Nombre total de pages vues

jeudi 6 juillet 2006

Andrée Laurier explore le monde des sables

Andrée Laurier semble apprécier les toiles impressionnistes, les fresques mystérieuses et intrigantes où le flou glisse dans le flou. Dans ses romans, les personnages sont emportés par des forces qui se frôlent et parfois se heurtent avec violence.
Dans «Horizons navigables», elle nous offre le monde fascinant du désert du Sahara où tout est sable et couleurs changenantes. Un univers où les dunes se meuvent comme des vagues pour modifier inlassablement le paysage, arrondir le pays et le réinventer à chaque heure du jour.
Les gens du Nord vivent les mêmes sensations quand la neige calfeutre l’horizon. Ils savent les danses et les mouvances du blanc qui suggèrent des perspectives, transforment les villes en toile à peine ébauchée.

Recommencement

Myriam est une solitaire qui gravite autour du monde de l’art. Elle aime la neige, les rafales pour s’abolir et se réinventer. Comme si elle pouvait mourir et ressusciter en plongeant dans une tempête,
«Quand le vent lâcha, on la vit un peu. Une femme svelte, pivotant sur ses pieds enfouis dans du talc froid. À peine bottée. Où était la galerie d’art à présent? Au-delà des tourbillons? Une dame cherchait le lieu d’une exposition. Mais c’était elle à présent qui s’exposait. Le vertige avait une odeur fraîche et vieille à la fois, celle du dessous de nuages. Quel jour était-on dans tout ce vent? Et quel était ce temps, fouetté de cristaux fous? (p.12)
En Tunisie, elle s’aventure dans le désert pour, peut-être, percevoir une autre vie. Selva et Guy, un couple un peu perdu dans ses habitudes, l’accompagnent. Aton, un Italien d’origine musulmane, est de l’excursion. Des amoureux aussi. Ce pourrait être Juliette et Roméo. Ils s’arrachent de l’adolescence. L’amour est un absolu et ils rejettent tous les diktats de leurs familles.

Les rêves

Le groupe suit les pistes des caravanes, fait halte dans les oasis. Myriam s’enfonce dans un monde où les rêves permettent d’échapper au temps. Les époques s’entrelacent, se confondent avec les dunes qui remodèlent l’espace sans jamais prendre un instant de repos. Toujours différentes et semblables ces montagnes de sable.
Les voyageurs bousculent le hasard et basculent hors du temps. Même que des ombres d’une autre époque surgissent et viennent s’abreuver aux sources la nuit. Dans le désert, le passé et le présent se confondent peut-être quand l’horizon s’ouvre et se referme.
«Le sable d’une ultime finesse: où s’aplatir et rêver sous les étoiles. Voilà le désert bleu. L’erg. Après le soleil. Aucun roc à la ronde. Le monde ondule de dunes lisses, petites et souples. Vous pouvez y appuyer le dos. La fraîcheur à peine moite du sol, un versant tout lisse sous le corps, qui vous attendait : portez la joue sur la douceur de ce sable devenu gris sombre. Et gardez chaud ce si tendre espace. C’est une peau de terre. La lune, qui n’a pas les croissants de la déesse Isis ou d’une barcane. La lune. Et son insistance. La lune et son insistance vous bordent.» (p.73)
Sensations

Les sensations tactiles s’imposent, des images miroitent et se défont selon les glissements du jour, les strates, les jeux de la lumière et de l’ombre. Et ce vent comme une obsession, comme une menace qui peut abolir les corps et mener au seuil de la vie ou de la mort. Tous les compagnons de cette traversée vivront une métamorphose.
Le flou et le précis, le mouvement et la méditation s’équilibrent dans une belle mouvance. Tout s’abolit et se reconstruit dans l’empire des sables. Nous respirons là où la lumière lape l’obscurité, où les horizons se soudent, où les tourments de l’âme s’abreuvent. L’espace s’impose et chacun des personnages vit sa traversée de l’être et se retrouve autre, différent et comme apaisé.
Un roman sensuel, de chaud et de froidures, d’amours et de fièvres, d’obsessions et de hantises, de passion et de violence. Tous les sens sont happés par les phrases ciselées d’Andrée Laurier. Une écriture suggestive, un peu figée parfois qui épouse ce paysage miroitant comme un kaléidoscope devant un voyageur assoiffé de certitude et de renouveau. Une lecture troublante et envoûtante.

«Horizons navigables» d’Andrée Laurier est publié chez XYZ Éditeur.

mercredi 5 juillet 2006

Yves Dupéré plonge dans la révolte des Patriotes

«Quand tombe le lys», le premier roman d’Yves Dupéré, nous faisait revivre les derniers moments de la Nouvelle-France. Ce citoyen de Jonquière était tout heureux de m’annoncer la parution de son second roman quand je l’ai croisé lors de l’une de mes promenades le long de la rivière aux Sables. J’ai un peu sursauté. Son premier roman est sorti fin 2004.
Cette fois, il entraîne le lecteur dans la révolte des Patriotes de 1837 dans «Les derniers insurgés». Un bon nombre de citoyens voulaient faire du Québec un pays libre et francophone. Louis Cardinal devient le coeur de cette brique de 400 pages avec son ennemi Benjamin Landry. On croirait retrouver Méo et son voisin Landry qui se heurtent tout au long de «Mistouk» de Gérard Bouchard.
Louis épouse la cause des Patriotes et Benjamin collabore avec les Loyalistes. Ils se haïssent, se défient et s’humilient à la moindre occasion. Il y a aussi Roxane, l’amie d’enfance, la fille du seigneur Archambault qui a grandi dans la meilleure société de Londres. Au retour de la famille dans la colonie, l’amour éclate même si tout la sépare de Louis. La bourgeoise et le cultivateur.
«La pauvreté lui donnait des frissons dans le dos. Elle détestait voir des êtres humains à la recherche constante de moyens pour vivre honorablement. Elle ne pouvait se faire à l’idée qu’un homme, une femme ou un enfant soit privé de repas chauds, d’un toit pour dormir et de vêtements pour passer à travers le dur hiver canadien,» (p.143)
Roxane a ramené un fiancé, un militaire qui sert dans l’armée de Colborne qui réprime le soulèvement. Le bon et le méchant, la belle et séduisante jeune fille, la guerre et l’appel de la liberté. Tous les éléments sont là pour faire un bon roman.

