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jeudi 21 avril 2016

La grande aventure du vêtement avec Charles Sagalane

JE NE REGARDE PLUS ma garde-robe de la même façon depuis que j’ai lu 73 armoire aux costumes de Charles Sagalane. Le poète m’a fait comprendre que les vêtements ont une histoire, une origine et qu’ils ont marqué plusieurs moments de ma vie. Plus, les habits ont beau couvrir le moi, ils ont aussi un soi. Ce sont des artéfacts qui témoignent de ces instants qui font l’histoire d’une vie humaine. Dans ce cinquième recueil, le poète s’attarde à ses costumes comme il dit, ceux qui l’ont accompagné pendant un temps avant de rendre l’âme ou de finir au fond d’une valise, quand ce n’est pas dans une remise. Aborder le vêtement, c’est toucher l’histoire du monde, les migrations, les explorations et bien des guerres. La grande histoire du vêtement, mais aussi celle de l’individu et de ses proches. Des tenues pour les grandes circonstances ou encore pour le quotidien. Il y a aussi tous les uniformes qui marquent la fonction ou le rang social. Plus, les voyages permettent de découvrir des vêtements peu familiers, des textures et des couleurs qui étonnent.

L’idée peut sembler étrange, mais elle est fort intéressante. Charles Sagalane a décidé de faire un musée du moi, ou du soi qui passe par les costumes qui ont marqué sa vie. Il a même eu l’audace de présenter une exposition à Alma où différents uniformes étaient exposés. Des bottes de marche, un sarong rapporté de l’un de ses périples, des chemises et d’autres vêtements pour aller en forêt ou sous la pluie. Tout cela avec la rigueur qu’on lui connaît, sa façon de présenter le vêtement en s’inspirant des techniques muséales.
Et plus on fouine dans l’armoire de Sagalane, plus on trouve des directions à prendre. En fait, il aurait pu rédiger une véritable encyclopédie du moi. « On est nés nus » chante Damien Robitaille, mais, dès les premiers instants de sa vie, on nous passe des vêtements. Et ces tenues marqueront les grands virages de la vie, les déplacements, les aventures et les moments charnières.
Je pense aux couleurs que l’on assigne aux garçons et aux filles... Et combien de fois j’ai pesté contre les fameuses culottes courtes et les bas longs qui refoulaient même quand nous avions la prétention de nous aventurer vers le monde adulte. C’était notre tenue d’enfant. Personne n’y échappait.
Après, nous avons eu droit au pantalon long, signe que nous étions en bonne voie de devenir des hommes. Il y a eu l’incontournable blazer et le pantalon gris à l’École secondaire de Saint-Félicien. Et comment échapper à la cravate ? Les filles aussi avaient leur uniforme pour le couvent.
Ça fait sourire maintenant, mais dans mon enfance, il était mal vu de voir une fille en pantalon. Je me souviens d’un sermon du curé Gaudiose un dimanche. Il avait vu une fille traverser le village sur sa bicyclette. Une apparition, la rondeur d’un genou peut-être ou le début de la cuisse. La pauvre fille avait dû sentir les feux de l’enfer et du confessionnal. Surtout qu’elle pensait bien faire en portant sa jupe plissée.

PRÉSENTATION

Charles Sagalane a retenu quelques vêtements importants, certains objets comme la machine à coudre qui est indispensable à l’art de l’habillement. Il y a ce magnifique sarong qui faisait partie de son exposition d’Alma, des couleurs chatoyantes et un tissu bon pour les doigts.

J’ai réuni ces pièces d’outre-moi. Dans une boutique de Tawang où on propose aux touristes des drapeaux de prières et des chandelles, j’ai voulu me procurer l’une des robes pourpres et piquantes, d’un seul morceau, qui patientaient en vitrine. « C’est pour les bonzes, monsieur. » Mon insistance a fait qu’on m’a ouvert le présentoir, confié ce cylindre rugueux, montré comment l’enfiler et le nouer aux reins, avant de consentir à me le vendre. (p.39)

Le tout dans un espace limité dans le temps pour ne pas s’égarer. Le chiffre 73 permet au poète de rêver, de fantasmer, mais aussi de circonscrire son travail. Une année, un numéro, une époque, des odeurs et des musiques.
Le dossard 73 de Nadia Comanecci, l’athlète parfaite des Jeux olympiques de Montréal en 1976. Ou encore les habits de personnages de la télévision qui ont séduit l’enfant. Des accoutrements qui donnent une identité, collent à des héros. Sol et Franfreluche par exemple, Spiderman et son uniforme. Certains ont tellement personnalisé leur déguisement qu’il ne viendrait à l’idée de personne de les reprendre. Les habits des ordres religieux, les uniformes militaires. Qui oserait s’afficher avec la tenue d’un soldat nazi maintenant ?

FAMILLE

Des habits personnels, mais aussi ceux de sa famille qu’il évoque, ceux que l’on réservait pour le chalet ou la forêt. Les métiers des adultes sont souvent liés à un uniforme particulier. Le médecin ne s’habille pas comme un éboueur. Et le vêtement dans la littérature, dans certains textes, dans la poésie prend toute son importance. Toutes les avenues s’ouvrent.
J’ai tout de suite pensé aux voiles de Sheherazade ou encore celui qui efface le corps et le visage. On en a fait un enjeu aux dernières élections fédérales. Comment ne pas penser au fameux foulard de Zelda, la compagne de Scott Fitzgerald ? On pourrait s’égarer en fouinant dans les coffres bombés ou les garde-robes oubliées. Combien d’œuvres littéraires nous entraînent dans une penderie, un monde de douceur et d’odeurs, de glissements et de désirs ? Et des moments surgissent, des histoires de famille, d’hommes et de femmes disparus.

