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samedi 15 avril 2006

Pas capable de rester en place un moment

Serge Patrice Thibodeau «ne semble pas capable de rester en place», vivant entre deux aéroports, deux pays et toutes les destinations imaginables. Ce poète, originaire de Rivière-Verte au Nouveau-Brusnwick, on le comprendra, ne refuse aucun embarquement.
«Lieux cachés» regroupe des récits publiés au cours des années, dans Le Sabord notamment. C’est ce qui explique la forme courte de ces récits. Jamais plus de quelques pages.
Il a vu Beyrouth, Israël, la Palestine et le racisme, Prague qu’il affectionne. Amsterdam aussi, Londres, Mexico et les environs. Montréal, la Provence et Rivière-Verte où vivent ses parents. Il nous entraîne ainsi dans le village de Santa Catarina Loxicha, un monde hors des routes du Mexique. Il fera le détour par le pays de ses ancêtres, Marans dans le Poitou. Le poète voulait voir d’où est parti son aïeul Pierre qui a tout abandonné pour s’installer en terre sauvage d’Amérique. Le voyage peut aussi devenir une plongée dans le temps.

Rencontres

Des profils d’écrivains surgissent ici et là. Thibodeau aime les sons que les écrivains portent comme s’ils étaient les seuls à «entendre leur pays». Il s’attarde à la musique, aux rencontres uniques et à des spectacles inoubliables pour le mélomane qu’il est. Villes aussi qu’il sent vibrer et palpiter.
«Le printemps de Prague a ses sautes d’humeur. Les couleurs du ciel passent brusquement du violet au noir, du gris à l’orangé. Des rafales de pluie durent quelques instants, puis le beau temps revient, le soleil réchauffe le visage. Je profite de l’après-midi pour me rendre à Smichov en tramway. Je n’ai pas mis les pieds dans ce quartier depuis 1990. Les façades écaillées, mornes et ternes, ont été ravalées, de nombreux commerces, multicolores flanquent maintenant les rues populeuses.» (p.48)
Surface

Le lecteur perçoit des odeurs, des couleurs et se heurte souvent à des ombres. Des portraits sympathiques qui tiennent de l’esquisse et du croquis. Je me suis un peu essoufflé pourtant à bondir ainsi d’une année à l’autre, à franchir toutes les frontières. Il devient difficile de «voir» ces pays brossés à grands coups de spatule.
Dommage! J’aurais aimé prolonger un peu les escales, m’attarder dans ces pays pour entendre et voir les gens. À lire ainsi cette valse à mille départs, on est pris de vertige. Tout comme l’écriture qui se relâche souvent, hélas. Une réécriture aurait permis de pousser plus loin ces textes sympathiques. Serge Patrice Thibodeau est demeuré trop près des chroniques et de la revue.

«Lieux cachés»  de Serge Patrice Thibodeau est paru aux Éditions Perce-Neige.

jeudi 13 avril 2006

Victor-Lévy Beaulieu: Dr Jekyll et Mr Hyde

Victor-Lévy Beaulieu, en près de trente ans d’écriture, a publié au moins deux livres par année. Romans, essais, théâtre, récits et poésie, mon ami Victor-Lévy touche à tout sans compter les dizaines de milliers de pages pour la télévision. Ses téléromans «L’Héritage» et «Bouscotte» sont devenus des références.
J’ai longtemps repoussé la lecture de «Je m’ennuie de Michèle Viroly» paru en février 2005. J’hésitais à plonger dans «la veine noire de la destinée» de l’écrivain de Trois-Pistoles. Son héros, Bowling Jack, a subi une fracture du crâne dans un accident de voiture. Invalide et délirant, entre deux crises d’épilepsie, il se gave d’émissions de télévision, côtoie sa sœur et son entraîneur du temps où il était champion de quilles. Une autre des passions de Victor-Lévy. Bowling Jack confond réalité et fantasmes.
Victor-Lévy l’a souvent répété, l’écrivain doit pouvoir dire et exprimer tout ce que l’on dissimule dans nos sociétés.  Avec pareil regard, la cloison est mince entre le retenu et le défoulement. Victor-Lévy s’aventure souvent sur cette démarcation en basculant d’un côté comme de l’autre. Voilà peut-être une façon de s’orienter dans cette œuvre gigantesque et touffue.

