Aucune époque n’a été aussi contradictoire que la nôtre. Les océans se dégradent, les forêts sont saccagées et le réchauffement de la planète provoque des tornades de plus en plus destructrices. Chaque geste a des effets un peu partout dans le monde. Le futur n’est plus assuré et le passé ne peut plus être une référence. L’individualisme est glorifié quand il faut modifier des habitudes qui mettent la planète en danger.
Dans «Lignes de faille», son dernier roman, Nancy Huston présente quatre générations d’hommes et de femmes. Elle explore le passé trouble de ses personnages, entraîne le lecteur dans une véritable saga familiale. L’histoire débute en 2004 avec Sol ou Solomon, un enfant de six ans qui croit être génial.
«Dieu m’a donné ce corps et cet esprit et je dois en prendre le meilleur soin possible pour en tirer le meilleur bénéfice. Je sais qu’Il a de grands desseins pour moi, sinon Il ne m’aurait pas fait naître dans l’État le plus riche du pays le plus riche du monde, doté du système d’armement le plus performant, capable d’anéantir l’espèce humaine en un clin d’œil. Heureusement que Dieu et le président Bush sont de bons amis.» (p.16)
Héritage
Pour Nancy Huston, les hommes et les femmes portent un héritage souvent difficile à cerner, une identité marquée par le vécu des parents et des grands-parents. Chaque être est un maillon dans l’aventure de la vie qui ajoute une page à un récit qui s’amorce, on ne sait trop quand. Comme si le présent était la partie visible d’un formidable iceberg.
Cette recherche d’identité est au cœur des ouvrages de cette écrivaine prolifique qui a donné des œuvres remarquables. Pensons seulement à «Professeurs de désespoir».
Le pire comme le meilleur est en latence et peuvent ressurgir des décennies plus tard si on cultive l’oubli ou l’indifférence. Les folies meurtrières ne cessent de se multiplier pour nous le rappeler.
L’enfant-roi de maintenant tourne le dos à l’histoire et laisse présager les pires horreurs, celles vécues par son arrière-grand-mère en 1944.
«D’ici ma majorité, il faudra que tous les habitants de la Terre se mettent à parler anglais et s’ils ne le font pas c’est une des premières lois que je passerai quand je serai au pouvoir. Le caractère étranger de ce pays me donne la chair de poule…» (p.108)
L’enfance
Randall, Sadie et Erra ont vécu des ruptures vers l’âge de six ans qui ont bouleversé leur existence. Ces tremblements, ils passeront une vie à les masquer ou à chercher à les cerner. Sadie, la grand-mère de Sol, veut tout connaître de l’enfance secrète de sa mère, une fillette adoptée par un couple d’Allemands lors de la Deuxième Guerre mondiale. Nous touchons là le secret qui marque quatre générations. Peu savent que les Nazis enlevaient des enfants dans les pays occupés et les plaçaient dans des familles d’accueil pour repeupler l’Allemagne. Ils auraient été des dizaines de milliers à être ainsi déracinés...
«Elle a grandi au Canada, c’est vrai, et elle ne parle jamais des premières années de sa vie mais le fait est qu’elle les a passées en Allemagne. C’est vraiment important pour moi d’apprendre tout ce que je peux là-dessus. Je le fais pour toi aussi, tu sais… On ne peut pas construire un avenir ensemble si on ne connaît pas la vérité sur notre passé.» (p.157)
Quête identitaire
Nancy Huston explore les secrets de cette famille, glisse dans des silences qui marquent de génération en génération. Une question sans réponse peut être un terrible héritage pour un enfant. La vie permet de cerner ces secrets et de les transcender. Il n’y a pas d’autres manières de devenir adulte.
«Lignes de faille» est un roman passionnant, troublant, une œuvre littéraire de première force. L’écriture dense, à la fois proche du langage des enfants et d’une remarquable concision, nous aspire dès la première phrase. Encore une fois, Nancy Huston tente de cerner cet animal étrange qu’est l’humain. Elle démontre ici que nos gestes orientent l’avenir d’enfants qui naîtront dans vingt ans. Quel héritage transmettrons-nous et dans quel état livrerons-nous la planète?
«Lignes de faille» de Nancy Huston a été publié chez Actes-Sud/Leméac.