La mère de l’extrapetit est catégorique, c’est grand-maman qui t’avait cousu ça. Quand tu partais à Chambord, on te mettait quelques biscuits dedans, avec deux couches et une bouteille de lait. Elle confirme que l’extrapetit ne s’en servait plus en 73. Il y aurait long à dire sur cet objet dont la confection a eu lieu au 173 De Quen. (p.43)


Voilà un recueil un peu étrange qui permet de voyager dans l’univers de ce poète, de savoir où il est allé dans ses exils, de comprendre sa fascination pour les textures, les couleurs et aussi l’immense tendresse qui l’unit à son milieu et aux siens.
Ah ces bottes de mille lieux qui ont porté l’écrivain sur les routes du monde et fait en sorte qu’il mute dans sa façon de voir et de présenter les choses. Il y aurait bien à dire encore sur ces vêtements que l’on passe une seule fois. La robe de mariée et l’habit des noces. Je me souviens des dimanches et de ces vêtements pour la messe. Nous devenions autres dans ces uniformes qui faisaient de nous des enfants graves et sérieux. Des vêtements que nous devions enlever au retour pour ne pas les abîmer dans nos jeux.

y a-t-il du beau sans le vêtement ?
y-a-t-il du beau au premier fil ?
du beau que récolterait l’aiguille ?
Y a-t-il du beau pour qu’on le porte ? (p.125)

Un art qui se perd peut-être avec les usines où tout est formaté et fabriqué par des machines. La conquête du monde par le fameux jeans d’origine américaine est un bel exemple et a marqué toute une jeunesse et un certain esprit de contestation.
Charles Sagalane a dû faire de nombreux choix, parce que comme il l’a dit lors du lancement de l’ouvrage à Saguenay, ce projet aurait pu l’occuper toute la vie. Ce musée du moi reflète une époque, des manières de voir, d’agir, de vivre ses loisirs et d’affronter le quotidien, de rappeler des grands-parents, des oncles et des tantes. Le vêtement est un témoin qui permet de tisser l’histoire.
Et des moments, comme une broderie, un point recherché.

C’est un vêtement ample que déploie le silence. On ne sait si c’est lui qui nous enfile ou si on l’enfile. (p.25)

J’ai beaucoup aimé cet ouvrage. Je ne m’attarde pas souvent à la poésie parce que je trouve que le genre a perdu ses lettres de noblesse. Pourtant, il y eut une époque où j’étais un lecteur impénitent de poésie. Faut pas oublier que je suis entré en littérature avec L’octobre des Indiens, un recueil de poèmes. Maintenant, le texte poétique témoigne d’une émotion. Un éclair et puis un autre. Une pensée disparate et souvent hagarde. Plusieurs oublient que la poésie est une déconstruction de la pensée et du langage qui permet de s’avancer dans une autre dimension.
Charles Sagalane a un regard, une démarche et explore le monde que nous percevons par nos sens, en nous adaptant aux saisons ou en se déguisant de façon obligatoire pour exercer un métier. Il m’a poussé dans des directions et des moments importants de ma vie, des tournants même. Il fait prendre conscience de ces compagnons de route que l’on néglige souvent. L’armoire aux costumes nous pousse dans la vie, celle d’une famille, d’une époque et des moments qui font la grande histoire, celle que l’on veut emprisonner dans de gros livres.

73 armoire aux costumes de CHARLES SAGALANE est paru à LA PEUPLADE, 194 pages, 23,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : Tam-Tam de Pierre Gariépy publié chez XYZ Éditeur.

lundi 18 avril 2016

La vie est une belle fête pour Jacques Boulerice

Une version de cette
chronique est parue dans
Lettres québécoises,
printemps 2016, no 161
J'AIME LES ROMANS qui prennent leur distance avec le réel et les occupations de tous les jours, les textes qui plongent dans l’imaginaire et rendent possible tout ce que l’esprit humain peut concevoir et fantasmer. On dirait cependant que de plus en plus, la notion de vérité s’impose et qu'on a du mal à oublier leur quotidien. J’ai perdu nombre de lecteurs avec Le voyage d’Ulysse parce que j’ai voulu inventer une mémoire réelle et imaginaire à partir de L’odyssée d’Homère, le livre fondateur, la rencontre du merveilleux et de l’humain. Pourtant nous nageons dans la fiction à la télévision en rêvant d’être une Voix ou encore une vedette spontanée. Tous des Virtuoses en claquant des doigts. Pour Jacques Boulerice, la vie est une fête qui ne cesse de nous surprendre et ce jusqu’à la dernière extravagance, la plus flamboyante, celle qui consume le corps et l’esprit.