Période méconnue

Surtout que cette période de notre histoire est méconnue. Tout le monde connaît les Patriotes sans trop savoir les raisons de leur révolte. Dupéré présente les grands acteurs de cette période trouble. Nelson, Lorimier, Papineau qui n’a guère le beau rôle et plusieurs autres.
Toujours bien documenté, Dupéré est capable de décrire des scènes guerrières de façon saisissante. C’était la grande force de son premier ouvrage.
Encore une fois le portrait de société est fort intéressant. Les bourgeois et les seigneurs collaborent avec les Anglais et ne pensent qu’à s’enrichir. Ils méprisent les paysans qui étouffent sous les contraintes et sont souvent plus fanatiques que les Anglais.
L’historien avait un peu tendance à s’étendre dans son premier ouvrage, mais cela ne gâchait pas la lecture. On ne peut qu’exiger plus d’un second ouvrage. Après tout, le romancier a eu le temps de corriger certaines lacunes et de pousser plus loin son écriture.
S’il avait su éviter ce piège dans le premier roman, il sombre corps et âme dans «Les derniers insurgés», s’entête à vouloir tout dire, tout décrire et ne laisse aucun espace au lecteur. Et quand il s’aventure dans les scènes intimes et amoureuses, il s’enlise. «Avec un charmant sourire au visage, baissa les yeux vers le sol; durant son discours, il parlait avec éloquence, Le maquillage sur son visage; Roxane avait posé sa tête sur le torse imberbe de Matthew, Et se pencha à sa hauteur, Après une brève pause de quelques secondes.»
Il aurait fallu tailler dans cette masse brute. On sent que l’auteur a voulu gonfler son ouvrage. Les descriptions des combats et des affrontements guerriers sauvent ce roman du naufrage. Le dernier tiers surtout! Une bonne centaine de pages en trop. Dommage!
Je veux bien croire qu’il a publié trop rapidement, mais le romancier devra apprendre la sobriété à l’historien, suggérer plutôt que de s’acharner à décrire les chaises, les meubles, les vêtements, les maisons dans le moindre détail. Éviter aussi les évidences qui pullulent tout au long des chapitres.
Il ne faut pas oublier que le roman historique, malgré la matière, reste un ouvrage littéraire qui doit être porté par la qualité de l’écriture. À lire pour le contenu historique.

«Les derniers insurgés» d’Yves Dupéré a été publié aux Éditions HMH Hurtubise.

lundi 26 juin 2006

Un été pour redécouvrir tout Marie-Claire Blais

J'ai toujours fait de mes vacances une aventure de lecture. Une plage avec du sable fin peut devenir un lieu de lecture incroyable. J'ai connu des étés inoubliables sur le granite brûlant de l'Ashuapmushuan avec Francine Noël et son formidable roman «La conjuration des bâtards». Une œuvre remarquable! Il y a eu Erskine Caldwell, Jacques Ferron et bien d'autres.
Il y a quelques années, je décidais de tout relire Marie-Claire Blais. Une folie parce que Madame Blais multiplie les titres depuis «La belle bête» paru en 1959. Pulsion, animalité et marginalité marquaient déjà l'œuvre de cette écrivaine qui entamait ses vingt ans. Anecdote intéressante, ce roman a été édité grâce au père Georges-Henri Lévesque, celui qui a donné son nom à la bibliothèque de Roberval.
Sous un large parasol, j'ai lu les vingt-trois romans de cette écrivaine éblouissante. Plus de quatre milles pages, une jungle où l'on s'égare avec bonheur, vivant toutes les émotions en passant de «La belle bête» à «Soifs».
Pareille aventure m'a permis d'emprunter les sentiers qui mènent vers le «Grand roman», celui dont rêvent tous les écrivains.

Découverte

Il a fallu «Une saison dans la vie d'Emmanuel» pour que Marie-Claire Blais s'impose comme une écrivaine à la voix singulière. Un portrait magistral avec grand-mère Antoinette et Jean Le Maigre, ce poète rêveur qui mourait de ses amours incestueuses et de la tuberculose. Un choc pour le Québec qui s'apprêtait à plonger dans la Révolution tranquille!
De roman en roman, je me suis étourdi par ces univers étranges, épousant les métamorphoses de l'écrivaine, figeant dans ses hésitations pour repartir sur une phrase rebelle. Parce que Marie-Claire Blais a l'art d'aller où le lecteur ne l'attend jamais avec son écriture ample et souvent somptueuse.
Toute son œuvre est une recherche et une quête marquée par un humanisme profond.
Quel délice de m'attarder dans les romans des «Manuscrits de Pauline Archange» où elle décrit la société québécoise avec justesse, évitant les clichés et le maniérisme. Il y a là tout le monde de Michel Tremblay, une écriture beaucoup plus sentie et surtout moins caricaturale.
J'ai reçu comme un coup de fouet «Un Joualonais sa Joualonie» où elle répond à une certaine volonté de créer une langue québécoise, se moque de certains ténors qui parlaient plus qu'ils n'écrivaient. Elle a toujours su prendre du recul et éviter les sentiers trop fréquentés. Il le faut pour faire une œuvre personnelle et se tenir au-dessus de la mêlée.

Tournant

Et vint «Le sourd dans la ville» où elle déboussolait son lecteur et plongeait dans une écriture nouvelle, cherchant ce souffle qui la ferait basculer dans un univers éclaté à la manière de Pierre Brueghel ou de Jérôme Bosch.
L'écriture perd les étriers de la ponctuation, se libère de tous les carcans. Le lecteur est happé par une phrase touffue comme «Le jardin des délices» de Bosch, ce tableau qui multiplie les personnages et les situations. Il faudra quelques romans avant qu'elle ne maîtrise parfaitement cette écriture. Cette recherche trouvait son accomplissement dans la trilogie qui débute avec «Soifs». Des romans incroyables, des œuvres qui nous noient presque dans les tourments du monde actuel! Un clin d'œil aussi à cette grande sœur qu'est Virginia Woolf. Ceux qui affirment que les grandes oeuvres littéraires n'existent pas au Québec ne connaissent guère Marie-Claire Blais.
J'ai pris tant de notes pendant ces semaines qu'un jour, peut-être, j'écrirai un essai de lecture et d'écriture, de soleil et de sable, prenant plaisir à m’égarer dans l'œuvre de Marie-Claire Blais.
Je devais, l'automne suivant, lors du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, avoir la chance de la conduire à Saint-Félicien. Je me suis retenu pour ne pas emprunter le chemin le plus long pour faire durer le plaisir. Nous aurions pu sillonner le Québec en interpellant ses personnages, les mots qu'elle ne cesse de bousculer.
J'ai ratissé un espace de sable, bousculé deux ou trois fourmis et c'est au tour de Robert Lalonde cet été. De quoi profiter des jours de nuages, des vagues calmantes et des averses de soleil qui mettent tant de cris dans la bouche des enfants.

Les livres de Marie-Claire Blais et Robert Lalonde sont publiés aux Éditions du Boréal.