Dr Jekyll et Mr Hyde

Heureusement, dans plusieurs de ses livres, Victor-Lévy se laisse emporter par ses modèles d’écriture. «Dr Ferron», «Monsieur Melville», «Monsieur de Voltaire» ou «Jack Kérouac» sont des œuvres lumineuses où il montre son côté Dr Jekyll.
D’autres romans se vautrent dans la hargne et la méchanceté. Nous pataugeons alors dans «Don Quichotte de la Démanche», «Oh Miami Miami Miami» ou «Steven le Hérault». «Je m’ennuie de Michèle Viroly» pousse le lecteur dans l’étang fangeux de Victor-Lévy. Mr Hyde s’en donne à cœur joie, souille tout ce qu’il effleure dans ses pérégrinations.
«je suis naissu une journée que les américains sont pas allés dessus la lune, ni les rustres, ni les raéliens – je suis naissu un jour d’hui qu’un cadenas avait été mis dessus pour qu’il s’y passe rien…» (p.12)
Une sorte de fascination pour l’abjection qui donne envie de refermer ce livre qui bascule en bas de la ceinture. Bowling Jack est un être répugnant qui a réussi à violer sa sœur et mobilise toute la population contre lui. Victor-Lévy en fait un frère de Candide de Voltaire dans sa présentation. L’analogie est un peu osée. Candide avait un côté «saint» que Bowling Jack n’approche jamais.
«… que déferais-je pas pour la grosse bouche de michel jasmin, les lèvres hystériques de claire lamarche, la langue sale d’andré arthur, les dents de chèvre du docteur mailloux, la luette proéminente et cloridienne de jean-luc mongrain, la caverne d’ali-baba de dagobert gilet, la tête heureuse de paul arcand et la grosse main poilée de claude charron, mes héros de bandes télévisées, si pourvus de séduction ducale, frères et sœurs en christ tout le temps, dans l’aura maternelle de michèle richard déféquant en public, pour son public, avec grande publicité, digne du gémeau de l’immortelle à redessiner en forme d’étron sur fond d’écran géant!» (p.112)
Victor-Lévy multiplie les grimaces d’écriture et prend plaisir à se caricaturer. Le correcteur de mon ordinateur vire fou quand je cite une de ses phrases. Mr Hyde jubile, se complaît dans les excréments, la saleté, la haine et le mépris.

Épreuve

Le fidèle de Victor-Lévy, et j’en suis, doit renoncer à ses convictions pour parcourir cette coulée de 250 pages. C’est cru, vulgaire, macho et venimeux.
Ce n’est pas ce que j’aime chez Beaulieu. Je préfère son côté lumineux et solaire. Il devient unique dans sa manière de dire et de faire alors. Le tome II de «L’Héritage» est peut-être le plus bel ouvrage que j’ai lu sur l’hiver québécois. C’est ce côté étincelant qui en fait un écrivain unique et mythique. Heureusement, il y a une embellie du côté du «Bleu du ciel» paru à l’automne. Le diable s’est payé un bal dans «Michèle Viroly». Je crois que le public aurait oublié Victor-Lévy depuis fort longtemps s’il n’y avait que le profil de Mr Hyde chez lui.

«Je m’ennuie de Michèle Viroly» et «Le bleu du ciel» de Victor-Lévy Beaulieu sont parus aux Éditions Trois-Pistoles.

mercredi 12 avril 2006

Quand le plumage masque la maigreur du propos

Dans «Contes de braises et de frimas», Sylvain Rivière ramène les quêteux, les vagabonds qui sèment la parole et les histoires à dormir debout. Des personnages très nombreux dans son théâtre et dont le verbe est la seule richesse. Une entreprise de souvenance qui peut s’avérer fort sympathique.
Les femmes et les hommes de ces contes prédisent les tempêtes, apprennent à voler, forniquent comme ils respirent, cherchent un filon de pays et se transforment plus ou moins en véritable mythe.
Malheureusement, ces contes sont portés par une parodie de langue gaspésienne, une poutine plus ou moins indigeste. Certains ont déjà sorti l’encensoir en parlant de la langue forte et épicée de Sylvain Rivière. Voyons voir…
«À chaque fois, bien inutilement d’ailleurs, monseigneur Roy y allait d’un prône à son égard, question dans un premier temps de conserver son poste face aux autorités archevêchiennes de Gaspé, de voir protéger, dans un second temps, la vertu des filles-fleurs du pays, ces femmes-bonbons sucrées à souhait et collantes à l’excès, ne demandant qu’à fouler le foin aux tasseries des fanis orgasmiens d’un coup de rein bien placé, fleurant bon le mortel péché et le jus de cerises frelaté pour la circonstance, de petites vites en passage de sapin dans la diagonale de la fêlure de l’œuf cosmique en plein jour de fin de mois on ne peut plus critique.» (p.44-45) 
J’avoue, ce verbiage étourdit pour ne pas dire autre chose avec ses effets de jambes et un racolage un peu grossier. Des histoires de cul épicées d’un certain nationalisme, d’une ébauche de pays qui s’aplatit sous les charges langagières du conteur. Un peu triste et dépassé.

«Contes de braises et de frimas» de Sylvain Rivière est paru aux Éditions Humanitas.

