dimanche 23 décembre 2012

Éric Dupont est un romancier remarquable


«La fiancée américaine» d’Éric Dupont est un merveilleux roman à dévorer absolument avant qu’il ne séduise les lecteurs du monde entier. Voilà, une fresque exceptionnelle dans la littérature québécoise par son sujet, son imaginaire, ses dimensions et ses rebondissements. Ce livre échappe à toutes les balises, survole le siècle dernier en passant par l’Amérique et le monde. Une lecture qui m’a subjugué pendant deux semaines, incapable que j’étais de quitter les Lamontagne. Un émerveillement pour tout dire.

Rivière-du-Loup, début du siècle dernier. La famille Lamontagne connaît une vie tranquille jusqu’à ce que Louis-Benjamin épouse Madeleine l’Américaine. Il le faut, pour maintenir la tradition.
«Madeleine Lamontagne — dite Madeleine-la-Mére, mère de Louis-Benjamin Lamontagne, grand-mére, pardon, grand-mère de Louis Lamontagne et arrière-grand-mère de Madeleine Lamontagne — avait souhaité que son fils Louis-Benjamin, né le 14 janvier 1900, épousât comme son père une Madeleine.
— Les Lamontagne, y leur faut une Madeleine par génération, avait-elle clamé.» (p.16)
L’arrivée de cette petite femme fragile qui sait mijoter des plats que personne ne connaît transforme la famille. La naissance des jumeaux, un 25 décembre dans l’église Saint-François-Xavier, prend des couleurs bibliques. La pauvre Madeleine y laisse la vie au grand désespoir de Louis-Benjamin qui ne peut envisager l’avenir sans elle.
Le bébé survivant, un autre Louis, deviendra un homme fort et un citoyen respecté après avoir réalisé de nombreux exploits aux États-Unis et vécu la guerre en Europe. À son retour, après avoir épousé Irène Caron, il exerce le métier d’embaumeur. Les morts attendent dans le salon et «vivent» avec la famille pour ainsi dire.
«Louis et Irène avaient aménagé un petit salon avec des fauteuils et des chaises où parents et amis pouvaient s’asseoir en attendant la prière, discuter et boire un café que leur servait Irène avec quelques biscuits secs. Madeleine-la-Mére, présente à presque toutes les funérailles, devint la clé de voûte du succès de l’entreprise de Louis. Elle se prêtait avec une patience infinie à l’interrogatoire des parents attristés sur toutes les affaires entourant le trépas. Est-ce douloureux? Pas plus que l’enfantement. Est-ce vrai qu’on voit une lumière au bout d’un tunnel? Non, on ne voit rien, surtout si ça se passe le soir. Entend-on en vérité un chœur d’anges? À moins de mourir pendant la messe comme ma première bru, non. Seriez-vous prête à mourir une seconde fois, la Mére? Naturellement. Mourez tranquilles! J’ai adoré l’expérience et je la recommande à tout le monde, mais il faut laisser les choses venir en leur temps.» (p.117)
Madeleine-là-Mére est morte, mais elle continue de hanter la famille et de se mêler des affaires des vivants. On peut tout oser dans un roman. Dupont ne se gêne pas.
Madeleine, la fille d’Irène et Louis, la troisième du nom, aura également des jumeaux. Une autre caractéristique de la famille. Ses fils s’illustreront à leur manière. Michel deviendra chanteur d’opéra et Gabriel, la réincarnation de son grand-père Louis, professeur d’éducation physique. Un séducteur qui collectionnera les conquêtes et certains livres qu’il dérobe à ses amoureuses.
Tout cela en passant par Montréal, Toronto, New York, l’Allemagne et l’Italie. Dupont ne s’embarrasse d’aucune frontière.
 
Continent

Comment cerner ce roman vaste comme un continent? Le phénomène des jumeaux, des couples peut-être... Ils s’attirent, se repoussent, ne peuvent être l’un sans l’autre. Madeleine et Solange, la voisine, deviendront des inséparables. Tout comme la religieuse Marie-de-l’Eucharistie et sa sœur tuée à Nagasaki au Japon lors de l’attaque américaine. Michel et Gabriel n’arrivent pas à couper les liens même s’ils ne cessent de se vilipender.
Les Lamontagne ont des ancêtres allemands, une famille parallèle que Gabriel retrouve par hasard à Berlin. Magdalena Berg a vécu le pire comme le meilleur. Deux branches d’une même famille qui ont évolué des deux côtés de l’Atlantique.