S’il y a des êtres malfaisants dans les contes et les légendes, et ils sont fort nombreux, il peut y avoir des âmes qui ne veulent que la joie et le plaisir. L’invention des fêtes est la principale occupation de Félibre et de la fée Joufflue, une femme qui ne pense qu’à aimer, qu’à vivre tous les moments de son existence en les goûtant comme des pépites de chocolat. Voici donc les éternels amoureux qui ne cessent de s’inventer des raisons pour s’effleurer et se reconnaître, s’aimer, se draper de grands rires en sachant qu’ils peuvent tout recommencer avec le jour et les poussées de la nuit. Je suis parce que tu es, pourrais-je dire en paraphrasant le grand William.
Mais attention, malgré les grands sourires, les caresses et les baisers, il y a la vie qui fait son chemin, les virages imprévus. Parce que vivre est une tragédie et épuiser tous les plaisirs, répandre le bonheur peut demander une certaine forme de trahison et d’infidélité. Félibre devra apprendre à vivre une liberté qui le bouscule et lui demande beaucoup d'efforts. La fée est insatiable et surtout elle a plusieurs vies en réserve. Il faut se lever de bonne heure comme on dit pour s'accorder à son pas.
J’ai dû abandonner mes repères pour savourer ces courts textes qui se succèdent comme ces dessins d’enfants que l’on colle sur la porte du réfrigérateur. Ils nous offrent un monde que nous connaissons, un regard, une simplicité, une fraîcheur qui touchent toutes les âmes sensibles. Des esquisses, des couleurs étonnantes pour traduire l’espoir, la douleur et le chagrin. Boulerice ne se prive de rien et possède un don pour les trouvailles langagières.

Avec les éclats tombés à leurs pieds, entre des dates et des mots dans le marbre, les amoureux ont ouvert sur place un calendrier de fêtes. C’est un calendrier perpétuel ou le retour de chaque jour offre une image fragile. Grandeur nature, elle demande aux amoureux une attention de tous les instants. Elle leur demande aussi de s’arracher aux beautés éphémères. (p.16)

S’il y a la vie, il y a aussi la mort, les chagrins et la maladie, la perte de soi et de l’autre, celui ou celle qui donne un ancrage à sa vie. Mais tout est plus facile quand on aime une fée qui possède la magie du rire perpétuel et le don de tout transformer en joie. Félibre suit même si on devine qu’il aurait tendance parfois à s’abandonner à une certaine mélancolie, une tristesse qui nous tombe dessus comme une bruine par un matin de juillet. Un état d'âme plus qu’une douleur, une façon d’être qui vous laisse alangui sans avoir l’énergie de secouer le jour. La fée est faite pour le soleil, le ciel bleu et les vents chauds qui emportent les danses et les musiques. Aller vers les autres, les regarder, leur parler et surtout prendre conscience que ce sont eux qui vous donnent la certitude d’exister et d'être heureux.

Il aimait serrer la main des gens, leur tenir le coude, les enlacer ou faire la bise aux plus chers pour s’assurer de leur existence tout autant que de la sienne. Cette façon d’être présent aux vivants palpables rachetait la superbe ignorance que son amoureuse affichait à leur égard, réservant ses salutations et ses tendresses à des êtres qui restaient invisibles. (p.87)

Comment ne pas sourire devant un carrousel à songes ou des boîtes à échos ? Tout est magie, invention avec cette femme-fée si généreuse de son corps. L’impression de m’avancer dans une sorte de bande dessinée où tout peut arriver d’un coup de crayon ou d’un regard. La certitude de prendre le bonheur à pleines mains, à pleine bouche, et ce le plus souvent possible. Parce que la joie est la rencontre de soi et de l’autre. J’aime ce partage, cet équilibre nécessaire entre les êtres pour parvenir peut-être à se faufiler dans une autre dimension.
J’ai souvent pensé à Boris Vian et L’écume des jours où Chloé voit son cancer comme une fleur qui s’épanouit sur son sein. Boulerice nous pousse dans tous les étourdissements et les extravagances. J’aime cette euphorie douce qui retourne les mots, fait surgir des images, des objets impensables, des situations impossibles. Parce que la joie de vivre est peut-être l’invention la plus singulière de l’humain. Ce qui est particulièrement difficile de nos jours avec les violences qui frappent partout et rendent le monde inquiétant. La folie meurtrière est là depuis si longtemps qu’il faut la contrer par la joie d’aimer et le goût du bonheur.
Il faut caresser les mots pour y arriver et surtout fait confiance à leur puissance. Que demander de plus ? Peut-être un regard de la fée Joufflue pour oublier les jours gris, les folies humaines et la mort qui est devenue un sport extrême. Je l’accueillerais volontiers pendant ces semaines où le printemps danse le tango avec l’hiver cette bonne fée. On le sait, les êtres de lumière se moquent des changements climatiques et favorisent le réchauffement de l’être.

L’invention des fêtes de Jacques Boulerice est paru chez Le lézard amoureux, 298 pages, 19,95 $. 

PROCHAINE CHRONIQUE : 73 armoire aux costumes de Charles Sagalane publié chez La Peuplade.
  

jeudi 14 avril 2016

Pierre Foglia ou le témoin de son époque

Une version de cette
chronique est parue dans
Lettres québécoises,
printemps 2016, no 161
JE N’AI GUÈRE suivi Pierre Foglia dans La Presse même si tout le monde louangeait sa manière de faire et d’écrire. Mon esprit de contradiction peut-être. Je devais être l’un des rares journalistes à ne pas le faire dans la salle de rédaction du Quotidien. Bien sûr, il m’arrivait de m’attarder à une chronique. Alors, je haussais les épaules devant ses imprécations et ses gros mots. Je n’ai jamais aimé le genre. Il avait un ton, une façon de s’adresser à ses lecteurs qui me heurtait souvent. Parfois aussi, il faut être honnête, je m’amusais quand il allait dans une direction qui me convenait ou qu’il s’attardait à un livre. Même que je trouvais souvent qu’il y allait un peu fort de l’épithète quand il se mettait à louanger un premier roman. Pas qu’il me laissait indifférent, mais il ne me fascinait pas au point de devenir un lecteur assidu. Pourtant je peux avoir des fidélités. Je n’ai pas raté une chronique de Robert Lalonde dans Le Devoir tout comme j’étais un inconditionnel de Serge Bouchard. Ces deux-là savaient me toucher par leur façon de dire, d’écrire et d’arpenter l'univers.
  