jeudi 6 avril 2006

Jocelyne Saucier permet de connaître l'Abitibi

Jocelyne Saucier est une écrivaine fort discrète. Je l’ai croisée à Montréal et elle est venue à Jonquière alors que l’Abitibi était à l’honneur au salon du livre. Suzanne Jacob, Louise Desjardins et elles tentaient de cerner l’écriture de l’Abitibi. Elle nous offrait «Les héritiers de la mine», un roman formidable. Cette discrétion ne l’a pas empêchée d’être sur la liste de ceux qui frappaient à la porte des prix du Gouverneur général et France-Québec en 1997 avec «La vie comme une image», son premier livre.
Je n’ai cessé de parler des «Héritiers de la mine» depuis. En 2000, au Salon du livre de Montréal, je négligeais mes «plus belles années» pour m’attarder dans cette famille qui gravite autour d’une mine abandonnée dans un coin perdu de l’Abitibi. Les vingt et un enfants de la tribu Cardinal terrorisent un village, chassent tout le monde et évoquent l’Âge d’or. Un roman marquant!
Six ans plus tard, Jocelyne Saucier nous ramène à Rouyn, à l’époque où cette ville accueille Ukrainiens, Italiens, Polonais, Chinois et Finlandais. Ces immigrants tentent de réinventer le monde, le pays abandonné qu’on oublie difficilement. Un territoire neuf où tous les excès peuvent germer. Les militants gardent un œil sur Moscou, sillonnent une région aussi vaste qu’un pays, se précipitent quand les grèves éclatent. Tous rêvent du «Grand soir».
Jeanne Corbin est jeune, belle et intelligente. Elle est membre du Parti communiste canadien, vit sur les routes, grimpe sur les tribunes et harangue les travailleurs.
En 1933, elle est à Rouyn. Un journaliste, le père de la narratrice de «Jeanne sur les routes», entend son discours. Il est touché par la grâce et devient un apôtre du communisme. Des grèves éclatent chez les bûcherons et les mineurs. Elles sont sauvagement réprimées.
Jeanne est emprisonnée. Rouyn alors est une ville rouge où des milliers de camarades s’agitent. Le fameux discours du 9 décembre devient la Bible des trois petites filles du journaliste qui en apprennent chaque mot comme les commandements du petit catéchiste. Elles jouent et répètent ce drame où le capitalisme et Jeanne la rouge se heurtent.
«Jeanne Corbin est entrée dans nos vies le 9 décembre 1933. Elle arrivait de Timmins, une ville minière du nord-est ontarien où le comité central l’avait détachée un an auparavant. Elle n’était pas en disgrâce, bien au contraire, le quatrième district du parti, qui comprenait l’Abitibi et le Nouvel-Ontario, était un des noyaux communistes les plus actifs du pays. Elle y occupait le poste de secrétaire de la Ligue de défense ouvrière tout en gardant la responsabilité de la presse communiste francophone.» (p.27)
Jeanne Corbin meurt de la tuberculose, devient l’icône, la femme que ce journaliste ne cessera d’idolâtrer même si le discours ne passe plus.

Dure réalité

Un roman d’amour, de foi et de militantisme, de rancunes et de rages qui broient les êtres; de générosité et d’abnégation aussi avec le géant Vaara, un militant finlandais et tenancier de tripots, qui empêche la famille du journaliste de crever de faim. Les idées nourrissent bien mal.
Une époque fabuleuse que Jocelyne Saucier ressuscite. On idolâtre Jésus aussi bien que Staline à Rouyn, dans les années 30. «Jeanne sur les routes» nous plonge dans cette époque où des militants sacrifiaient tout à la cause.
Une histoire humaine qui rappelle des luttes et des combats en ces temps où le cynisme est de bon ton. Jocelyne Saucier montre que le Québec d’alors n’était pas ce troupeau tranquille qui courbait l’échine devant le regard des curés. Des hommes et des femmes militaient et pouvaient mourir pour leurs idées. Et plusieurs syndicalistes se souviendront des «camarades» qui infiltraient les syndicats et prônaient la lutte des classes dans les années 1970. Ils voulaient réinventer le travail et les façons de vivre. «Le capital» de Karl Marx remplaçait alors la Bible de Jérusalem. Ce roman redonne vie à ces croyants qui ont contribué à changer le Québec. Il y a là matière à un film fascinant, mais qui osera s’y frotter à l’ère de «Loft Story».

«Jeanne sur les routes» de Jocelyne Saucier est publié chez XYZ Éditeur.
http://www.editionsxyz.com/catalogue/368.html

mardi 28 mars 2006

Louis Hamelin explore les pays du Québec

Louis Hamelin est de cette génération d’écrivains apparue dans les années 80. Des jeunes un peu baveux qui secouaient le monde avec vigueur et originalité. Certains sont disparus ou presque. Christian Mistral, par exemple, est devenu plus gros que ses romans en se prenant pour l’un de ses héros. L’aventure l’a presque tué.
«La Rage», un prix du Gouverneur général à son premier envoi, montrait les couleurs de Louis Hamelin. Son héros, Mallarmé, lutte contre la construction d’un aéroport international à Mirabel. Une résistance au pouvoir politique et à ces manoeuvres qui ont ravagé un paradis agricole. On connaît la suite et le gâchis de cette décision de Pierre Elliott Trudeau. C’était déjà là une orientation pour ce jeune écrivain. Lutter et résister.