Aventure

J’ai adoré ce monde réaliste et invraisemblable, me suis laissé happer par un récit qui échappe à tout ce que j’ai lu au Québec. Voici un romancier rare qui possède un pouvoir d’évocation formidable. Un conteur né, un fabulateur que rien ne fait reculer.
L’aventure nous fait passer de la littérature orale à l’époque contemporaine. Tout cela avec en trame de fond «Tosca» de Giacomo Puccini, drame de passion et de jalousie, de mort et de vengeance.
Un joyau qu’il faut lire à petites doses pour savourer toutes les dimensions d’une équipée littéraire étonnante et unique. Un plaisir rare pour le lecteur.

«La fiancée américaine» d’Éric Dupont est paru aux Éditions Marchand de feuilles.

dimanche 16 décembre 2012

Andrée Laberge entraîne au-delà du bien et du mal


Voilà un roman qui touche l’être, le souffle, la vie et l’âme. Quel plaisir de suivre Andrée Laberge et ses protagonistes qui aspirent à une vie meilleure tout en se débattant avec l’amour, la douleur et toutes les humiliations dans «Le fil ténu de l’âme». Des anges éclopés qui se reconnaissent, se fuient et s’attirent.

Madame Laberge, dans ce roman un peu singulier, convie des personnages que le lecteur a connu dans «La rivière du loup» paru en 2006. Éclopés, marqués, marginalisés, tous ont réussi à garder la tête hors de l’eau et à donner une nouvelle direction à leur vie.
«Ces personnages avaient en commun la perte d’êtres chers et le désir d’en témoigner pour faire leur deuil. Ils avaient aussi en commun la culpabilité et le besoin de régler leurs comptes, avec les défunts, avec les vivants pour pacifier leur âme tourmentée et laisser partir en paix leurs morts», écrit l’auteure dans une courte préface.
Le fils du loup s’est réfugié dans la forêt boréale. Le jeune garçon a fait de la prison après la mort du père. Dans la nature, près des bêtes sauvages, il apprivoise la paix du corps et de l’esprit. En ville, l’adolescente, victime d’agressions, est devenue thanatologue. La jeune femme s’occupe des morts mieux que des vivants. Elle les cajole, les prépare à quitter la vie en douceur, cherchant à oublier les violences subies par ce fils de médecin qui vendait de la drogue à sa mère. Une manière de toucher des corps pour celle qui n’éprouve plus de désir et de sentiment.

Retrouvailles

Il fallait que la vie fasse se croiser ces marginaux. Le fils du loup se retrouve devant l’agresseur de la jeune femme lors d’une randonnée en forêt. Une confrontation qui tourne mal presque. Un loup, dans un piège, demande de mettre fin à ses supplices. Nous retrouvons le moment fort de «La rivière du loup».
«Je ne savais pas que la vie pouvait s’arrêter, se figer sur un instant précis, et que tout le reste, tout ce qui s’ensuivait, n’était que du temps mort, du temps passé sans marquer de changement, du temps qui tourne en rond, qui ne tourne même plus du tout, du temps qui piétine, qui s’accumule pour rien, qui pèse d’un poids lourd, qui martèle sur le même clou incapable de s’en sortir pour se planter ailleurs… … Je ne savais pas que cette histoire vieille de quinze ans, son souvenir laissé loin derrière, à sept cents kilomètres au sud, reviendrait tel un tsunami me frapper de sa vague dévastatrice et me submerger jusqu’ici, dans ma forêt boréale.» (p.31)
Le chasseur se tue au retour, fonçant droit dans un mur. Le corps du fanfaron se retrouve entre les mains de la fille qu’il a agressée. Là encore, le temps fait une boucle.
«La masse informe, tuméfiée, violacée, a les yeux grands ouverts, quasi sortis de leurs orbites. Le regard vide et noir, rivé sur elle, donne froid dans le dos. Un regard qui lui semble familier, dont elle ne peut se détacher. Un regard qu’elle reconnaît tout à coup. Celui du tartarin! Ce fils de médecin! Un vrai vantard désagréable de la pire espèce. Un vicieux, un pervers, un sans scrupule. Elle pousse un cri, laisse tomber la tête. En s’écrasant par terre, elle fait un drôle de bruit. Celui d’un ballon rempli d’eau qui se fracasse contre un mur. La tête roule jusque sous sa table de travail et s’immobilise, en équilibre précaire sur le côté, les yeux tournés vers elle, pour la narguer.» (p.64)
Un sans-abri amoureux d’une vieille à qui il récite de longs passages du «Cantique des cantiques» hante un peu tout ce monde.

Questionnement

Andrée Laberge nous pousse dans nos derniers retranchements avec une habileté qui laisse pantois. Des pages magnifiques. Son écriture est un chant qui nous fait glisser dans une autre dimension. Le contact avec les morts, particulièrement.
Un travail remarquable d’exploration des tourments humains, de questionnements sur l’amour, l’oubli et l’existence. L’écrivaine réussit à nous entraîner dans un monde où toutes les balises s’effritent. Quelle aventure que de suivre «le fil tenu de l’âme» de cette grande écrivaine!