Il fallait peut-être Marc-François Bernier pour me faire comprendre que je suis passé à côté d’une prouesse journalistique unique au Québec. Ça peut arriver que je sois aveugle et sourd. Les deux souvent.
Pierre Foglia a écrit 4300 chroniques que La Presse a publiées entre 1978 et 2015, soit pendant trente-sept ans. C’est unique dans les médias si changeants de maintenant. Une formidable réussite de durer si longtemps et de garder des lecteurs qui ont fait un grand bout de chemin avec lui sans jamais le lâcher.
Foglia l’Insolent a réussi à me réconcilier avec ce journaliste pas comme les autres. Avec le recul, je me demande pourquoi j’ai eu cette attitude. Il avait tout pourtant pour m’accrocher. Un ton, une écriture différente, un point de vue original. Souvent, il prenait un malin plaisir à aller dans le sens contraire des autres, ce que j’aime bien. Il pouvait être baveux et provocateur, surtout quand il partait pour les Olympiques. Foglia savait raconter les mémoires d’une femme de chambre ou encore du pauvre homme qui balayait la piste du stade avant la course du 100 mètres. Il allait où on ne l’attendait pas. Si tous les journalistes se précipitaient dans une direction, on pouvait être certain qu’il regardait ailleurs. Plus j’y pense et plus j’ai du mal à comprendre mon attitude.

L’HOMME

Marc-François Bernier présente l’homme, le chroniqueur, le provocateur, le moraliste, l’idéaliste et l’humaniste qu’il était. Ses origines modestes, le milieu des émigrants qui ont dû quitter l’Italie devant la poussée du fascisme pour s’installer d’abord en France. Ses études et la découverte du métier de typographe. Une façon de faire qui existait encore à mes débuts dans le journalisme. Ces casiers débordants de lettres m’ont toujours fasciné et ce fut le coup de foudre pour Foglia. Véritable magie que de pouvoir monter un texte avec ces petites pièces qui s’emboîtaient les unes aux autres. Les écrivains quoi qu’ils disent, les journalistes, ne font pas autre chose. Bâtir un texte, c’est être dessinateur, architecte, charpentier et savoir manier le rabot et le marteau.

Il parle toujours avec nostalgie et respect de ce métier pratiqué une dizaine d’années, de ces gestes répétitifs de puisement des lettres une à une dans des casseaux. Quand ils étaient vides, on défaisait les textes composés les semaines précédentes, de nouveau lettre par lettre, pour terminer les pages à imprimer quelques heures plus tard. Faire et défaire des mots, c’est une première leçon de réalisme sur la nature éphémère de l’écriture : « C’est ce métier-là qui m’a appris que les mots n’existaient pas » (1980), du moins qu’ils n’avaient que le poids et la portée que veulent bien leur octroyer les lecteurs. (p.33)

Ce métier permettra à Pierre Foglia de travailler à Montréal, lui qui ne souhaitait qu’amasser un peu d’argent avant de poursuivre l’aventure en Australie. Il restera ici, aimant le pays sans doute, la liberté qu’il y a trouvée, les petites routes de Saint-Armand qu’il a parcourues en pédalant.
Et il a pu parler du sport, l’une de ses grandes passions. Particulièrement de l’athlétisme, du cyclisme et du ski de fond. Il y avait là de quoi me rapprocher du chroniqueur. J’ai pratiqué la course à pied et couru plusieurs marathons. J’adore le vélo et le ski de fond a fait mes délices pendant bien des hivers, me risquant même à faire le tour du mont Valin, là où on a inventé la neige. Vraiment, je ne sais pas ce qui m’a tenu loin du chroniqueur de La Presse.
Foglia travaillait à la manière d’un tireur d’élite qui intervient dans les situations délicates. Un solitaire qui se manifestait quand quelque chose le heurtait, le bousculait ou quand il voyait la meute de ses confrères bondir du même côté du voilier, risquant de provoquer le naufrage.

Pendant que les grands journalistes racontent les grands bouleversements, il raconte de « petites histoires de rient du tout » (1989) que d’autres ne raconteront pas. Il ne s’intéresse qu’à « des univers beaucoup plus modestes » (1992). Quand il couvrira le Tour de France, ce qui arrivera souvent, c’est davantage la France, ses paysages, ses habitants et ses pâtisseries qui retiendront son attention, bien davantage que le Tour. (p.93)

 
INDIGNATION

Tant de choses peuvent indigner un homme qui croit au travail bien fait, au savoir et aux livres qui se lisent doucement, à une écriture lisse comme le poil d’une chatte qui ne ménage pas ses ronronnements. Surtout, il se méfiait de la rumeur publique, des consensus qui font souvent déraper. Si les agitateurs à la radio ressassent sans fin les préjugés, les clichés et les imbécillités, Foglia faisait tout le contraire. Il pouvait pourfendre, mais respectait une éthique à laquelle il dérogeait rarement. Il n’oubliait jamais qu’un journaliste est un témoin.
Le chroniqueur de La Presse ne l’oubliera pas malgré certains préjugés et certains aveuglements. L’affaire Geneviève Jeanson par exemple. Il saura le reconnaître. Le journaliste voit, regarde et raconte. On l’oublie malheureusement en entendant les bulletins de nouvelles de maintenant. Tous y vont de l’opinion, du commentaire en oubliant l’événement. Jean Paré dit dans l’un de ses livres, qu’il y a deux sortes de journalistes. Ceux qui rapportent les faits et ceux qui veulent prédire l’avenir. Nous avons malheureusement de plus en plus de journalistes qui travaillent avec une boule de cristal.