Romans forts

Louis Hamelin s’intéresse aux grands vents fous, aux secousses telluriques et aux frémissements sociaux. Ses romans emportent le lecteur dans un espace aussi vaste que l’Amérique. Ses héros arpentent les savanes et les forêts, se débattent avec les mouches et ne fréquentent guère les cafés branchés du Plateau Mont-Royal.
Et pendant que l’on ergotait, dans le milieu littéraire montréalais, de la nécessité de faire une littérature urbaine, Hamelin allait s’installer en Abitibi et explorait le Québec profond avec «Betsie La Rousse» et surtout «Cowboy». Dans ce roman, il me ramenait dans le milieu forestier. J’étais un peu jaloux parce qu’il explorait mon univers avec une maîtrise parfaite.
Il a peut-être fait un faux-pas avec «Le soleil des gouffres», une idée de roman formidable qu’il a publié avant de «le rendre dans ses grosseurs» comme dit l’ami Victor-Lévy.
Dans «Sauvages», il entraîne le lecteur en Abitibi, à Montréal, Ville Jacques-Cartier et La Mauricie. Trouvez-en des écrivains qui font le détour par Chibougamau ou une réserve autochtone pour discuter de James Joyce. Il traverse les zones de coupes forestières et emprunte des autoroutes que l’on ne retrouve pas sur les cartes. Ses héros sont des paumés, des maganés, des écrivains et des journalistes parfois. Ils dissimulent des blessures à l’âme qui les font se recroqueviller dans ces territoires peu fréquentés pour tenter de guérir. Ils travaillent comme planteurs, débroussailleurs, dans un lieu où dansent les abatteuses qui pèlent la forêt comme une orange.
«Les coupes ouvrent de profondes brèches dans la forêt de chaque côté du chemin de halage bordé d’andains et de troncs fraîchement abattus et empilés formant deux murs odorants entre lesquels ils avancent maintenant au ralenti. À plusieurs endroits, la forêt a complètement disparu, reculée jusqu’à une lointaine lisière vert sombre en deçà de laquelle ne subsiste qu’un sol bouleversé et glabre… » (p.235)
Toujours cette force sauvage qui fait mal et épuise. Ça sent souvent le sapin, la crasse, les effluves des scies mécaniques et la transpiration. C’est solide, dur, costaud et émouvant. Une langue forte qui s’enracine dans ce pays de lacs et de montagnes. Hamelin est un ethnologue à sa manière.

Continuité

«Sauvages», sa dernière parution, ne décevra pas ceux qui ont suivi cet auteur important qui fréquente les éclopés de la mondialisation et de la performance à tout prix. Cet écrivain se salit les bottes dans la terre noire et ses ouvrages font oublier les discours formatés de ceux qui débattent du privé et du public, de la dette et de la privatisation de la SAQ. Il est là où les éclopés du libre-échange et d’une certaine lucidé luttent pour la survie.
Non, Louis Hamelin ne passe pas souvent à la télévision mais c’est un grand écrivain.

«Sauvages» de Louis Hamelin est paru aux Éditions du Boréal.

mercredi 21 décembre 2005

Yvon LeBlond possède un regard singulier

Depuis plusieurs semaines, le roman d’Yvon LeBlond trône sur ma pile de nouveautés. Et, avec le temps, la nouvelle parution se retrouve sous des dizaines de titres. «Dernier couloir à gauche» a été lancé quelque part en septembre. Un roman plutôt court, des chapitres numérotés dans le désordre, une fantaisie amusante.
Yvon LeBlond plonge le lecteur dans une intrigue qui étonne et pique la curiosité. Très rapidement, un monde particulier se dessine. Gabriel est embauché comme gardien et il doit arpenter des couloirs, jamais le même, effectuer des rondes sans revenir sur ses pas. Comme par magie, il se retrouve au poste de garde à tous les soirs. Tous les parcours le ramènent à ce lieu de vie.
Dans cet appartement tapissé d’écrans, le surveillant a tout ce qu’il désire. Les livres et les disques qu’il aime sont là. On le tient en alerte avec des émissions à la télévision et des journaux qui changent de langue à tous les jours.
Il vit dans un labyrinthe qui se modifie selon les excursions, les parcours empruntés, les destinations qui ne mènent nulle part. Les couloirs montent, descendent, se transforment en passages étroits où il a du mal à se glisser. Un monde étrange où le fantasme permet de survivre. Jamais il ne rencontre ses semblables, sauf cette Madeleine qui devient sa compagne.

Cynisme

Yvon LeBlond est capable d’un humour mordant et d’un cynisme dérangeant. Il nous l’a démontré dans certaines de ses nouvelles de «Un lac, un fjord, un fleuve». Il renoue avec le genre dans cet univers inquiétant que l’on dirait esquissé par Kafka.
Après un certain temps, Gabriel vit avec Madeleine qui se nourrit de poèmes et de livres quand il doit écouler les vacances qui s’accumulent. Un fantasme, une muse, une compagne soumise, un personnage purement littéraire.
Le héros devient rapidement un mésadapté avec ce métier étrange. Il éprouve de plus en plus de mal à se retrouver dans la ville et à mener une vie que l’on pourrait qualifier de normale après ses séjours dans ce dédale. Comment séparer le fantasme de la réalité?
«Un long moment, Gabriel se plante devant la large fenêtre du salon. Fasciné, il aimerait voir l’immense pointillée par des flocons de neige. Immobile, il attend. Il n’a pas sommeil. Le rêve qu’il souhaite, il le veut réel. Mais la neige ne vient pas. Le ciel s’est éclairci.» (p.41)