«Le fil tenu de l’âme» d’André Laberge est paru aux Éditions XYZ.

dimanche 9 décembre 2012

Gérard Bouchard pense le Québec de demain


La Commission Bouchard-Taylor a été critiquée. Plusieurs lui reprochaient de faire trop de place aux immigrants et de négliger les francophones. Pas étonnant que Gérard Bouchard, dans «L’interculturalisme, un point de vue québécois», réfute ces affirmations et tente de démontrer que la singularité de la Belle province est mieux protégée par une politique d’ouverture.

Le sociologue et historien se penche dans son essai sur ce qui fait la spécificité du Québec dans le Canada et l’Amérique du Nord. Cette province, qui n’arrive pas à devenir un pays, se démarque par la langue française, sa culture, son histoire, mais aussi par sa manière d’accueillir les immigrants et de vivre ce phénomène planétaire dans la réalité de tous les jours.
Le Canada, depuis Pierre Elliot Trudeau, vit le multiculturalisme. Les individus sont le cœur de cette société qui ne favorise, en théorie, aucune culture en particulier.
«Cette vision du pays a toutefois été mise à mal par l’introduction du multiculturalisme (à l’initiative du premier ministre Trudeau), qui niait le statut du Québec comme communauté politique et faisait désormais des Francophones québécois un simple groupe ethnique parmi plusieurs autres à l’échelle canadienne. En ce sens, le multiculturalisme a eu pour effet d’affaiblir le Québec et, pour cette raison, il a toujours fait l’objet d’une vive opposition au sein de la population francophone.» (p.93)

Au Québec

Au Québec, l’interculturalisme caractérise notre façon de vivre et d’être. Une culture prépondérante, une langue et une manière d’accueillir et de vivre avec les immigrants.
«L’idée de l’interculturalisme est née du rejet du multiculturalisme et de la volonté d’élaborer un modèle plus conforme aux besoins de la société québécoise, notamment la nécessité de mieux protéger les caractéristiques du Québec francophone.» (p.94)
En fait, le Québec, selon lui, n’a guère le choix. Majoritaires sur son territoire, les francophones sont une minorité au Canada et encore plus en Amérique du Nord. Une nation qui, pour survivre, doit protéger sa langue, sa culture, accueillir les immigrants et faire en sorte qu’ils se sentent chez eux tout autant que les Québécois.

Définition

L’Interculturalisme dans une société se démarque par son ouverture aux nouveaux arrivants tout en fixant les règles. Pour le Québec, la langue française doit être protégée et promue. Une question de survie on le comprendra.
Cela ne veut pas dire que les nouveaux venus n’ont qu’à s’assimiler le plus rapidement possible. Les exemples de ce genre d’approche qui fait fi des différences et impose des manières de vivre, une religion souvent, une langue et des coutumes, sont connus dans le monde. Le Québec, au cours des siècles, a combattu cette volonté assimilatrice que les Anglophones prônaient.
Placer la langue française au cœur des activités du Québec, mais aussi faire preuve d’ouverture en accueillant de nouveaux citoyens et en les accommodant. Voilà l’approche de Gérard Bouchard.

Ouverture

Parce que, selon le sociologue, l’ouverture et les accommodements réussissent mieux à intégrer les nouveaux citoyens. Tout cela dans le respect des lois et la tolérance. Une forme de pacte où les arrivants s’engagent à respecter le fait français, les coutumes. Les Québécois consentent pour leur part à les accueillir dans une société ouverte, permissive et dynamique.

Gérard Bouchard s’attarde enfin à certains cas dans la dernière partie de son ouvrage. La prière par exemple dans les lieux publics. Comment ne pas s’y attarder? Une société, selon lui, doit être laïque et faire en sorte qu’aucune religion ne soit privilégiée et n’indispose un citoyen. Si on ne peut qu’être d’accord sur les grands principes, les divergences viennent des cas particuliers.
La permission accordée à une femme voilée de voter, l’interdiction de dresser des sapins de Noël devant les édifices fédéraux sont des initiatives d’individus qui n’avaient pas leur raison d’être.
Les signes religieux sont à bannir dans la plupart des cas. Gérard Bouchard surprend pourtant quand il accepte le port du voile pour une enseignante.
Le sociologue mise avant tout sur le dialogue et la compréhension pour esquisser l’avenir du Québec.
Les immigrants sont là et aucune société moderne n’est à l’abri de ce phénomène qui va prendre de l’ampleur avec les années. Gérard Bouchard prend plaisir à défaire certains mythes. Le clivage des régions et Montréal par exemple. Une réflexion nécessaire et un cheminement fort important.
«L’interculturalisme, un point de vue québécois» de Gérard Bouchard est paru aux Éditions du Boréal.