LECTEURS

Foglia sera aussi l’un des premiers chroniqueurs à dialoguer avec ses lecteurs, les provocants, les fustigeant la plupart du temps et à leur faire une place dans son courrier du genou. Il sera un précurseur en ce domaine, bien avant l’arrivée de Facebook ou de Twitter où les je se heurtent à d’autres je qui ne veulent pas laisser leur place. Il les apostrophait en parlant du vélo, des conflits armés, des Jeux olympiques, des chats et de sa fiancée. Les lecteurs de ses chroniques ont souvent eu l’impression de connaître intimement l’homme, mais il a su protéger ses secrets. Il avait une façon unique d’en dire juste assez pour donner l’impression de vous recevoir dans sa cuisine. C’est certainement du grand art.

On comprend d’autant mieux sa consternation en se voyant lui-même instrumentalisé par la publicité, même si c’est pour faire vendre un livre qu’il a adoré et recommandé à ses lecteurs. Il trouve indécent que son nom, sur la page couverture d’une réimpression, soit deux fois plus gros que celui de l’auteur. C’est sans ménagement qu’il traite de conne du marketing l’éditrice responsable de ce choix. Ce faisant, il est en cohérence parfaite avec sa conception du marketing, à savoir qu’il est manipulateur, trompeur, abusif et cynique. (p.237)

Marc-François Bernier a effectué un travail colossal qui permet de découvrir l’homme qui a toujours pris la défense du plus démuni, a pris un malin plaisir à écorcher les grands de ce monde tout en rêvant d’une vie tranquille avec sa fiancée, son vélo et ses chats. Et un bon livre certainement tout près d’un verre de rouge. Il est Italien d’origine après tout et ne peut qu’aimer les vertus de la vigne.
Un véritable bonheur que cette biographie. Nous y découvrons un humain, un artisan de la phrase, un travailleur, un honnête homme qui se questionne sur la vie et ses turpitudes. Il témoigne d’une époque où les journaux ne faisaient pas que courir après la recette pour piéger les lecteurs. On misait aussi sur les idées, la culture et pas seulement sur des opinions qui masquent souvent le manque d’idées. C’était avant qu’une vice-première ministre du Québec ne commence à secouer le micro d’une radio non recyclable.
Un personnage fascinant que les lecteurs ont adoré ou détesté. Et comme il l’a écrit si souvent dans La Presse, il me dirait que je me suis comporté en petit con en négligeant ses chroniques pendant toutes ces années. Je lui donne entièrement raison. J’aimerais pouvoir relire ses textes qui gardent certainement toute leur pertinence et leur fraîcheur.

Bernier Marc-François, FOGLIA L’INSOLENT, Montréal, Éditions Édito, 2015, 352 pages, 32,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : L’INVENTION DES FÊTES de Jacques Boulerice, publié chez Le lézard amoureux.

lundi 11 avril 2016

Lise Tremblay revient à la source de son écriture

Une version de cette chronique 

est parue dans LETTRES QUÉBÉCOISES,

 hiver 2016, numéro 161.

LISE TREMBLAY a emprunté une route particulière depuis sa première publication en 1999. Je ne peux oublier les scènes de son premier roman L'hiver de pluie, cette femme qui tourne sans arrêt dans la ville, derrière une ombre qui ne cesse de lui échapper. Elle écrit des lettres qu’elle n’envoie jamais, se laisse bousculer par les événements. Il y a une détresse dans ce personnage, une impuissance que nous retrouvons dans plusieurs des ouvrages qui viendront après. Il faut peut-être un exil intérieur avant de revenir sur les lieux des origines, l’enfance où tout commence et se gâche. L’écrivain est un réfugié qui tente par ses écrits de s’inventer une terre d’accueil. Je pense au personnage de Robert dans La pêche blanche qui s’enferme dans son bureau et à son frère Simon, l’errant qui hante la côte californienne et envoie des lettres. Il erre à la frontière du continent pour ne pas être avalé par son passé douloureux. Comment ne pas penser à Nicole Houde, à toutes les excuses qu’elle a multipliées avant de convoquer la figure du père dans Je pense à toi. Lise Tremblay aura fait une démarche similaire.

Une femme va dans la ville, s’égare dans son existence et son quotidien, reprend un même circuit jour après jour pour engourdir la solitude et son mal d’être dans plusieurs romans de Lise Tremblay. La famille est demeurée dans le lointain pays du Saguenay même si elle ne nomme que rarement les lieux. L'hiver de pluie, bien sûr et La danse juive.
L’écrivaine revient sur ces lieux des origines dans La soeur de Judith. Une jeune fille, à la frontière de l’adolescence, voit et entend tout, marche sur la pointe des pieds pour ne pas provoquer l’ire d’une mère toujours prête à exploser, qui aimerait échapper à son quotidien, aller dans des réunions où l’on décide de la marche du monde, sortir de sa condition de  mère et d’épouse. Le père maintient un certain équilibre dans cette maison où les tornades peuvent secouer les murs à tout moment.
Dans Chemin Saint-Paul, l’écrivaine poursuit la démarche de son roman précédent et saute toute une vie pour se retrouver face à la mort des parents. Elle accompagne son père à la maison des soins palliatifs, surveille ses gestes, écoute ses dernières paroles, découvre un homme qu’elle a peut-être mal connu dans les étourdissements de l’enfance et de l’adolescence. Devant l’inévitable, on ne joue plus, on ne peut tricher. Le corps perd toutes ses armures.