Fascination

Où cette vie va mener Gabriel et pourra-t-il échapper à l’étau qui se resserre? Après des vacances prolongées, après une vie presque, un voyage de plusieurs semaines en taxi, notre gardien prend la grande décision. Il va quitter ce travail absurde. Le monde du travail fait oublier la vie, la nature, la beauté des pierres qui recèlent l’histoire des humains. Une aventure qui n’a pas lieu avec Germaine, des déplacements qui étourdissent mais qui permettent le grand saut.
«À tout moment, reviennent, comme sur un mur de granit qui longe l’asphalte, des profils de personnes, de visages ou même des fronts, parfois. Une chose le frappe : des profils amérindiens. Front haut dirigé vers l’arrière, nez busqué et lèvres pulpeuses.» (p.101)
Le moment fort de ce voyage au pays des routes, ce périple qui permet de retrouver l’air libre et d’échapper au Minotaure.

Écriture

Mais que dire devant les «perles» qui tapissent le roman d’Yvon LeBlond? «Jamais la noirceur de son regard fermé n’a été aussi claire.» «Le présent s’y bat continuellement avec le devenir.» «Il se sent les yeux rudes, comme si ses paupières les grattaient en battant. Pour avancer avec plus de sûreté, il regarde ses pieds.» «Il entreprend l’exploration de sa noirceur pour l’éclairer.» «Encore une fois, leurs yeux se rencontrent et échangent un sourire.» «Elle semble s’ouvrir et le cœur de Gabriel s’étreint.» On pourrait continuer la cueillette. «Cette vibration, on ne peut qu’entrer dans son cycle.»
M. LeBlond possédait un excellent sujet qui lui permettait de bousculer le lecteur dans ses habitudes et ses certitudes mais l’écriture devient un obstacle qui hérisse. C’est peut-être cela l’absurdité du roman…

«Dernier couloir à gauche» d’Yvon LeBlond est paru aux Éditions Presses Inter Universitaires.
http://www.sagamie.org/apes/yvon.leblond/fiche-YvonLeBlond.html

jeudi 15 décembre 2005

Robert Lalonde et les sources de l'écriture

«En ce temps-là, on pouvait encore ouvrir les fenêtres des autobus» (p.9). Tout commence comme un conte, avec cette phrase qui découpe l’espace entre le temps du narrateur et du récit. On apprendra plus loin que l’enfant de l’autobus a treize ans. «Je respirais le vent d’automne, le parfum puissant des feuilles sous la pluie. J’avais sorti la tête et respirais, sans penser à rien.» (p.9)
Voici le monde d’un jeune garçon effarouché qui refuse toutes les balises. Le lecteur trouve dans «Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure?» les germes qui feront de Robert Lalonde un écrivain exceptionnel, un comédien et l’homme unique qu’il est. La genèse aussi d’une œuvre romanesque remarquable qu’il impose depuis plus de vingt ans. Encore et toujours un très grand bonheur de lecture.
J’ai lu le dernier Robert Lalonde. C’était en octobre, les feuillus s’épouillaient et il était difficile de croire à l’hiver. Maintenant, l’envie me prend de relire ce roman, d’en soupeser chaque page pour en déguster les phrases et les images.

Le roman

Tout le roman de Robet Lalonde passe dans cette première scène. L’enfant à genoux sur le siège de l’autobus, la tête à l’extérieur pour s’échapper et plonger dans un automne qui secrète toutes les ivresses. Il cherche à fuir, mais demeure prisonnier. Le narrateur a beau échafauder des mondes dans sa tête, être ballotté entre les jours d’enfermements et les congés, il reste amputé de son enfance. Le pays qui grise et saoule, l’enfant de l’autobus l’a perdu. On l’a sevré de «ses trois pins», du museau amoureux de son chien en l’envoyant au collège. L’autobus le ramène à la maison, mais le parcours est inutile. Il est coupé à jamais de cette enfance.
Comment vivre quand on étouffe dans son corps?
«Je ne suis jamais là où je suis. Je ne pourrais pas, je deviendrais fou. De temps à autre, je m’ébroue, me secoue. J’attrape un mot lâché par le professeur, une image dans mon manuel d’histoire, des simagrées sur le tableau noir, un assourdissant accord d’orgue et je tente, avec ça, de revenir dans la classe, à la chapelle, avec les autres. Mais ça ne dure pas.» (p.36)