Larry Tremblay ne fait rien comme les autres

Larry Tremblay n’arrive jamais à être banal quand il se faufile du côté du roman ou du récit, s’aventure sur une scène comme comédien, auteur ou metteur en scène. Tout est possible avec lui, même quand il bascule du côté de la poésie. Il étonne dans tous les volets de la littérature par son originalité et sa justesse.
Que d’expériences depuis ses premiers pas de kathakali au mont Jacob de Jonquière. Il revenait alors de l’Inde. Comment oublier «Provincetown Playhouse» où il se débattait dans un texte suffocant. Tout de blanc vêtu, il martelait les phrases de ses pieds nus sur le bois du plancher. Prisonnier d’un texte que le spectateur pouvait lire sur les murs de la «Maison carrée» de Chicoutimi, le comédien exprimait par son corps la parole de Normand Chaurette.
Comme bien d’autres, il a voulu aller de l’autre côté du parc des Laurentides. Il y avait Montréal, l’Europe, particulièrement l’Italie. Qui peut oublier «The Dragonfly of Chicoutimi» et l’ultime représentation de Jean-Louis Millette au Petit théâtre de l’Université du Québec à Chicoutimi? Ou encore «Le ventriloque», cette pièce gigogne présentée récemment en traduction à Toronto et qui nous entraîne dans des univers troublants.
Larry Tremblay s’est même permis une escapade parmi les finalistes du Prix du gouverneur général avec «Le mangeur de bicyclette», un roman qui contient des pages d’une beauté voluptueuse comme le Saguenay en juillet. Un roman tellurique qui bouscule les époques et les espaces.

Récits

«Piercing» vient de paraître chez Gallimard. J’ai parlé de ce récit dans «Lettres québécoises». J’avais lu également «Anna à la lettre C». Deux rééditions qui complètent la trilogie. «La hache» vient de faire l’objet d’un spectacle mis en scène par l’auteur à Montréal.
Ces trois récits fouillent les pulsions qui poussent les êtres les uns contre les autres comme les vagues sur des rochers. «La hache» aborde l’obsession du désir de contrôle. Un texte incantatoire qui envoûte le lecteur. Il faut voir comment il retourne la crise de la vache folle. Un symptôme et un symbole collectif d’une pensée inquiétante, à la frontière de la mort et de la vie.
«Piercing» nous fait suivre Marie-Hélène, une adolescente qui s’échappe de Chicoutimi à la mort de son père. Dans les rues de Montréal, elle suit des garçons qui se prostituent et obéissent aux «suggestions» de Serge, un maniaque du piercing. Elle n’y échappera pas.
Encore là un désir de contrôle et de domination, une fascination pour la pureté qui mène à la mutilation physique. Larry Tremblay empoigne les forces sourdes qui justifient les guerres et les idéologies qui nient les individus.
«Mon cerveau produisait ces idées mensongères pour m’éloigner de boulevards autrement plus dangereux, pour m’empêcher de réaliser à quel point j’étais devenu moi-même plus dangereux que les inconnus qui frappent au hasard quand la nuit plonge les visages dans l’étonnement et l’horreur, plus dangereux que ces jeunes que je voulais à tout prix mépriser et rendre responsables de la décadence du monde parce que l’odeur de leur vie tourne la tête, parce que leurs regards pardonnent rarement, parce que leurs corps s’ajustent plus facilement aux rythmes brutaux mais essentiels de la pensée jaillissante, débarrassée de lourdeur, de répétition, de manie…» (p.15)
 
Actualité

Larry Tremblay est un grand dramaturge et un écrivain formidable, peut-être l’un des plus originaux du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Un créateur important qui bouscule les ruses de la pensée, le langage des corps dans une société malade de ses excès et de ses rêves. On pourrait s’attarder à son écriture qui devient vite incantatoire et troublante. Il demeure un explorateur, un penseur, un écrivain unique et surtout, un éveilleur de conscience.
Le Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean lui a rendu hommage en 2000. Une fête pleinement justifiée.

«Piercing» de Larry Tremblay est publié chez Gallimard.

jeudi 15 juin 2006

Tony Tremblay continue de s'affirmer

Je n’ouvre jamais un recueil de poésie sans hésiter. Je sais que je vais devoir me coltailler avec les mots, relire une dizaine de fois chacun des poèmes, m’acharner tel un pic-bois contre un arbre pour descendre au coeur de ces textes.
Je tourne depuis des semaines autour de «Rock land» de Tony Tremblay, le quatrième recueil de ce poète né à Jonquière. Il vit maintenant à Montréal, mais ne rate jamais une occasion de revenir dans la région. Il était de «La nuitte de la poésie» avec nombre de comparses, fin avril. Jean-Paul Daoust, José Aquelin, un formidable lecteur, et Jean-Marc Desgent, pour n’en signaler que quelques-uns, étaient de la mission. J’ai entendu Tony Tremblay plusieurs fois sur scène. Ici comme ailleurs, il peut être aussi un redoutable lecteur quand il se donne la peine.
«Pour aller à l’essentiel, on se brise parfois le nez sur les roches de l’enfance. L’important, c’est de se relever. Bonne lecture!» C’est pour ce genre de phrases que j’aime faire dédicacer les livres. Tony Tremblay offre toujours une clef qui permet de pousser la porte de son univers.
«J’ai dépouillé mes poèmes, arrêté de chercher l’image pour l’image», tient-il à préciser. Il se promettait alors des vacances au Saguenay cet été, histoire de retrouver un pays et des paysages. La saison a été rude à l’émission «Macadam Tribus» de Radio-Canada où il était poète en résidence.
«Rock land» présente quatre volets. «Rock land», «La population des dormeurs», «Au sanatorium de la convergence» et «Zaitochi de Montréal». Zaitochi est un héros très populaire au Japon, redoutable combattant paraît-il, renommé pour la précision de ses coups.

Patience

J’en suis à ma sixième ou septième lecture. L’impression que le décodage n’aura jamais de fin. Je bute sur ces textes comme sur du granite, me glisse entre les mots, m’acharne et finis par déceler des failles, des éléments qui supportent la charpente du recueil. Le minéral, le végétal et l’arbre qui lient le sol et l’air.
«Tu émerges de la terre / c’est dire les pierres qui te transpercent / les monstres qui t’ouvrent d’épines» (p.18)
Une terrible solitude! Le poète est une comète qui égratigne l’espace, un chercheur qui ne possède que le doute. Peut-il en être autrement quand on remet tout en question. Les poètes cherchent un sens dans la glissade des jours, frôlent la folie, l’angoisse et souvent la mort. La poésie ici empêche cette minéralisation qui avale la parole.
«des cailloux / cassent les phrases / dans ma bouche» (p.29)
Tony Tremblay surveille ses contemporains, garde des liens avec les poètes de l’affirmation qui ont secoué les années soixante et dix. C’est pourquoi je le lis et relis depuis «Rue pétrole-océan».