«Je ne suis plus dans le temps. » La phrase n’arrête pas de me trotter dans la tête. Dans le fond, je suis dans le temps de mon père. Dans la chambre bleue, il y a les morts de mon père, il y a le temps de mon père, il y a l’enfance de mon père. C’est parfois une intimité d’âme qui me trouble. Je suis aussi dans le temps des révélations. Mon père est de plus en plus faible, même les mots sont comptés. Il ne s’agit que de phrases brèves, dites les yeux dans les yeux. (p.64)

Un homme qui a su se débrouiller comme tous devaient le faire à une certaine époque, travaillant dur pour faire vivre les siens. Des exils dans la forêt, des retours à la maison devant des enfants qui le regardent comme un étranger. C’était souvent le cas à la maison quand mon père surgissait après des mois dans les chantiers. Nous ne savions plus qui était cet homme et ce qu’il venait faire dans nos vies.

LA MÈRE


Et la mère, cette femme de colère, folle (l’auteure ose écrire le mot) qui a traumatisé la fillette, l’a rendue nerveuse et peu certaine du monde. Et voilà qu’après tout ce temps, celle qui aurait voulu déplacer les montagnes, n’est plus qu’une ombre sous l’effet des médicaments. Comment ne pas penser à ma mère qui après quatre-vingt-dix ans de vie, de colères et de révoltes, s’est retrouvée silencieuse, sans le flot de paroles qui nous étourdissait comme des guêpes furieuses. Elle savait si bien nous bousculer et nous déstabiliser avec ses phrases qu'elle ne cessait d'aiguiser. Et là, dans une chambre de l’hôpital, elle ne savait plus expliquer ce qui lui arrivait, me regardait souvent sans me reconnaître. Nous étions devenus des étrangers. Lise Tremblay a vécu quelque chose de similaire.

J’étais fascinée. Il n’y avait pas que son corps qui avait changé. Quelque chose lui manquait, quelque chose dans son regard. La rage l’avait désertée. Les yeux de ma mère étaient vides. Et j’ai su, dans cette salle de douches d’un département de psychiatrie d’un hôpital de Québec, que j’en avais fini avec la peur. (p.11)

L’écrivaine aura fait bien des détours avant d’en arriver là. Des études et plusieurs romans où ses héroïnes basculent souvent dans une forme de dérive douce, incapable de s’assumer ou de prendre leur vie en mains. Les hommes ne font guère mieux, toujours en fuite, s’étourdissant pour trouver des signes ou une raison d’être. J’ai longtemps été fasciné par ces nomades qui refusaient tous les engagements pour se perdre dans les forêts et les extravagances. J’en ai fait les héros de mes romans La mort d'Alexandre et Les oiseaux de glace.
Que de temps il a fallu à Lise Tremblay pour arriver à ce court texte qui a la densité d’un météorite qui perce l’atmosphère terrestre. Il faut un grand bout de vie pour cesser de se mentir ou de se cacher derrière un personnage. Elle est seule au temps des apaisements, attentive, face à des craintes qui ne tiennent plus.
Le récit ne laisse aucun doute. Il faut affronter ses peurs et se voir face à la mort. Toutes ces fausses raisons qui ont fait que la vie est un enfer à cause de frustrations, de désirs inassouvis ou de rêves impossibles ne signifient plus rien. Il y a une vie qui s’en va et l’écrivaine se retrouve plus vivante que jamais, comme libérée de tout ce qu’elle n’a jamais voulu avouer.

La plupart du temps nous gardons le silence. Depuis la parution de mon dernier livre, elle a abdiqué en ce qui me concerne : plus de morale, plus de paroles blessantes, plus de tentatives de me ridiculiser, non, juste un résidu de haine sourde. Elle avait lu le livre en cachette, ne m’en a jamais reparlé. (p.37)

Robert Lalonde a attendu une vie avant d’écrire C'est le coeur qui meurt en dernier où il va à la rencontre de sa mère. Un récit bouleversant du fils qui raconte une femme dans ses extravagances, celle qui l’a fasciné, marqué et bousculé. Il faut écrire alors pour se réconcilier avec un héritage difficilement assumé.
J’ai osé faire une démarche similaire du vivant de ma mère avec La mort d'Alexandre. Évelyne étourdit tout le monde avec ses rancunes et ses colères qu’elle ne cesse de secouer du matin au soir. Tous les fils ont pris la fuite, n’en pouvant plus de vivre dans une maison où les tornades mijotaient sur le poêle. Que d’hésitations et d’empêchements ! J’ai fait lire le manuscrit à ma mère avant la publication, craignant ses réactions. Elle a simplement souri et demandé comment je faisais pour inventer des histoires semblables. À mon grand étonnement, jamais elle ne s’est reconnue dans ce personnage qui jonglait avec ses mots, ses expressions, ses commentaires, ses révoltes, ses chicanes et sa volonté de mettre le monde à sa main. C’était comme si elle me disait d’y aller, de tout dire. J’ai envoyé le manuscrit à l’éditeur.