La survie

La révolte de l’adolescence, la mort aussi, comme seul un enfant peut la sentir. L’angoisse de la poussée vers le monde adulte peut-être et cette volonté de se «préserver» comme son grand-père l’a fait. Un grand-père qui, dans son journal, a tout dit. Heureusement, il y a l’amitié un peu trouble de Jean-Pierre, son alter ego et Nelson qui l’accompagnera au pays des ombres. On pourrait bifurquer ici du côté du «Grand Meaulnes» d’Alain Fournier. Il y a des similitudes.
Des évasions, des rêves, la survie en noircissant des bouts de papier chiffonnés au fond des poches, des messages qui permettront, peut-être, comme le Petit Poucet, de refaire le chemin à l’endroit ou à l’envers. Il y aura des éclaircies avec «La Flore laurentienne» du frère Marie-Victorin et la musique de Jean-Sébastien Bach. Heureusement!
Le jeune Robert vit son calvaire et une sorte d’illumination qui le pousse à deux doigts de la mort.
«J’étais monté jusqu’au soleil. Il se levait sur les toits. Il allumait la hauteur des arbres, il dominait la ville et je la surpassais avec lui. Le monde était si grand, si clair. Je l’avais cru petit et noir. C’était que j’étais tout en bas, le nez collé aux choses, aux livres, aux gars, aux murs, à mon chagrin. Ce n’était pas une vie.» (p.155)
Quand le grand garçon réchappé de l’enfance grimpe dans la boîte du camion de son oncle, à la fin, il est dorénavant de l’autre côté de la vitre. Il a survécu, mais il est aussi plus étranger que jamais.
«Le vent me fouettait le visage, les épaules, les bras. Le vent m’échevelait, m’assourdissait, me remplissait les yeux de bonnes larmes fraîches. C’était bon. C’était fini. Ça commençait.» (p.157)

«Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure?» de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal.

Sergio Kokis force le lecteur à choisir

La gare est réédité chez Lévesque Éditeur
«La gare» de Sergio Kokis nous plonge dans une fable qui aspire le lecteur. Impossible de s'échapper après en avoir amorcé la lecture. Un véritable thriller. L'étau se resserre autour d'Adrian Traum, le personnage qui nous plonge dans un monde peu rassurant. Du très bon Sergio Kokis.
Dans un milieu souvent hostile, les héros de Sergio Kokis doivent se questionner. Toute tricherie est impossible. Plus rien ne tient et les masques tombent.
Adrian Traum n'a guère le choix. Le fait qu'il soit ingénieur, cadre dans l'usine de son beau-père n'aide en rien. Distraitement, peut-être poussé par un désir inavoué, il descend dans une gare perdue au milieu de la steppe et oublie de repartir. À Vokzal, les trains ne viennent plus. Traum se retrouve au milieu du monde avec un chef de gare qui n'aime pas être perturbé. Il lui faut marcher jusqu'au prochain village où quelques familles vivent de l'élevage du mouton. Ils n'attendent aucun visiteur et jamais personne ne quitte le village. Une société scellée, méfiante devant l'étranger et tout ce qui perturbe l'ordre.
«Adrian se sentait bien mal à l'aise puisqu'il percevait distinctement les regards que les gens alentour jetaient à la sauvette dans sa direction, comme s'ils surveillaient ses réactions.» (p.62)

Justification

Adrian doit répéter son histoire. Les villageois se méfient. Personne ne croit à sa version des faits. Constamment, il est forcé de se justifier face à Otto, le chef de police, ou Mathias l'aubergiste et maire de la commune.
Il attend, répète que sa famille va venir le chercher mais la fameuse voiture ne surgit jamais. Que faire? S'abandonner aux charmes de Maria et aux attentions de la vieille Mila? Se réfugier en marge du monde...
Peu à peu, il abandonne les habits du citadin qu'il est, se glisse dans les vêtements du fils Joseph, le fils idolâtré de Mila.
«Adrian se résigna ainsi à porter les godillots militaires que Maria avait gardés du temps du soldat déserteur. Même s'ils étaient beaucoup plus confortables et convenables pour la campagne, ils provoquaient chez lui un sentiment désagréable, comme s'ils représentaient la perte définitive de son identité citadine.» (p.133)

La réalité

Peu à peu, avec Maria que tous les mâles possèdent au village, selon des règles immuables, Adrian Traum ouvre les yeux. À Vokzal, tous sont capables de tuer pour préserver leur tranquillité et protéger des secrets. Ils ont tué Joseph, le fils de Mila qui devenait dangereux et le soldat déserteur.
Maria est la femme que tous les mâles se partagent selon la loi du troupeau.
«Tu ne peux pas t'imaginer ce qui se passe derrière les portes des maisons de ce village isolé du monde. C'est une vie sauvage, qui ressemble à celle des étables et des enclos. Le jour, tout a l'air paisible, mais les nuits sont remplies de violence et de gémissements. De cris de plaisir aussi, pourquoi pas?» (p. 201)
Restera-t-il à Vokzal comme Théodor, le passionné d'échec, qui n'est jamais reparti?

Les choix

Adrian retrouve ses instincts, son assurance et choisira de partir après avoir discuté avec le chef de gare, le vieux Cyrille, un sage à sa manière.
Une histoire banale mais ce qui importe, c'est la quête, les questions qui forcent Adrian à faire le tri dans sa vie. Est-il ce qu'il est ou seulement le prisonnier de certaines conventions? Peu à peu il assume sa vie, la liberté, la vérité en tournant le dos au monde ancien.
«Pour la première fois depuis très longtemps, Adrian se sentit entièrement libre et confiant, car il allait seul vers une véritable aventure, au risque de sa vie et sans devoir en rendre compte à qui que ce soit.» (p. 210)

«La gare» de Sergio Kokis est paru chez XYZ Éditeur.

Jean O’Neil continue son exploration du Québec

Jean O’Neil, depuis des années, sillonne le Québec, raconte ses périples, esquisse des portraits d’hommes et de femmes. Cette fois, il nous entraîne au Témiscaminque et en Abitibi.
Un pays tout neuf comme on dit, un pays sans frontières qui a servi de déversoir «lors du retour à la terre». Rapidement, cet espace de lacs et de forêts d’épinettes, est devenue un Klondike. L’or et les métaux ont tout changé. L’Abitibi devenant le lieu où il était facile de s’enrichir en claquant des doigts. Du moins on le répétait!
O’Neil plonge dans ce pays mal connu, invente Mélodie qui devient muse, fantasme et guide. Même Champlain est du voyage.

Topographie

Intéressant d’apprendre qu’Eugène Rouillard a baptisé ce territoire du nom des officiers de Montcalm. Il était président de la Commission de géographie et responsable de la toponymie au Québec au moment de la colonisation.
«Quelques noms des cantons de ces braves? Du régiment de la Reine, Des Méloizes, Roquemaure, Hébcourt, Montbray, Dasserat; du régiment de la Sarre, Palmarolle, Duparquet, Duprat, Beauchastel; du Royal-Roussillon, Chazel, Poularies… » (p.35)
Des rencontres avec Michel Pageau, celui qui chante avec les loups. Il est devenu un héros après le passage de la télévision. Anne-Marie Larimée a inventé l’école à Saint-Clément-de-Beaudry et une foule de gens qui jurent que tout est possible dans ce pays. Même le cardinal Marc Ouellet a joué au hockey en Abitibi.
O’Neil décrit ce pays de façon attendrissante quand il se laisse porter par la Harricana ou «la forêt enchantée» de Ville-Marie que j’ai eu le plaisir de visiter.
«Dans les eaux dormantes des fossés qui bordent les routes du Québec fleurit d’abord la salicaire, rouge, un peu moins que le sang, mais rouge à grandeur des chemins d’été qu’elle accompagne. Plus on avance vers le Nord toutefois, plus la salicaire cède sa place à l’épilobe, qui fleurit entre les jambes de l’orignal, qui fleurit rose tirant sur le violet dans une espèce de magenta qui décore tout un morceau de pays.» (p.105)
Des explorateurs, des inventeurs, des hommes et des femmes qui aiment ce pays et en parlent d’abondance. Des rencontres avec des joueurs de hockey, des politiciens, des curés, un évêque et qui encore?  Les originaux ne manquent pas.
Mais pourquoi Jean O’Neil ne mentionne jamais les écrivains qui décrivent ce pays sauvage et envoûtant? Jeanne-Mance Delisle, Jocelyne Saucier, Louise Desjardins, Susanne Jacob, Pierre Yergeau, Lise Bissonnette et Raoul Duguay sont aussi intéressants que Réal Caouette et Jacques Laperrière...
Encore une fois O’Neil manque de tonus. Mais certainement le récit le plus réussi… dans le genre O’Neil. Autant son écriture s’élève en épiphanies, autant elle devient anodine dans la page suivante.

«Mon beau Far West» de Jean O’Neil est paru aux Éditions Libre Expression.

Brisebois questionne et dérange le lecteur


Patrice Brisebois signe un quatrième ouvrage en cinq ans. Isidore Malenfant, le narrateur, est écrivain. Dans ce patronyme, il y a «mal» et «enfant». La source première du mal réside peut-être dans l’enfance si souvent explorée dans les terrains d’écriture.
Isidore a publié deux livres mais écrire reste un acte de dernier recours et de désespérance. Comme le suicide, le geste ultime. «J’attends jusqu’à la dernière minute», écrit-il. Un travail qu’il m’éprise plus ou moins. À la dérive comme un écrivain écarté entre deux livres, Malenfant se partage entre Marylin et July, son ancienne compagne qu’il croise de temps en temps pour des ébats corporels.
Le personnage de Brisebois dérape en ne réussissant jamais à s’accrocher. Il se soûle avec des amis, baise ici et là, s’enfonce tout autant dans sa fiction qui s’étiole que dans ses journées dont il perd le contrôle. L’écriture et sa propre vie s’entremêlent en une danse plutôt étrange. Il tourne, poursuivit par la voix de sa petite sœur Jane morte alors qu’elle était fillette. La vie se déroule à l’envers, le texte s’effiloche sur la page, laisse de grands trous qui aspirent tout. Comme si l’écrit était à la fois sujet et objet. Le roman en chantier basculant dans le récit et vice versa.

