dans de telles conditions. 

 

AVENTURE

 

La jeune Ruba fait sa place et se sent à l’aise dans son nouveau milieu. Elle aura surtout la chance de se retrouver dans une classe où l’on accueille les arrivants et où on leur permet d’atterrir tout doucement dans un lieu qui leur est totalement inconnu.

 

«En apprenant la langue de Molière, j’ai découvert les chansons de Félix Leclerc, Passe-Partout, la Chasse-galerie, tous les livres de la Courte échelle et mon nouveau temple, le Salon du livre. J’ai découvert l’existence de l’Halloween — qui n’existait pas dans les pays arabes à l’époque où j’y vivais —, de Pâques et de l’Action de grâce. J’ai découvert La guerre des tuques et les “Contes pour tous”. Tous ces morceaux de culture qui m’ont été offerts ont marqué mon imaginaire. J’ai dévoré ces nouveautés insolites et formidables, elles m’ont avalée aussi. Je me suis fondue dans ce nouveau décor, je m’y suis reconnue et, grâce à Monsieur Gilles, j’ai acquis la certitude que cette société, traversée par le Saint-Laurent, était aussi enthousiaste à l’idée d’être transformée par la présence des déroutants Ghazal, qui pratiquent le ramadan au lieu du carême.» (p.56)

 

Bien sûr, comme tous les immigrants, la question de l’indépendance du Québec s’est imposée, surtout au début des années 1990. L’approche du deuxième référendum avait tout pour effaroucher les nouveaux venus. Ruba Ghazal observe d’abord, reste un moment en retrait, fascinée (surtout à partir du cégep) par cette question de souveraineté à laquelle elle adhère rapidement. Si les Palestiniens réclament une Palestine bien à eux, pourquoi les Québécois n’auraient pas leur pays? Tout cela au grand dam de ses parents qui se méfient de la politique et de ces idées associées à la violence dans leur esprit. 

 

«De Palestiniens chassés de leur terre lors de la Nakba, de réfugiés ayant fui la guerre civile au Liban, de travailleurs étrangers aux Émirats arabes unis ayant émigré au Canada juste avant l’éclatement de la guerre du Golfe, voilà que mes parents passent au statut d’immigrants dans un pays au bord de la sécession. Ils n’aspirent qu’à une chose : vivre en paix, sans déranger personne. Voilà ce que devrait être le Canada : un pays où il ne se passe jamais rien. Une terre sans conflit. Un fleuve tranquille. Un lieu de répit pour se mettre à l’abri des tumultes de l’histoire.» (p.84)

 

La jeune Ruba s’intéresse aux luttes de Françoise David pour la place des femmes dans la société du Québec, qui la mènera à fonder un mouvement politique qui donnera naissance à Québec solidaire. L’étudiante s’engage d’abord dans «Option citoyenne», qui deviendra le parti que nous connaissons. Si on lui avait dit alors qu’elle en serait la porte-parole, elle aurait certainement éclaté d’un grand rire. 

 

ENGAGEMENT

 

Ruba Ghazal s’attarde aux grands remous qui ont secoué le Québec depuis le référendum de 1995. J’ai l’impression de marcher sur un fil en abordant ce sujet et de ne pas dire tout ce que j’aimerais dire. Surtout en ce qui concerne le «nationalisme identitaire». Ruba Ghazal trace une sorte de nomenclature de cette question à partir de la fameuse déclaration de Jacques Parizeau le soir du référendum de 1995, où elle s’est sentie exclue et repoussée hors de son Québec. Depuis ce soir historique, le Québec aurait lentement dérivé vers un «nationalisme identitaire» qui rejette les arrivants et qui se replie sur le noyau francophone. Je ne crois pas qu’il y ait au Québec une formation politique qui prône une idéologie nette et précise qui voudrait donner toute la place aux francophones blancs de souche. Oui, il y a des déclarations malheureuses, des maladresses, des affirmations partisanes à courte vue et électoraliste, mais pas l’idée installée aux États-Unis de faire du pays du Québec le royaume des francophones et de voir dans les immigrants des ennemis. C’est pousser pas mal fort sur le bouchon. Le Québec que j’habite depuis huit décennies n’est pas ça. Bien sûr, il y a les dérives. On entend surtout cela sur les réseaux sociaux, mais une grande majorité de Québécois ne pense pas comme ça. Jouer avec de tels propos est dangereux. La porte-parole de Québec solidaire est mieux placée que quiconque pour le savoir. 

Je suis un peu désolé de dire ça parce que la citoyenne Ghazal est touchante et sincère, je crois. Nous pouvons débattre longuement de la question des accommodements raisonnables, de la charte des droits et aussi de la loi sur la laïcité encore mal digérée par une partie des nouveaux arrivants. Les propos du premier ministre François Legault n’arrangent rien. La crise du logement, le déclin du français, les soins de santé fragilisés et un indéniable chaos dans le monde de l’éducation ne sont pas causés par les nouveaux venus. Le bouc émissaire sert les dirigeants depuis des siècles. Bien sûr, il faut en discuter. Combien d’immigrants une société peut-elle recevoir? Un pays est une éponge qui absorbe une certaine quantité d’eau avant de régurgiter. On peut en parler sans brandir le racisme et toutes les épithètes qui pleuvent trop souvent dans les interventions des politiciens et des «opinionistes» à tout crin qui squattent les réseaux sociaux.

 

RÉALITÉ

 

Il ne faut pas oublier que nous lisons Ruba Ghazal, la porte-parole féminine de Québec solidaire, et que la politique n’est jamais loin. Elle enfile des oeillères comme tous les chefs et doit suivre une ligne de parti. Je n’aime pas cet acharnement de Ruba Ghazal à parler de «nationalisme identitaire» où elle accuse les formations politiques autres que le sien de vouloir ostraciser les immigrants pour protéger les Québécois francophones de souches. La moutarde est un peu forte, tout comme on doit faire preuve de prudence avec les insinuations de racisme. C’est jouer avec le feu que de brandir ces mots sans trop se soucier de leur portée. Ruba Ghazal décrit une dérive totalitaire… Qu’est-ce que ça signifie dans la réalité? La laïcité de l’État avec ses controverses sur le port des signes religieux est-elle un repli identitaire?

J’en doute.

«Les gens du pays viennent aussi d’ailleurs» demeure un récit intéressant qui raconte la démarche exemplaire d’une arrivante qui s’est plongée dans la culture du Québec et qui l’a faite sienne. J’ai des amis qui ont fait le même parcours avec bonheur. C’était peut-être plus facile d’y parvenir dans les années 1980 que maintenant, j’en conviens. Voilà un livre chaleureux qui nous présente une femme ouverte, franche, prête au dialogue, capable d’argumenter, de discuter et de le faire dans le plus grand des respects et l’écoute. 

Je venais tout juste de refermer le récit de madame Ghazal lorsque j’ai eu la surprise de voir «la parodie» publiée par Québec solidaire, qui reprend la page couverture du volume de Ruba Ghazal pour y accoler le nom de Paul Saint-Pierre Plamondon. Le titre a été trafiqué pour devenir : «Les gens d’ailleurs ne devraient pas être ici». J’ai pensé d’abord qu’elle ne devait pas être au courant, qu’elle ne pouvait avoir consenti à cette manœuvre, à cette attaque cheap. Et quand elle a présenté ses excuses, j’ai compris qu’elle savait. Quelle déception! Ce n’est pas l’image que j’avais d’elle en parcourant son témoignage. La citoyenne ouverte, consciente, ne peut avoir adhéré à ce coup en bas de la ceinture. 

Je préfère de loin la femme du récit à la politicienne partisane. Malgré tout ça, il faut lire «Les gens du pays viennent aussi d’ailleurs» pour comprendre les immigrants, les nouveaux venus qui doivent faire face à de terribles embûches. Heureusement, la plupart trouvent leur lieu, font de la politique et aussi des gaffes, comme tous les politiciens québécois qui parlent beaucoup trop et ne réfléchissent jamais assez.

 

GHAZAL RUBA : «Les gens du pays viennent aussi d’ailleurs», Éditions Lux, Montréal, 2025, 192 pages, 26,95 $.

https://luxediteur.com/catalogue/les-gens-du-pays-viennent-aussi-dailleurs/

mercredi 3 décembre 2025

JÉRÉMIE MCEWEN ET LA MUSIQUE DE SOI

JÉRÉMIE MCEWENdans «Musique d’intérieur», se tourne vers la musique qu’il écoutait et qu’il faisait avec des amis, alors qu’il était étudiant et qu’il avait l’audace de grimper sur une scène. Il aimait particulièrement le hip-hop, qui était dans l’air du temps et qui lui permettait de se faufiler dans les groupes de garçons, les meneurs, les mâles dominants qui attiraient les regards, surtout ceux des filles. Aussi, des textes inventés, martelés pour devenir quelqu’un que l’on entend et que l’on voit. La grande et belle entreprise de l’adolescence, celle de s’affirmer et de trouver sa place. La musique est ce fil conducteur qui lui a fait connaître bien des expériences et de savoir qui il est. «Par l’introspection et l’écriture, j’ai compris que l’idéal du mâle alpha avait été le cœur de mes ambitions identitaires pendant mon accession à la vie adulte, pour une raison fort simple : mon père m’a eu très vieux, puis il est vite devenu un fantôme, et je cherchais des repères masculins, alors j’ai sauté à pieds joints dans les stéréotypes que m’envoyaient la télé, la musique populaire de l’époque et la cour d’école. L’écriture de “Philosophie du hip-hop” en 2019 m’a permis de comprendre ça abstraitement, une psy m’a permis de le comprendre dans mes tripes.»


Devenir adulte, maîtriser des peurs, des craintes, des hésitations, c’est la bataille du jeune garçon dès qu’il met les pieds dans une classe, à sept ans. Il doit trouver sa place, s’arracher aux normes reçues de ses proches et se faufiler parmi les autres. Surtout, devenir quelqu’un qui compte. S’éloigner de ses parents qui le laissaient presque toujours seul et sur qui il ne pouvait guère s’appuyer. Le terrible héritage de la famille qu’il faut oublier souvent pour se forger autrement. 

Ce fut difficile dans mon cas. À sept ans, j’étais l’avant-dernier d’un clan de marginaux qui détonnait dans la paroisse et le village, j’en étais convaincu. Mes parents se tenaient à l’écart de presque tout ce qui faisait le nous social. Ils vivaient reclus dans leur maison, un peu comme dans une forteresse, avec ma mère qui agissait telle une générale d’armée, dont la mission était de repousser l’ennemi, c’est-à-dire tout le monde. Mon père a été conseiller municipal un certain temps, mais c’était avant ma naissance. 

Convaincu dans ma tête et mon corps d’être autre, différent. J’ai dû me trouver une place à l’école où je me suis senti étonnamment à l’aise. J’avais de bons résultats et pouvais enfin fraterniser avec mes voisins. Ce qui était interdit à la maison. Et, ma grande taille physique a fait le reste. Surtout, j’y ai fait la découverte des livres qui n’existaient pas chez nous. Des romans, des histoires que je pouvais glaner ici et là et qui me donnèrent une identité. J’étais très fier d’avoir lu tous les livres de la petite bibliothèque de l’école en huitième et neuvième année. Et un peu plus tard, au secondaire, je ne choisissais que les titres que personne n’empruntait. 

La découverte du théâtre, la possibilité d’être un autre sur une scène et d’avoir un nouveau visage grâce à un texte qui devenait mon souffle et ma parole a été cruciale. Le théâtre m’a permis de triompher de ma grande timidité et de surmonter le doute qui reste aux aguets au fond de moi. On ne se débarrasse pas de cet héritage comme un vieux gilet. Et aussi le sport, particulièrement le volley-ball où j’excellais. J’aurais bien aimé le hockey, mais ma mère a toujours refusé de m’acheter des patins. 

 

RÉVÉLATION

 

Jérémie McEwen apprivoisera la musique d’abord, un groupe, des textes qui viennent le secouer dans sa tête et son corps. Comme s’il découvrait une parole qui le touchait dans son âme ou dans son être. Plus qu’une rythmique ou une mélodie, mais des mots et une façon d’être. Nous n’en étions pas là, du moins ceux de ma génération.

McEwen vivra des expériences que peu de jeunes de son âge ont connues. D’abord s’extirper de sa famille, composer avec la perte d’un père mort très tôt (le peintre Jean McEwen, un proche de Borduas et Riopelle) et une mère absente, ailleurs, et un frère qui se débattait avec de terribles problèmes. 

Le garçon s’est accroché à ses copains pour rester à la surface et trouver qui il était. Je comprends ça. 

 

«J’ai été si patient dans ce groupe, trop, comme si j’attendais que ma masculinité naisse en moi par la leur. Elle ne naîtra jamais, pas celle-là, en tout cas. Ciel, quand j’y repense, j’ai honte d’avoir traîné là-dedans, mais je voulais y être. Je devais porter l’armure de ce groupe-ego avant de pouvoir m’en libérer.» (p.11)

 

Des amis, des camarades qu’il a dû quitter quand il a vu qui ils étaient vraiment. Comme si eux s’étaient arrêtés en route et que lui avait continué d’avancer et d’explorer. La terrible aventure de devenir adulte est faite d’expériences et de ruptures jusqu’à ce que l’on découvre une place et des passions qui nous conviennent parfaitement. Il faut toujours du temps pour s’ajuster.

 

LES AMIS

 

Que serais-je devenu sans mes amis? Jamais je ne serais parvenu à dix-huit ans à m’arracher à ma famille, à mon village pour migrer à Montréal et étudier à l’université. Nous nous sommes expatriés ensemble, mes copains et moi, pour découvrir l’autonomie. Comme si, en m’installant dans la grande ville, je m’approchais de tous les livres pour satisfaire l’incroyable soif que j’avais de tout lire. J’ai muté de l’intérieur alors. J’ai dû combattre la terrible solitude du citadin, me faufiler dans le cercle de Gilbert Langevin qui m’a ouvert les portes de l’écriture et de la publication.

Jérémie McEwen suivra bien des chemins sinueux pour arriver à soi. Il y a des sentiers plus longs que d’autres et parfois étonnants. Il connaîtra très jeune une vie de couple en devenant père par amour. Tout en continuant des études et en faisant des rencontres marquantes qui changent tout. Celle de Serge Bouchard, surtout avec qui il collaborera pendant plusieurs années dans différentes aventures radiophoniques? Il trouvera sa place dans les médias et pourra faire le choix de soi, aller vers l’enseignement et l’écriture. 

 

«Pour espérer y arriver, il a fallu que j’accepte d’être tombé, tombé de mes assurances pleines d’ego, tombé de mon piédestal en regardant les yeux de mon fils. Il a fallu que j’accepte que je ne savais pas qui j’étais à l’extérieur de mon intellect, dans mes tripes, dans la sobriété d’un mardi matin, en livrant mon âme à une inconnue que je paie pour m’écouter. De combien de détours par tous ces mâles alpha qui ne m’écoutaient pas ai-je eu besoin pour me rendre compte que je courais après moi-même?» (p.116)

 

Jamais facile de devenir l’humain que l’on souhaite et qui reste souvent insaisissable. Il faut beaucoup de courage, de volonté et de curiosité pour trouver ses limites sans se laisser avaler et digérer par certaines expériences. 

Jérémie McEwen a été audacieux, frôlant la ligne rouge, mais parvenant toujours à refaire surface. Et l’amour, une femme qui le prend avec confiance et qui lui permet de rapailler toutes les parties de son être comme dans «La marche à l’amour» de Gaston Miron. 

Une réflexion importante sur l’art de devenir adulte, marquée par cet amour de la musique de notre époque qui a eu la peau de plusieurs vedettes qui ont consommé les substances que nous connaissons. McEwen a réussi à avoir un œil sur l’avenir, parvenant à surmonter ses hésitations et à se faufiler dans des expériences qui auraient pu éteindre la flamme en lui. 

«Musique d’intérieur» lui permet de faire le point et de comprendre toutes les circonvolutions et les détours qu’il a dû prendre pour trouver celui qu’il rêvait d’être. Il y a toujours un soi qui nous attend quelque part à la croisée des chemins et il faut être attentif pour le reconnaître. Ou bien nous lui tendons la main ou nous passons sans un regard pour nous retrouver dans un flottement d’être. 

Pour ma part, que serait ma vie sans la littérature, l’écriture et la lecture qui ont balisé mon parcours? Si je n’étais pas parti à dix-huit ans, que serais-je devenu? Sûrement un travailleur forestier comme mes frères et mon père. La trace était toute faite devant moi. J’aurais tout fait alors pour ne pas penser aux rêves de l’adolescent qui lisait Rimbaud et Paul Éluard. Heureusement, j’ai choisi d’être écrivain, surtout un lecteur peut-être, même si ce n’était pas un métier pour ceux de ma famille. 

Que d’efforts nous devons consentir pour nous sortir de soi et devenir celui que l’on surprend dans ses songes. Jérémie McEwen y est arrivé par la musique et les livres. 

Quel beau moment de réflexion sur des musiques et des textes qui nous accompagnent tout au long de notre vie et qui restent ancrés au plus profond de notre être! Il y a soi, mais aussi un milieu et les autres qui importent et nous constituent. Jérémie McEwen le démontre parfaitement.

 

JÉRÉMIE MCEWEN : «Musique d’intérieur», Éditions du Boréal, Montréal, 2025, 208 pages, 25,95 $.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/musique-interieur-4123.html