Arbres

Monde qui se fige et qui n’est pas sans évoquer Guillevic qui craignait le réveil des pierres et l’affrontement ultime avec les humains. Cris, appels, marche et martèlement des mots malgré les phrases qui deviennent des cailloux sur la langue. Il faut surveiller le monde, parler pour que la vie persiste et demeure possible.
Des arbres aussi, poussées de sève et de vie qui s’arrachent à la terre pour s’épanouir dans l’éclatement des feuilles. Un clin d’œil à Paul-Marie Lapointe peut-être… L’homme se moule à l’arbre, s’y enfonce pour protéger le mot, la «preuve» de son existence. Debout sur les racines et ses angoisses, il surveille. Il le faut pour engendrer la parole, jeter des mots comme des grenades dans l’espace, continuer à exister.
 «que reste-t-il dans le cœur / une fois rendu au bout du poème / aux limites du souffle / quand les mensonges sortent des yeux / que reste-t-il à l’homme et la femme / ils souffrent d’interminables recommencements / même quand les feuilles poussent / au printemps» (p.57)
Le poète demeure un résistant et un téméraire qui tente d’expliquer l’univers, la course des humains avec quelques mots comme arme. C’est l’immense défi de la poésie, son rôle essentiel. Les vrais poètes forgent des mondes et se font donneurs de sens. Tony Tremblay est du nombre.

«Rock land» de Tony Tremblay est publié à l’Hexagone.

jeudi 8 juin 2006

Caroline Montpetit s'intéresse aux gens ordinaires

Je vais proférer une énormité: les journalistes font rarement de bons écrivains. Ils sont contaminés par la vitesse du quotidien et n’ont guère la persévérance de rendre un texte lisse et rond. L’instantanéité épouse mal le travail de lenteur et de patience qu’exige la littérature.
Caroline Montpetit, journaliste au Devoir, section littéraire, vient de publier «Tomber du ciel», onze nouvelles brèves. L’attente est grande pour une figure connue du monde journalistique.
Je me sens toujours un peu fébrile devant un premier ouvrage, un monde nouveau, un regard qui révèle une direction. Une entrée en littérature a quelque chose d’émouvant, comme les premiers pas d’un bal qui lance dans la vie.
J’ai lambiné d’abord, flâné dans «Un vieil homme», le premier texte du recueil, celui qui place cet univers. Il le faut pour apprivoiser la «petite musique» qui caractérise un écrivain, sentir un souffle et, surtout, repérer certaines balises.

Gens ordinaires

«Il y avait entre nous une maison, un ancien logis de cultivateur, avec une façade de pierre, campée sur la rive abrupte d’un torrent. Elle était invisible de la route, mais une pancarte affichant les mots «À vendre» l’annonçait au bord du rang.» (p.11)
Les drames intimes attirent peu l’attention. Qui s’attarde à la maladie d’un homme qui doit vendre une maison qu’il a imaginée, une femme que la maternité hante, un joueur qui mise sa vie ou une vieille femme qui se faufile entre les trous de sa mémoire. Ces vies, on peut les deviner en s’attardant dans les rues, en se faufilant derrière les pancartes ou en emboîtant le pas d’une dame qui s’appuie sur sa canne. Il suffit d’avoir l’œil, du temps et de la patience, surtout l’envie d’aller au-delà des apparences. Ce que le journalisme ne permet guère.
Ils sont partout ces héros du quotidien. Parce que la vie blesse presque toujours les hommes et les femmes, les abandonne dans des obsessions et des situations qui risquent de les briser.

Retenue

«Chaque automne, comme la plupart des gens de l’île, elle avait pris le traversier pour la côte, seule avec ses bagages. Elle ne revenait que de longs mois plus tard, en même temps que les oiseaux qui envahissent les caps, au moment où l’on pouvait jouer à se laisser pousser par le vent du haut d’une butte, pour s’étendre de tout son long dans l’herbe folle.» (p.112)
Il suffit d’une phrase pour faire vaciller le monde. C’est le meilleur que Caroline Montpetit nous offre dans cette «Ile aux Corbeaux». Une société étouffée dans ses silences et ses haines séculaires. On devine là tout le potentiel de l’écrivaine. Son texte prend la largeur de l’horizon, devient aérien et ample. Une cadence s’impose et nous entraîne doucement. C’est peut-être un tour de force que de réussir cela avec une écriture toute en retenue et en discrétion.
Parce que cette écrivaine préfère l’aquarelle, le petit point pour esquisser des drames, suggérer un glissement qui change la vie, éventer un secret peut-être. Elle n’hésite jamais non plus à tourner le dos à son lecteur au moment où la porte grince. À lui d’imaginer la suite. Il faut aimer les porcelaines délicates pour apprécier ce genre de textes. 
Caroline Montpetit démontre un talent certain même si une volonté de tout maîtriser étouffe souvent ses nouvelles. Il lui faudra aussi mieux choisir ses sujets. Certains textes sont convenus et prévisibles. Je pense à «La visite» entre autres… Parfois cependant, une embellie, un éclat de lumière perce la masse nuageuse. Oui, quand elle arrêtera de trop se surveiller, elle pourrait étonner.
«Louise ferma les yeux. C’était dans ce calme, cette fraîcheur, qu’elle espérait le paradis; un paradis dont elle s’approchait à chaque dose de la drogue qui coulait désormais dans ses veines. Tout à l’heure, comme tous les soirs, ses enfants rentreraient chez eux. Il serait enfin temps de mourir.» (p.126)
J’ai croisé les bras, refermé le recueil et laissé le temps s’avancer pour que les mots s’incrustent en moi. C’est cela la littérature.

«Tomber du ciel»  de Caroline Montpetit est paru chez Boréal.

jeudi 1 juin 2006

Bruno Roy demeure un grand humaniste

Peu d’écrivains publient les réflexions qui surgissent des rencontres et des soubresauts de tous les jours.
Jean-Pierre Guay a osé «cette littérature sans parachute», tentant par tous les moyens de coller à sa pensée et à l’émotion quotidienne. Il s’est fait beaucoup d’ennemis avant de basculer dans le mysticisme. L’ensemble du journal de Jean-Pierre Guay est publié aux «Écrits des Forges».
Nous étions une centaine à suivre cette démarche émouvante, semble-t-il. Bruno Roy était du nombre et il publie son «Journal dérivé» par segments depuis 2003. L’aventure débute avec le volet «Lecture», suit «L’écriture» et, dans un troisième temps, plonge dans «L’espace public». «L’Espace privé» paraîtra sous peu.
Bruno Roy a connu un cheminement exceptionnel. Enfermé dès son plus jeune âge dans un asile, cet orphelin de Duplessis s’est retrouvé pratiquement analphabète à l’âge de quinze ans. Il a pourtant trouvé le moyen de soutenir une thèse de doctorat sur la chanson québécoise.
«J’ai été un enfant qu’on a détourné de son enfance. Je suis né contre les valeurs morales d’une époque. J’ai grandi en l’absence d’une mère et d’un père restés inconnus. Interné illégalement dans un hôpital psychiatrique de sept ans à quinze ans, je suis devenu écrivain», lance-t-il dans un cri en présentant le volet «Écrire».