Un tout

Tout finit par s’amalgamer, l’enfance, la petite Jane qui impose sa présence, la vie présente et les amours de chat de ruelle. Il est avalé par ce temps où il était un petit garçon égaré entre un père qui «arrangeait» les cadavres et une mère qui se débattait dans sa folie.
«Quand j’étais petit, je passais mon temps à jouer avec le feu, à faire brûler les manches de mes chandails pour voir ce que ça ferait. Je ne prends pas au sérieux ma propre vie car je ne crois pas à ma propre mort. Je dirais bien que la vie et la mort sont rarement propres mais on m’accuserait de faire de l’esprit, ce qui n’est pas mon intention. C’est avec ça que je vis et que je grandis, l’esprit, et je veux garder ça que pour moi.» (p.27)
Une vie impossible, une vie rognée dès les premiers élans malgré l’amitié d’une jeune anglophone qui l’aide à refaire surface. Une vie de fantasmes et de violences où le réel et l’imaginaire s’attaquent. Comme si les époques d’Isidore s’affrontaient en lui et le déchiraient. Tout autant aspiré par la mort, le suicide que par la création qui peut aussi devenir une forme d’anéantissement.
Tout écrivain qu’il soit, Malenfant n’arrive pas à s’inventer un espace où la vie est supportable.
Un livre dur, un chant désespérant, un souffle puissant. Brisebois s’y révèle certainement l’un des bons élèves de ces «maîtres de désespoir» dont parle Nancy Huston dans son dernier ouvrage.
«Je vais vivre avec Marie-Jane. On va se marier à minuit un soir de pleine lune. On va faire des bébés pour qu’ils deviennent nos esclaves sexuels. Ils resteront enfermés jour et nuit, dans une cave sombre et humide, pour toujours. On va installer des pièges cruels devant notre demeure hantée. Elle va peindre des paysages cauchemardesques. Je vais continuer à écrire comme j’ai toujours écrit : à contrecœur et sans espoir. On ne va jamais mourir, nous sommes des vampires, des spectres, des banshees. Des enfants morts dans leur chair d’adultes. Et personne n’entendra notre chant.» (p.133)
Marie-Jane? Une femme où l’herbe que l’on connaît? Ou encore la petite sœur en allée? Et il y a également cette Marie-Jane rencontrée un soir de beuverie et d’orgie… Rien n’est simple chez Brisebois.
Voilà un écrivain sans pitié pour le lecteur. Il nous laisse, après une centaine de pages, dans un état d’hébétude, des nœuds plein la gorge.

«Chant pour enfants morts» de Patrick Brisebois est paru aux Éditions de l’Effet pourpre.

Quand la passion emporte tout

Voici un livre lumineux de par le sujet, les décors et l’écriture. Pan Bouyoucas nous entraîne dans l’île de Léros, en Grèce. Une religieuse, une vie de réclusion sur une montagne, tout près des racines du ciel. Elle accueille une postulante qui vient la surveiller. Une jeune nonne pleine d’idéalisme et d’intransigeance. Nicoletta, la sœur, a vécu dans le monde et s’intéresse à plein de choses malgré sa vie en marge des hommes et des femmes. Surtout qu’elle s’arrange plutôt bien avec les dogmes et les principes de l’Église. La jeune et la plus âgée s’installent dans la routine, hésitent entre les travaux et la contemplation d’une nature qui subjugue et écrase. Elles vivent au sommet de l’univers, à l’abri des passions et des turpitudes... Ce serait trop facile! Arrive un diacre, un peintre amoureux d’Anna dans une autre vie. Sœur Véroniki en religion s’appelait Anna autrefois. Voilà pour la compréhension.
Un être de feu que ce diacre, de passion, capable de boire toute la nuit et de se précipiter en bas des montagnes par amour. Il peint des icônes qui prendront peu à peu le visage de Nicoletta et d’Anna qui magnétise le regard des hommes.
«Car elle avait un visage racé aux traits si beaux qu’on oubliait, lorsqu’on la regardait, sa robe noire, emblème de sa solitude et de sa chasteté, et on se mettait à deviner le corps modelé en statue qu’elle devait cacher.» (p.17)

Triangle

Les trois côtés du triangle se replient et la passion pousse à la trahison et à l’aveuglement. Amours charnels mais aussi questionnement sur l’art et la peinture, la foi et les croyances. Des êtres broyés par un univers trop grand, un pays qui devient tout aussi important que les personnages. Le côté sombre de la nuit, les peurs, les refoulements se dressent devant la lumière aveuglante du jour, la chaleur qui écrase comme si le ciel devenait une grande main qui aplatit tout.
«Le soleil montait devant lui dans un ciel limpide. L’air sentait le thym, quelques cigales sciaient déjà l’air dans le feuillage des arbres, des insectes bourdonnaient, affamés, autour des fleurs. L’île entière, baignée dans la lumière douce du matin, semblait chanter la joie de vivre et rien ne laissait prévoir la visite agitée qui allait suivre, même s’il était un peu écœuré de devoir refaire une expérience dont il connaissait d’avance les résultats.»  (p.35)
Un roman d’atmosphères, une écriture ciselée et particulièrement maîtrisée. Le lecteur progresse dans ces pages comme s’il bondissait d’un petit tableau à un autre.
«Il lui restait une consolation : des trois personnes que le destin avait amenées à se croiser un jour dans cette forteresse, elle avait reçu le plus grand châtiment.» (p.107)
Pan Bouyoucas a écrit là un roman sans bavure. C’est peu dire. Pourquoi Anna? Il faudra lire.

«Anna pourquoi» de Pan Bouyoucas est paru aux Éditions Les Allusifs.