BOULEVERSANT

Un récit touchant, émouvant où les mots se lestent du poids de toute une vie. Un récit terrible et magnifique. Un texte qui demande du courage et risque de heurter peut-être des gens de son entourage. Tout est dit ou presque. Que d’hésitations et de tremblements Lise Tremblay aura dû vaincre.
J’ai refermé ce court récit avec beaucoup d'émotion. Parce que l’écrivaine se disait et me disait dans mon enfance, dans mes craintes et mes peurs devant une femme qui maniait le rire et la colère, le sourire et les menaces avec le couteau et la fourchette. Elle était l’embellie et l’orage, le tonnerre et les grands vents qui arrachent tout. De quoi déstabiliser, effaroucher, engendrer des écrivains... Lise Tremblay peut maintenant passer à une autre étape.

TREMBLAY LISE, Chemin Saint-Paul, Montréal, Éditions du Boréal, 2015, 112 pages, 17,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : FOGLIA L’INSOLENT de Marc-André Bernier publié chez Édito.

jeudi 7 avril 2016

Alain Beaulieu cherche les morceaux manquants


NOTRE ÉPOQUE EST un puzzle dont les morceaux se retrouvent partout sur la planète. Alain Beaulieu a certainement voulu témoigner de la cassure qui touche les familles dans L'interrogatoire de Salim Belfakir, un roman qui nous permet de suivre trois personnes qui s’intéressent à la mort d’un jeune homme, après une arrestation et un interrogatoire de la police. Le jeune Salim, bien sûr, parce que tout tourne autour de lui, Éliane Cohen et Julien Foch le policier, témoin du drame. Les pièces de ce casse-tête nous permettent de reconstituer l’histoire et de trouver les morceaux manquants. Beaulieu nous entraîne peu à peu dans une histoire de ruptures, d’abandons, de solitude et de retrouvailles, tout en se déplaçant entre la France, le Maroc et le Québec.

Ce fut difficile. Je ne suis pas arrivé à me faufiler dans ce roman d’Alain Beaulieu du premier coup. J’ai lu quelques phrases, refermé le livre, pour passer à la lecture du carnet de Monique Brillon. Le début m’a repoussé.
La plupart du temps, c’est le contraire. Une phrase et je suis happé. Toute la magie de ces quelques mots vous pousse comme un grand vent fou de mai. Certains débuts de roman sont devenus célèbres. « Longtemps je me suis couché de bonne heure » de Marcel Proust, dans Du côté de chez Swann, ou encore l’amorce de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Il y a aussi Prochain épisode d’Hubert Aquin. Alain Beaulieu ne semble pas vouloir aller de ce côté.
Et après mes errances, mes infidélités je dirais, je suis revenu vers ce très beau livre, un petit bijou d’édition comme je les aime. Druide fait bien les choses. J’ai retenu mon souffle avant de plonger dans le fragment consacré à Éliane Cohen. Toujours sur mes gardes, pendant quelques pages, avant de bondir du côté de Julien. Toutes mes réticences sont tombées alors. Je me suis reproché mon peu de patience après une dizaine de pages. Le tango entre la Bretagne et le Québec devient fort intéressant. Les personnages s’imposent et j’ai aimé suivre Julien dans l’autobus pour me retrouver au bout du monde, près du grand fleuve aux eaux mouvantes, dans une maison propice aux recueillements, à la lecture de romans québécois que notre inspecteur de police découvre. Pas nécessaire d’être étranger pour ne pas connaître la littérature du Québec. Les Québécois ignorent leurs écrivains et leurs œuvres. Il y a bien quelques vedettes que l’on surprend à la télévision de temps en temps, mais pour les autres, c’est l’anonymat. Nous sommes un peuple qui ne sait guère se souvenir et surtout qui oublie qu’il existe. Je me suis senti à l'aise dans la maison de Cap-Santé que Julien loue, le genre que les écrivains aiment pour se glisser dans une histoire et bousculer des personnages.

MORT INEXPLIQUÉE

L'interrogatoire de Salim Belfakir tourne autour d’une enquête policière qui soulève bien des questions. Pourquoi Salim est décédé après son arrestation, pourquoi il serait allé dans un hôtel, saoul mort, quand il habitait tout près avec son amie ? Pourquoi on a dit qu’il était ivre quand le coroner n’a trouvé aucune trace d’alcool dans son organisme ?
Blanche Gallet, la mère, veut savoir la vérité. Son fils n’avait rien à voir avec les voyous avec qui il a été arrêté. Ses amis d’enfance, il ne les fréquentait plus depuis des années et avait une vie bien rangée, travaillait comme boulanger dans l’entreprise familiale et surtout vivait le grand amour avec Élodie.
Que s’est-il passé ? Éliane Cohen rencontre des gens, écoute, fait des liens. Petit à petit, la lumière va se faire.

En y mettant les manières, elle avait orienté Le Poulpe 474 sur une ou deux pistes qui n’avaient rien donné. Il avait fouillé des dossiers, ceux de la morgue et du médecin légiste, relevé une série de courriels des services policiers, mais tout cela ne l’avait mené nulle part. Négatif. C’est tout ce qu’il répondait à Éliane quand elle lui demandait où il en était. Elle avait bien tenté d’établir un contact plus amical avec lui, lui avait poussé une blague ici et là pour détendre la conversation, mais le mur était demeuré sans fenêtre. Négatif. (p.37)

Éliane Cohen a l’impression de se retrouver devant son miroir. Salim n’a jamais connu son père et a vécu depuis toujours avec sa mère. Son père à elle est parti avec une autre femme. Elle lui en veut pour cette fuite, refuse de lui pardonner quand il revient après la mort de l’autre.
Et pourquoi le policier chargé de l’enquête a disparu sans laisser d’adresse ? A-t-il quelque chose à cacher ? Le seul contact est sa fille Irène. Elle aussi en veut à son père qui a toujours été absent. Sa mère a accepté ces absences sans rien dire, mais la fille non. Elle refuse de vivre avec un fantôme, a coupé tous les contacts avec lui.
Blanche Gallet, la mère de Salim, a rencontré son père et est tombée enceinte. Ahmed Belfakir est retourné au Maroc pour vivre avec sa première femme. Un fils abandonné, deux filles en froid avec leur père. Beau portrait des familles disloquées et reconstituées de maintenant.

FAMILLE

Éliane enquête plus sur ces enfants qui ne savent plus comment empoigner leur vie parce qu'ils ont été abandonnés comme une bouteille à la mer. Combien de jeunes de maintenant doivent retracer l’histoire de leurs parents ?
Nous connaîtrons à peu près tout du père marin, le retour dans son pays du Maroc, la conspiration du silence organisée par sa tante Amina. Ahmed ne saura jamais qu’il a eu un fils en France. Salim fera la connaissance de sa demi-sœur Nadoua lors du décès de son père à El Jadida. Il s'en suivra une relation plutôt trouble.

Pour tout dire, je ne savais pas très bien moi non plus ce qui me poussait à me rendre aux funérailles de cet homme que je n’avais jamais vu, pas même en photo, et dont je n’avais jamais entendu la voix, pas même au téléphone. Sans doute était-ce ma manière de dire au monde, et en particulier à ceux qui l’avaient connu et aimé, je suis là, j’existe, et c’est à son passage sur cette terre que je le dois. (p.83)

Éliane Cohen se bute à sa propre histoire en quelque sorte. Son enquête lui dit pourquoi elle reste farouche, incapable de faire confiance aux autres. Irène et elle pourraient devenir des amies. La solitude rapproche. Si l’absence du père semble avoir marqué les filles, c’est moins évident du côté du garçon.

CASSURE

On a demandé à Julien de se taire lors de la mort de Salim et il a accepté. Peu après, il a démissionné pour fuir au Québec. Il sent le besoin de comprendre pourquoi il a triché, de renouer avec sa fille si cela est encore possible et surtout, peut-être que la vérité éclate, de retrouver un centre à sa vie.

Il lui raconterait sa vie, pas si compliquée que ça tout compte fait, lui parlerait de sa fierté d’avoir contribué par son travail à assurer la sécurité des citoyens de son pays, tout cela sans bavures et sans injustices, même s’il avait fallu forcer les choses de temps à autre. Peut-être essaierait-il de lui dire pourquoi il avait choisi de quitter la France, de lui parler de cet interrogatoire qui avait mal tourné et de ce que ses supérieurs lui avaient imposé, le mensonge et la dissimulation, auxquels il avait préféré la retraite et l’évasion. (p.146)

Nous allons de l’un à l’autre et le portrait d’ensemble se précise. Julien, dans son village du bord du fleuve, croise des personnages singuliers. Un garagiste qui garde une étrange collection dans le sous-sol de son établissement, un curé qui conserve des « bouts » de personnages célèbres du Québec dans un musée des horreurs.
L’enquête permettra d’avancer dans les silences, les trous qui hantent les personnages. Il y aussi Marise Frenette qui attire Julien, une artiste qui se déshabille devant les œuvres connues pour se dire dans son corps et sa féminité.

Cette femme se suffisait à elle-même, assumait pleinement l’entièreté de sa personne, son corps, ses actions et sa pensée, sa manière de voir le monde, et mettait cette affirmation de soi à la portée de tous, voilà ce que je suis, voilà ce que nous sommes, pas qu’un sourire, pas qu’une image à encadrer, pas qu’un fantasme masculin. Je suis moi, avec mon corps et sa porte magique, écrin de chairs roses pour la semence, voie d’entrée dans l’existence, vous venez en moi, vous venez de moi, je suis la nourrice de ce que l’univers connu a produit de plus extraordinaire, alors cessez de me considérer comme un instrument à votre service, voici mon corps ouvert devant vous, il m’appartient et j’en fais ce que je veux. (p.141)

Un roman qui s’attarde aux rapports que nous entretenons avec nos proches, les pères absents et les mères qui se débrouillent seules, les enfants qui cherchent maladroitement souvent à devenir des hommes et des femmes. Un questionnement sur la vie de maintenant. Éliane enquête peut-être beaucoup plus sur la mort de la famille que sur Salim Belfakir. C’est ce que j’ai aimé dans ce roman qui ne perd jamais l’essentiel de vue, malgré bien des détours et des méandres. Être pleinement dans son corps avec Marise Frenette, mais aussi être bellement dans sa têt, en équilibre entre le père et la mère.

PROCHAINE CHRONIQUE : CHEMIN SAINT-PAUL de Lise Tremblay publié chez Boréal.


L’interrogatoire de Salim Belfakir d’ALAIN BEAULIEU est paru chez DRUIDE, 296 pages, 22,95 $.