Langage

C’est par le langage et l’écriture que Bruno Roy s’est extirpé de l’anonymat qui pèse si lourd sur les épaules d’un enfant amputé de son passé. «Journal dérivé» couvre trente ans de vie, de réflexions et d’engagements, présente cet humaniste et homme d’action exceptionnels.
«L’espace privé» devrait émouvoir, même si le lecteur s’est familiarisé avec son monde dans «Mémoire d’asile», «Consigner ma naissance» et «Les calepins de Julien».
Bruno Roy est aussi à l’origine de la série «Les orphelins de Duplessis» présentée à la télévision. Encore là, il a dû faire reconnaître ses droits d’auteur. Dans «Écrire», il raconte ses démêlés avec le producteur et l’écrivain Jacques Savoie qui contestaient son apport au scénario et aux dialogues. Pas très édifiant!
Ce spécialiste de la chanson québécoise, il a écrit des textes pour Chloé Sainte-Marie, est un pédagogue généreux, intègre malgré les obstacles; un homme de paroles qui multiplie les engagements dans les syndicats d’enseignants, à l’Union des écrivaines et des écrivains du Québec et auprès des Orphelins de Duplessis.
«Écrire m’a appris à me défendre. Les mots sont encore pour moi des armes de précision. Je pense que je dois au milieu de l’éducation d’avoir aiguisé ma conscience critique», précise-t-il en ouverture de son troisième volet.

Durs combats

Les déceptions furent nombreuses pour les orphelins, particulièrement pour Bruno Roy, leur porte-parole. Malgré des excuses, Lucien Bouchard et l’Église sont demeurés sourds devant les revendications de ces largués de la société. Il a fallu que Bernard Landry devienne premier ministre pour qu’ils obtiennent des indemnités individuelles. Dix ans de démarches!
Bruno Roy, comme président de l’Union des écrivains et des écrivaines du Québec, a réclamé pendant plus d’une décennie que la littérature québécoise occupe une place plus grande dans les institutions d’enseignement et les médias. On ne semble pas l’avoir encore entendu.
«Journal dérivé» fait revivre cette période où le Québec fonce vers la modernité, tente de se donner un visage. Nationaliste convaincu, Roy décrit ces années avec une justesse qui échappe au temps.

Lecture

Autant lire à petites gorgées toutefois. Les pages sont denses. Le découpage par thème rend l’ensemble un peu aride et peut décourager un lecteur impatient. Même si, personnellement, j’aurais préféré le «Grand tout» pour accompagner l’homme qui réfléchit, s’attarde dans des lectures ou s’engage dans des luttes épuisantes, l’aventure demeure unique.
Enseignant, poète et écrivain, il n’a cessé de chercher le chemin le plus fréquentable, de multiplier les expériences. Bruno Roy parcourt le Québec et aime rencontrer les jeunes dans les écoles pour parler littérature et création. Il était à Chicoutimi, il y a quelques semaines et de «Voie d’échange» sur le Saguenay, l’été dernier.
Heureusement, il y a des Bruno Roy au Québec qui choisissent l’intégrité et la réflexion pour se forger une identité. C’est rafraîchissant en ces périodes fangeuses où Vincent Lacroix de Norbourg et les inventeurs de commandites font les manchettes. Bruno Roy fait croire en l’humanité. 

«Journal dérivé»; Bruno Roy»; «La lecture», «L’écriture», «L’espace public», 1970 à 2000 sont parus chez XYZ Éditeur.

jeudi 25 mai 2006

Jacques Poulin donne goût à la vie

À la librairie Marie-Laura de Jonquière, Daniel Bouchard venait de coller un gros cœur sur «La traduction est une histoire d’amour» pour marquer son appréciation. «On est content de vivre après avoir lu cet auteur», répète ce grand lecteur. Il a bien raison.
Je ne sais quel roman m’a accroché d’abord. Il me semble qu’il a toujours été l’un de mes favoris. J’attends sa dernière parution avec impatience, trouvant qu’il traîne un peu de la plume avant de nous gratifier d’un nouveau titre. Il cultive l’art de se faire désirer, on le sait et travaille à un rythme de tortue.
Son tout nouveau roman est arrivé avec la première journée chaude du printemps. Le soleil faisait rouler les carrosses, les bébés nouveaux, sortir les femmes aux jambes blanches et les hommes aux bras déliés. Une bouffée d’été en attendant la canicule.
Je n’oublierai jamais ma rencontre avec cet écrivain au Salon du livre de Montréal. Il présentait «Le vieux chagrin». Derrière une petite table, il semblait un peu perdu et mal à l’aise. Son fameux mal de dos devait encore le faire souffrir. Je l’avais abordé en lui disant combien j’appréciais son œuvre. Il m’avait écouté en silence et gratifié d’une toute petite dédicace en prenant son temps. Je devais ressembler à un admirateur sur le point de faire une crise d’apoplexie. «À Yvon avec mes salutations amicales». Il a signé Jacques Poulin, novembre 1989. Une écriture de fourmis presque. Toute minuscule. J’étais demeuré sans mots.

Attachant

Homme discret, il fait juste ce qu’il faut pour faire savoir qu’il vient de publier un nouveau livre. C’est peut-être cette façon de faire qui le rend si attachant. Mais quel écrivain! Peu savent comme lui installer un décor et faire entendre une «petite musique». C’est sans doute pourquoi il «montre» si bien sa ville de Québec ou la Côte-Nord dans la «Tournée d’automne». C’est aussi un peintre et un géographe. 
«Ma chambre étant petite et envahie par le bruit des voisins, j’ai pris l’habitude de travailler dans les bibliothèques publiques. La plus proche était celle de l’Institut Canadien, dont l’entrée se trouvait rue Sainte-Angèle. Juste à côté, il y avait également la bibliothèque du Morrin College, paisible et très émouvante avec ses boiseries couleur de miel, l’odeur des vieux livres, l’escalier en colimaçon, la longue mezzanine en bois vernis, le bureau ayant appartenu à sir George-Étienne Cartier.» (p.25)
Je pourrais flâner dans le «Vieux chagrin», «La Tournée d’automne», les «Yeux bleus de Mistassini» ou «Volkswagen blues». C’est de la fine broderie, de la délicatesse, un délice que l’on déguste comme un bon verre de porto.
Le vieux Jack

Dans «La traduction est une histoire d’amour», nous plongeons dans un nouveau volet de la vie de l’écrivain Jack Waterman, l’alter ego de Poulin. Il en a les manies et les habitudes. Le vieux Jack a mal au dos, écrit debout en prenant son temps, se laisse distraire volontiers. Le vieux solitaire a gardé son esprit scout, étant toujours prêt à sauver quelqu’un. Il y a encore un chat qui surgit de nulle part et le connecte au monde.
Cette fois, Jack est regardé par Marine, une jeune Irlandaise de naissance qui traduit l’un de ses livres. Ils se voient en fin de semaine à l’Ile d’Orléans et se préoccupent d’une vieille dame et d’une jeune fille suicidaire. Une belle amitié. Le tout permet d’ajouter quelques touches à la fresque. Un chevreuil, des chevaux, un renard, une lenteur calculée qui fait soupirer à chaque phrase.
C’est beau comme une aquarelle folle de transparences. Une tendresse, une chaleur humaine qui fait que cet écrivain est inimitable. Un roman de Poulin se lit sourire aux lèvres. Plus, on voudrait prolonger ce bonheur en étirant la lecture. Ses livres, il faudrait les donner dans les hôpitaux du Québec pour combattre la dépression et la neurasthénie. Pour calmer aussi tous les agités de la performance et de l’excellence.

«La traduction est une histoire d’amour» de Jacques Poulin est paru aux Éditions Leméac-Actes Sud.
http://www.lemeac.com/presentation.php

jeudi 11 mai 2006

Hervé Bouchard propose une aventure

Je rêve de voir «Parents et amis sont invités à y assister» d’Hervé Bouchard sur scène. Il faudrait peut-être demander à Loco Locass d’incarner ce délire verbal et halluciné. Je rêve de m’enfoncer dans ce texte immense et échevelé, ce chant polyphonique qui désarçonne afin de vivre une émotion pure.
Je me calme. Je reprends mon souffle! Parce que s’aventurer dans un texte d’Hervé Bouchard, citoyen de Jonquière, reste une véritable aventure. «Toutes les chaises sont identiques et pourtant, pas une qui soit à la même place.» Il nous bousculait tout autant dans «Mailloux», sa première histoire. «J’ai été Jacques Mailloux, comédien de naissance, enfant sans drame, dehors tout le temps.»
Je me rebiffe souvent devant les écrivains qui étouffent dans les habits de la langue française. Le français a tellement de détours et de subtilités, il me semble, que la littérature n’a guère besoin de «patenteux de langages». Hervé Bouchard a vite fait de me retenir pourtant. «Aussi la veuve Manchée porte-t-elle une robe de graisse jusqu’aux genoux.» Comment résister? Peu importe les personnages ou l’histoire, Hervé Bouchard échiffe la langue et la réinvente dans un souffle coriace et rugueux comme un vent du nord.

Références

Dans «Parents et amis sont invités à y assister», Bouchard présente une famille d’orphelins d’Arvida. Les références géographiques sont toujours importantes chez lui. Comme si l’écrivain avait besoin d’assurer son contact avec le sol avant de lancer sa complainte. Le père meurt, la mère se retrouve en institution et les tantes innombrables s’occupent des enfants. Les narrateurs sont peut-être des idiots, des attardés ou des adultes qui oublient de grandir. Mais laissons la raison raisonnante et basculons dans ce chant insolite.
«Elles descendirent  et tout alentour était vrai : l’usine au large de leur regard dans un voile de fumée qui sentait, la poussière en gris pâle, l’asphalte conjugué en mou, les poteaux gros de créosote, les murs en brique teintée en trente, les escaliers premiers du nom, des corneilles bleues, des moineaux à motifs et des fils de corde et des fils de fils maintenant tout au sol dans la musique qu’il faut, des érables à hélices, des saules en phase brune, des peupliers prêts à neiger, des ormes à bras, des sorbiers portant grappes, des pommetiers en pleurs, des cerisiers à romances, des terre-pleins à ras bords…» (p.84)
Nous nous enfonçons dans les strates du langage et l’auteur nous emberlificote dans une pâte onctueuse. Un texte qui s’entend fort bien. Il faut voir Hervé Bouchard sur scène, endossant ses textes. Je l’ai écouté plusieurs fois, à Québec comme à Jonquière. À chaque fois il réussit à nous égarer dans sa jungle textuelle et sa transe chamanique.
Cette suite scandée, à la manière d’un rap sauvage, envoûte rapidement. Pas de dialogues, malgré la forme théâtrale, mais un croisement de monologues. Une écriture de paroxysme, des trouvailles et des émotions qui vous laissent le motton dans la gorge.

Texte sauvage

Il faut revenir encore et encore sur les phrases de Bouchard pour en goûter la texture et l’inventivité. Je songe à la beauté touffue des lettres de la mère Manchée à ses enfants et à la réplique des fils. À couper le souffle! Ou encore cette véritable litanie autour de Lazare, le ressuscité. Un pur bonheur!
«Levez-vous et frémissez, frémissez, mes amis, car la résurrection du Lazare n’est pas un conte innocent sur lequel on se repose avant d’ensevelir notre frère là. Écoutez-le, lui, qui parle dans sa boîte en peuplier avant son heure, et préparez-vous à fuir.» (p.200)
Un blues qui ne laisse pas de répit. C’est dense, dur, chaque récitatif est écrit à la pointe du diamant. Une forme d’exorcisme qui passe par tous les replis de la vie et de la mort. Tout est là! Du plus cru à la trouvaille poétique qui s’invente des chemins de traverse.
Une souffrance terrible marque les écrits d’Hervé Bouchard. Elle n’est pas sans rappeler Samuel Beckett qu’il ne manque jamais d’évoquer comme l’un de ses maîtres. Une douleur d’être malgré les rires qui peuvent éclater. Ce «citoyen de Jonquière à carnet» est vraiment plein de ressources.

«Parents et amis sont invités à y assister» d’Hervé Bouchard est paru aux Éditions Le Quartanier.

jeudi 4 mai 2006

John Saul livre une réflexion essentielle

John Saul, particulièrement depuis «Les Bâtards de Voltaire», questionne la société occidentale, défait des mythes et des fausses croyances. Dans les «Bâtards», il démontrait clairement que les postulats qui ont justifié les actions des Jésuites menaient aux pires extravagances. La raison et la logique masquent souvent une «irrationalité» terrifiante. Cette pensée tant glorifiée en Occident glisse sur des dogmes qui poussent vers les catastrophes.Saul continue son questionnement dans «Mort de la globalisation». Il s’attarde cette fois à la pensée économique qui a marqué les trente dernières années. C’est peu trente ans dans l’histoire des sociétés, mais assez pour provoquer des ravages terribles.
À partir des années 70, la  plupart des gestionnaires et des économistes ont cru que des échanges commerciaux «affranchis» des États, des frontières et des barrières tarifaires apporteraient richesse, liberté, démocratie, paix et recul de la pauvreté. Nous avions enfin la clef de l’Age d‘or. Les échanges commerciaux se sont multipliés à un rythme étourdissant et la spéculation est devenue un sport pour les nuls. Cette croyance a justifié les fusions, les intégrations et les entreprises sont devenues monstrueuses, échappant aux pays et à toutes les lois. «Great is beautiful» pour parodier Schumacher.
Trente ans plus tard, la privatisation, la productivité, l’excellence et la compétitivité ont fait en sorte que les pauvres sont de plus en plus pauvres et les riches de plus en plus riches. Des entreprises «éléphantesques» ne paient plus d‘impôts et se cannibalisent. La spéculation devenant un véritable cancer.

Nouvelle-Zélande

John Saul fouille, questionne, cite des exemples, jongle avec ces chiffres dont nous sommes si friands. La Nouvelle-Zélande, que la Banque mondiale du commerce citait en exemple, demeure un cas troublant. Le gouvernement a liquidé et privatisé plus de quarante entreprises d’État. Le commerce et l’entreprise privée règleraient tous les problèmes sociaux et économiques, croyait-on. Résultats : pauvreté accrue, recul des salaires et dette extérieure doublée. Les élus ont fait marche arrière pour réglementer. L’Argentine, après avoir privatisé sa société nationale du pétrole, crée une nouvelle entreprise d’État.
La Malaisie s’en tire et la Chine connaît un essor économique formidable parce qu’ils ont refusé les diktats de la Banque mondiale du commerce. Ces états dictent les manières de faire et encadrent le commerce.
Les ténors qui réclament la privatisation de la Société des alcools du Québec ou d‘Hydro-Québec devraient lire John Saul. Les gourous de la productivité, telle la présidente de la Chambre de commerce de Montréal, qui répète que la mondialisation est inévitable, auraient avantage à se tourner la langue. Les traités se font à sens unique, nous l’avons vu dans le conflit du bois-d’oeuvre entre le Canada et les États-Unis. Est-ce encore du libre-échange quand il faut payer un milliard pour vendre son bois?
«Et les mécanismes de production et de commerce ont changé parce qu’un dollar faible signifiait que les Américains, du fait du boom de leur économie, ont pu s’emparer d’entreprises canadiennes avec une décote de trente pour cent et convertir l’accord bilatéral en stratégie fiscale.» (p.139)

Retour de l‘état

John Saul démontre que le commerce doit être au service de la société et non l‘inverse. Le bien commun des citoyens doit prédominer et c’est ainsi que l’on combat la pauvreté, les distorsions entre les régions et les continents.
L’essayiste, également romancier, prévoit la résurgence des états-nations. Les économistes qui réclamaient l’abolition de toutes les frontières et la non-intervention des gouvernements devront ajuster leurs discours. Il faut revenir aussi à des dimensions plus humaines et reprendre une économie abandonnée aux méga-entreprises.
«Le défi aujourd’hui est à la fois plus complexe et plus intéressant. Il se pourrait que nous soyons désormais non seulement à la fin de la période globaliste, mais aussi à la fin de la période rationaliste occidentale et de son obsession des structures claires et nettes dans tous les domaines.» (p.373)
Une réflexion essentielle pour ceux et celles qui commentent l’actualité. Et n’en déplaise aux «jovialisants» de la région et d’ailleurs, l’humanité devra se tourner vers l‘écologie et le développement durable si elle veut un avenir. Les Organismes non gouvernementaux (ONG) et les «verdoyants» dessinent le futur de la planète. «Mort de la globalisation» est un plaisir d’intelligence et de lucidité.

«Mort de la globalisation» de John Saul est paru chez Payot.

jeudi 27 avril 2006

Daniel Poliquin jongle avec ses obsessions

 Daniel Poliquin, écrivain et traducteur, publie depuis 1982. Traductions de Jack Kerouac, Matt Cohen, et Mordecai Richler que les Québécois ont aimé détester. Il a mis en français «L’Evangile selon Sabbitha» de David Homel, un autre que plusieurs ont conspué récemment pour ses propos sur la littérature québécoise. Ce Franco-Ontarien semble avoir un faible pour ceux qui prennent le Québec pour cible.
Daniel Poliquin a chargé le nationalisme québécois lors du référendum de 1995 sur la souveraineté. Dans «Le roman colonial», paru en 2000, il fustige tous les indépendantistes, surtout René Lévesque et Lucien Bouchard, fouille le passé de Lionel Groulx pour jongler avec des effluves d’antisémitisme. Beaucoup de mauvaise foi, même s’il soulève des aspects que je partage quand il parle des colonisés. Daniel Poliquin semble surtout avoir du mal à assumer son statut de francophone né hors Québec.

Grande noirceur

«La kermesse», son récent roman, plonge dans la «grande noirceur». Lusignan, fils de Canadien français, on disait cela à l’époque, s’en tire bien à la guerre de 14-18. Il ramasse les cadavres après les affrontements, raconte des histoires pour passer le temps. Son père est menuisier et charpentier comme le célèbre Joseph de la Bible, sa mère Marie, une mystique qu’on finira par enfermer. Lusignan a étudié juste assez pour être écrivain, journaliste, fonctionnaire, propagandiste de l’armée et imposteur. À son retour au pays, il s’approprie le titre de vétéran, se noie dans l’alcool et les hallucinations. Il sera itinérant à Hull et Ottawa, sauvé par Concorde, une rescapée du village de Nazareth, où l’on pratiquait l’inceste et le viol héréditairement.
«Quand mes trois petites sœurs sont mortes de la grippe espagnole, ma mère s’est tuée en se jetant dans le puits. C’est comme ça chez nous: les hommes se pendent dans la grange ou se pètent la cervelle d’un coup de fusil de chasse dans la bouche; les femmes se jettent dans le puits ou la rivière. Mais c’est moins compliqué de les repêcher dans le puits que dans la rivière. Mon père s’est pas suicidé. Il est mort du cancer du rectum; ça faisait trente ans qu’il était assis dessus, tu comprends… » (p.145)

Histoire

Daniel Poliquin réussit à rendre vivant ces personnages qui endossent des concepts qui ont secoué le Québec au cours de son histoire. La religiosité obsessive, la nostalgie de la France, les dérives étranges et l’«appel de la race». Le parcours de Lusignan épouse les soubresauts du Québec et ses idéologies marquantes. Misères à la petite semaine, migration aux États-Unis, participation à la guerre, retour et errance avant de rentrer au village pour rattraper les gestes d’un père quasi muet. À retenir la description de la belle société d’Ottawa, le monde d’Amanda Driscoll qui rêve de bals et de grandes épousailles.
Les personnages se noient dans leurs rêves, trichent, mentent, manipulent, usurpent des identités, perdent contact avec la réalité et finissent fous ou obsédés. Ils sont avalés par des tares héréditaires, rongés par une forme de cancer impossible à déjouer. Ses personnages illustrent les idées âpres et peu subtiles de Poliquin.
On peut sourire devant cette fresque si on ne connaît pas la hargne de Poliquin envers le nationalisme québécois. Étonnant que les médias négligent le côté acrimonieux de cet écrivain, préférant jongler avec des clichés et oublier les assises de ses romans.
Une charge qui passe grâce à l’écriture, une forme d’humour qui grince aux encoignures et grossit le trait comme dans «L’homme de paille». Le lecteur peut garder ses distances, mais cette prose laisse un goût un peu amer.
Malgré son amour pour les empoignades et les raccourcis, Daniel Poliquin demeure un formidable conteur. Je ne peux m’empêcher de croire qu’il dilapide un immense talent en se complaisant dans cette «rage antinationaliste» qu’il ravive de roman en roman.