lundi 3 décembre 2012

Robert Lalonde et les turbulences de l’adolescence


Robert Lalonde affiche une belle constance depuis la parution de «La Belle Épouvante» en 1980. D’un roman à l’autre, l’adolescence marque ses personnages et aspire toutes les énergies. Le bond dans l’âge adulte s’effectue toujours dans les plus grandes turbulences. Il faut cicatriser une blessure qui vient de la naissance, de la famille ou de la vie peut-être sinon le risque de la marginalité devient grand.

Un jeune garçon dans «Un jour le vieux hangar sera emporté par la débâcle» doit guérir des «blessures de vie» avant de s’avancer dans l’âge adulte. Il faut mettre les doigts sur des plaies, un vécu où sa vie aurait pu lui échapper.
Étranger dans sa famille, le narrateur s’évade pour respirer le monde, s’étourdir dans une nature fabuleuse qui le pousse au-delà des choses, dans les galaxies de son imaginaire où il retrouve un frère mort à la naissance. Un jumeau, un double, un soi qui le houspille du pays des morts.
Stanley mélange deux langues. Il attire, repousse et subjugue. Tout près, Serge s’invente un monde pour oublier l’abandon de ses parents. Il dessine et peint magnifiquement quand le narrateur s’empêtre dans les couleurs et gâche tout avec ses pinceaux.

Les livres

Claire, une cousine, surgit et disparaît, des livres plein les poches de son grand manteau. Une sorte de «Grand Meaulnes» au féminin qui vit dans les univers de quelques écrivains qu’elle connaît par cœur.
«Nous avions beau être cousins «de la fesse gauche», comme disait ma tante, sa folle de mère, qui hurlait à cœur de jour et poussait Claire à fuguer, à prendre le bois, les champs, un livre dans chacune des poches de son grand manteau noir de vagabonde, je ne la connaissais pour ainsi dire que de vue. Elle apparaissait, disparaissait, surgissait là où elle n’avait pas d’affaire, longue ombre maigre à lunettes, grimaçant toujours le même sourire entendu et secouant la tête dans une espèce de non solennel et dramatique qui me donnait froid dans le dos.» (p.73)
Delphine maîtrise les chiffres et les équations mathématiques, attise les sens du garçon. Elle le poussera doucement vers l’écriture.
Éloi, le fossoyeur, le fou et le sage, touche la vie et la mort. Il y a aussi Clément qui pousse le narrateur à guérir par l’écriture. Tout cela dans une sexualité trouble, fascinante et perturbante.
Tous dissimulent une cicatrice avec le père Arcos, un secret qu’il faut transcender. Tous se débattent avec une culpabilité qui les ronge.
«Quand on est jeune, on éprouve la même curiosité étonnée devant le mal que celle qu’on ressent devant le bien. Mais c’est quand on est jeune, pourtant, qu’il faut faire connaissance avec la douleur. Il faut faire ce travail-là jeune, et je l’ai fait. Cette cicatrice sur mon ventre…» (p.156)
Clément est hanté par la mort de son jeune frère, le père Arcos étouffe dans son silence coupable. Stanley, incapable de se démêler dans les langues qui habitent son cerveau, sa race maudite d’Indien, se suicide. Analphabète, saint et démon, il n’arrive pas à se hisser hors du gouffre qu’est sa vie. Comment survivre quand on est damné, le ciel et l’enfer, le souffle de la mort et de la vie?

Exorcisme

Robert Lalonde croit qu’il est possible d’exorciser ses démons par la création, les valeurs rédemptrices de l’écriture et de la peinture. Comme si chez cet écrivain, il fallait s’arracher à l’animalité, vivre une forme de sacrifice ou d’offrande pour réussir le passage vers le monde des adultes. Tout cela dans une nature omniprésente, envahissante et affolante.
Tous les personnages portent leur passé comme une croix. Les garçons et les filles doivent se faufiler par l’étroit passage de la résilience, de l’art et de la connaissance, pour ressurgir dans un univers différent.
L’écrivainj nous plonge dans un monde mouvant et changeant. «Un jour le vieux hangar sera emporté par la débâcle» s’infiltre en nous par tous les pores de la peau. Une langue magique qui vous pousse au-delà du réel, de l’histoire et des personnages, du bien et du mal. Nous sommes dans une tourmente où tout est flou et parfois d’une densité lumineuse difficile à supporter. Encore une fois, la magie opère et vous transporte.

«Un jour le vieux hangar sera emporté par la débâcle» de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal.