DEUX HOMMES DÉBARQUENT dans l’appartement d’un locataire, s'installent et entreprennent de le transformer. Il n’est plus chez lui et peu à peu, il doit fuir. Il trouve refuge dans les bibliothèques où les responsables n’aiment
pas le voir traîner. Des policiers l’arrêtent et l'obligent à suivre des thérapies
et un conditionnement au travail, à respecter les directives des intervenants qui
l’aident à s’intégrer. Il deviendra chef de train et verra le monde changer
autour de lui.
Renaud Jean dans Rénovation
nous plonge dans un univers familier et inquiétant. Le personnage doit se plier
au monde du travail. Dans notre société, tu n’existes que par les fonctions ou
le titre que tu possèdes, le rôle que tu joues. Les errants et les flâneurs dérangent
et ils sont de moins en moins tolérés.
Les femmes et les hommes s’appartiennent de moins en moins comme
individu. Ils doivent se mettre au service de la société et faire souvent fi de
leurs préférences. La liberté est de plus en plus une notion abstraite. Pourtant
le goût de vivre loin des agitations du monde a toujours existé. Il n’y a pas
si longtemps, au Québec, des hommes ou des femmes s’installaient en forêt et prenaient le
temps de regarder la vie autour d’eux. J’ai eu un oncle qui a vécu toute sa vie
à l’écart, dans un camp au bord d’une rivière, et il semblait plutôt heureux.
Que dire des recluses et des moines qui cherchaient la solitude, le silence
pour oublier les turpitudes de leurs contemporains ?
Je somme les deux hommes de quitter les lieux. Allongés sur leur
lit, ils ne réagissent pas. Se sont-ils assoupis ? Je les interpelle en
haussant le ton, mais ils n’ouvrent même pas les yeux. Je me tiens debout au
milieu de la cuisine, en caleçon, entre un Scandinave et un Japonais qui
viennent d’élire domicile chez moi, dans mon appartement, mon appartement
qu’ils prétendent rénover : la chose me paraît d’autant plus
invraisemblable que je n’ai été informé de rien. À ma connaissance, aucuns
travaux ne sont prévus dans l’immeuble. (p.9)
Le personnage se réfugie dans les bibliothèques. Le lieu n’est pas choisi
au hasard, du moins j’aime le croire. Quelle est la place du livre et de la
littérature dans notre société d'agités ? Les livres et la pensée sont confinés dans ces lieux surveillés et pas question d’y dormir. On le sait, les sociétés
autoritaires n’aiment pas les écrivains et les livres.
Après son arrestation, notre itinérant doit entreprendre sa
rééducation. Il vivra de véritables lavages de cerveau où on le persuade de travailler, de devenir un rouage de la société. Son stage dans un relais
touristique sera singulièrement absurde. Il devient chef de
train, y trouve une certaine satisfaction dans un parc qui s’agrandit
constamment pour devenir de plus en plus monstrueux. Une caricature de la société
et des forces qui s’y affrontent, des manœuvres de certains pour s'approprier des
privilèges.
Je n’ai pu m’empêcher de penser à L’expérience interdite de Ook Chung où l’on enferme des écrivains
dans des cages pour qu’ils sécrètent l’œuvre parfaite. Une lecture perturbante
qui nous fait réfléchir à ce que l’humain deviendra dans notre monde et à ce que
nous valorisons.
SOCIÉTÉ
Renaud Jean s’interroge sur la liberté individuelle de plus en plus
menacée par des contraintes qui font de l’humain un rouage d’une machine qui
avale tout. L'apathie et la docilité des gens.
Le monde a vécu une mutation quand Henry Ford a eu l’idée de la
chaîne de production pour fabriquer ses automobiles. Charlie Chaplin en a fait
une caricature géniale dans son film Les
temps modernes. On dit que les travailleurs ont eu du mal à s’adapter à
l’époque parce qu’ils n’avaient pas l’habitude de répéter un même geste pendant
des heures. Cette machine broie l’individu comme le personnage de Charlot qui
est avalé par les engrenages.
Je m’adapte mal à la vie en communauté. La compagnie forcée des
autres hommes me défait. Invité à parler, poussé à agir, obligé à des
interactions infinies (depuis mon arrivée, on m’a astreint à une série
d’activités de socialisation), je lutte contre un sentiment d’éparpillement qui
ne me quitte plus. Mes efforts pour me rassembler, dans la solitude retrouvée
de la nuit, échouent lamentablement, l’appel du sommeil étouffant mes
velléités. Honteux de ne pas savoir résister davantage au maelström de la
petite société du Centre, je me traite de faible, de misérable et souhaite
disparaître. (p.36)
L’homme appartient-il à la société et est-il libre de ses gestes et
de ses idées ? La question ne se pose pas dans Rénovation. Les dirigeants utilisent tous les moyens pour le faire
entrer dans le rang. L’originalité, la différence y perd son sens. Il devient un
robot qui répète des gestes et se sent de plus en plus étranger. Ce personnage
reste anonyme, sans passé, un numéro qui se met au service du train, effectuant
toujours un même parcours qui ne cesse de s’allonger. Il deviendra désuet, on
s’en doute, avec tous les changements technologiques.
FRISSONS
Jean nous dresse un portrait assez inquiétant. On se rend compte
rapidement que chacun utilise l’autre pour en retirer des avantages. Tous
cherchent à améliorer leur sort en manipulant son voisin. Il y a toujours des rusés
pour vous faire croire qu’ils pensent à votre bien en rognant votre liberté et
votre espace.
L’homme devient obsolète, peu performant et inutile dans cet univers.
Je parle d’hommes depuis le début de cette chronique parce qu’il n’y a pas de
femmes dans l’oeuvre de Renaud Jean. À croire qu’elles sont disparues de la
surface de la Terre et que les mâles se reproduisent entre eux.
Pourquoi ne se révolte-t-on pas ? Tout le monde porte déjà
l’uniforme en attendant d’être convoqué. Chacun rêve du poste qu’il obtiendra
et anticipe sur ses responsabilités futures, convaincu qu’elles seront
d’importance. (p.83)
J’ai souvent pensé à L’homme
unidimensionnel d’Herbert Marcuse qui m’a secoué au temps de mes études
universitaires. Il démontrait que l’humain avait perdu sa liberté de choix pour
ne garder qu’une dimension, soit celle de consommateur ou de producteur
d’objets. Le philosophe publiait son livre aux États-Unis en 1964 et il était
traduit en français en 1968. Un essai remarquable qui est demeuré percutant
même si on a fait des bonds incroyables dans la « mécanisation » de l’humain. Il
tenait cette réflexion avant l’arrivée de l’ordinateur, du monde binaire qui a
encore accentué l’unidimensionnalité de l’humain.
Qui s’attarde de nos jours à parler de liberté, à vouloir comprendre
la vie et la place de l’être dans l’univers ? Les humanistes, les penseurs, les
philosophes et les sociologues n’auront bientôt plus leur place dans les
universités. L’humain est une quantité négligeable dans la logique de
productivité et de rentabilité qui met en danger l’avenir de la Terre. Cette approche
est à l’origine de toutes les perturbations, des guerres absurdes, des
massacres écologiques et des génocides. Faut croire que nous revenons lentement
vers la barbarie et la sauvagerie au nom de la modernité.
L’allégorie de Renaud Jean est particulièrement efficace. L’écrivain
montre l’absurdité d’une société qui ignore la culture, la pensée et
l’intelligence. Son personnage est à l’image de ce que sont de plus en plus les
humains. Un numéro d’assurance sociale, un NIP ou un mot de passe pour avoir
accès au merveilleux monde de la consommation et du nuage numérique, devenir
chasseur de Pokémons et la vedette du Selfie.
RÉNOVATION de RENAUD JEAN est paru
chez BORÉAL ÉDITEUR.
PROCHAINE CHRONIQUE : SPLENDEUR AU BOIS BECKETT d’ÉTIENNE BEAULIEU publié chez NOTA
BENE.