«La Kermesse» de Daniel Poliquin est paru aux Éditions du Boréal.

samedi 15 avril 2006

Pour surprendre et voir son monde autrement

Francine Chicoine s’émerveille des oiseaux qui habitent le jardin, de la lumière qui retient le souffle au matin, des écureuils tapageurs, des mouches envahissantes et de cet univers qui vit près de soi. Un regard amoureux qui tient du haïku que fréquente cette écrivaine pour cerner de purs moments de contemplation et de méditation.
«Du rampant ou du grimpant, de la fleur ou de la feuille, du brin d’herbe ou du tronc d’arbre, du conifère ou du feuillu, on ne sait pas ce qui est le plus odoriférant. Ça vient de partout, de l’air et du sol, de l’eau et du sous-bois, ça vient d’en haut et ça descend, ça vient d’en bas et ça se répand, c’est tout mêlé, de cime en sol, d’humus en canopée, un parfum suave, capiteux qui flotte dans le pressoir d’odeurs de l’après-pluie. Un torrent d’odeurs dans un nez qui tantôt vaquait à l’air du mois d’août et qui maintenant l’évoque.» (p.72)
Printemps, été, automne, hiver se bousculent avec leurs enchantements. Tout naturellement, je me suis laissé glisser vers le printemps, ce monde qui se liquéfie et se régénère à une vitesse étourdissante en terre du Québec.

Le verdict

Et voilà que nous basculons dans le «Livre dernier». Un coup de massue! Le verdict résonne comme un glas. Aucune espérance de survie. La fidèle observatrice des jours devient la cible de ce tireur fou qu’est le cancer. Événement clinique, statistiques au ministère de la Santé et des Services sociaux, mais drame chez cette femme qui posait à peine la main sur la retraite et se promettait d’explorer les mots dans toutes leurs coutures. L’avenir s’avale et les horizons s’effacent.
«J’ai mal à mon territoire intérieur envahi par l’angoisse, là où j’essaie de me concentrer pour continuer d’exister, mais là où se retrouve la brèche. J’ai mal à mon absence d’avenir. J’ai mal à ma lucidité.» (p.119)

Les mots battent de l’aile devant la mort possible, les mots fuient. Comment oublier la douleur du corps qui emporte tout? La narratrice n’est plus le regard amoureux qui fait exister les choses. Elle s’efface, avalée par la maladie, ce printemps qui la saigne. La fin du monde se profile. Reste les gestes ultimes, la liquidation de tout ce qui faisait l’existence, la résignation. La vie est d’une fragilité qui fait mal.
«Il y a des mêlures dans ma tête, je ne sais plus où se trouve la réalité. Partout, sans doute. Je n’ai plus tellement envie de parler. N’en ai plus besoin, je pense. Est-il possible que j’en sois rendue plus loin que l’expression ? On dirait que j’habite le silence… et que le silence est plein». (p.140)
Les objets alors murmurent et témoignent. Ils ont tout vu. Ils savent depuis toujours. L’oreiller, un collier, des lunettes et les mésanges portent l’histoire de cette femme, comme la terre, dans ses strates, recèle la marche de l’humanité. Cet animisme permet de connaître cette femme secrète. L’observatrice, l’amoureuse du quotidien devient un sujet, un objet à la limite, des vibrations dans les à-coups du temps.
Surtout, cette amoureuse de la vie sait être juste, touchante et émouvante quand elle décrit ces moments anodins et essentiels, oublie son côté moralisateur. Des textes aussi qui auraient pu être poussés un peu plus loin.

«Carnets du minuscule» de Francine Chicoine est paru aux Éditions David.

Écrire et se dire en se mesurant au langage

Danielle Fournier a effectué un séjour au monastère de Saorge, dans les Alpes maritimes. Un moment de réclusion, de solitude pour confronter le langage et l’écriture.
Une cellule, un monastère du XVIIe siècle où les mots prennent du poids et de la densité. L’écrivaine s’abandonne à des réflexions qui débouchent sur des phrases et des images qui la hantent.
«Les souvenirs sont remontés et, avec eux, des moments de bonheur. Et, aussi, ceux de la désespérance.» (p.12)
Un abandon, mais, surtout, un retour sur soi. «J’ai été convoquée, de toute évidence, à entendre ce qui parle en moi.» (p.11) Des souvenirs emportent ces chants qui s’élèvent en spirales. «J’ai réuni mes vivants et mes morts, les ai retrouvés, égarés dans ma mémoire.» (p.15)
On peut imaginer des vagues qui ramènent obstinément les mêmes douleurs et ces questions impossible à cerner. «La poésie n’est pas un genre, mais une manière de vivre, d’être au monde.» (p.41)
Fournier s’abandonne à ces espaces qui la portent pour explorer, se livrer à cette non-écriture d’où va jaillir l’écriture. Et les mots, les sons, surtout dans un pays étranger, se gonflent de sens nouveaux. «Nous ne parlons qu’une seule langue, une langue qui contient toutes les autres.» (p.50)
Écrire, peu importe le lieu, devient une confrontation avec l’ange, un combat avec soi et un ancrage. «J’écris pour garder présents ceux et celles qui m’habitent et ont fait ce que je suis.» (p.50)

Profil de vie

Danielle Fournier secoue «les images de pierre issues de l’enfance, le rêve de la beauté et l’échappée des rondeurs d’automne.» (p.82) Elle se heurte à des visages et des blessures mal cicatrisées. Le corps est un terrible palimpseste. Son texte devient une saisie de l’âme. S’impose alors la complainte, le souffle qui déchire les apparences et révèle l’être dans sa quintessence. «... Cette mémoire fragmentée intérieure et affective que l’on se murmure dans les profils de l’ombre au creux d’un lit.» (p.95) «Je m’acharne à vouloir m’habiter. Dois-je faire appel à l’ombre des mots sur la page pour m’aider à trouver qui je suis?» (p.115)
Ces chants ramènent l’écriture à soi et hors de soi. L’un est l’autre. Un texte comme un continent qui bouge imperceptiblement sans jamais se transformer. «Je tente de marquer les heures de choses simples, de tendresses, de petites douceurs, d’une main posée volontiers sur l’autre pour imprimer l’appartenance au monde des vivants.»  (p.97)

Mutation

Le «je » mute en «elle» dans de petits textes qui jalonnent la réflexion. Une manière de se protéger et de s’apaiser. Peut-être, quand l’être prend eau, quand l’âme s’affole, il reste ces défenses pour résister et «… Réaménager son expérience au monde et son expérience du monde.» (p.27)
Danielle Fournier ne peut pousser plus loin le questionnement et la franchise. Un témoignage saisissant, un texte d’une vérité que l’on rencontre peu souvent sur sa route de lecteur. Une musique qui s’oublie difficilement. On traverse ces chants en caressant chaque phrase qui se retourne, devient une sentence qui s’impose et palpite hors du texte.
«Je suis vivante et ne comprends pas comment il se fait que je le sois encore, que je puisse rester debout, balayée par les vents intérieurs et les courants isolés tenus au plus près de la poitrine.» (p.145)

«Le chant unifié» de Danielle Fournier est paru aux Éditions Leméac.