ALAIN GAGNON EST DÉCÉDÉ en 2017, laissant une liste imposante de
publications. Sa bibliographie recense une quarantaine d’ouvrages qui prennent
toutes les directions, nouvelles, romans, poésie, essais, aphorismes et
carnets. L’écrivain n’a cessé d’explorer les chemins négligés pour créer une
œuvre unique au Québec. Il paraphrasait souvent le frère Marie Victorin en
disant « que nommer un coin
de pays par l’écriture, c’est faire reculer la barbarie. »
J’aurai
eu le grand privilège de suivre son travail depuis son entrée en littérature en
1970 avec Le Pour et le Contre jusqu’à
sa dernière parution en 2015. Et il reste des inédits, plusieurs. J’espère que
nous pourrons faire, un jour, le tour de cette œuvre gigantesque.
C’était
un ami que je voyais rarement. Il ne sortait guère et pour lui son temps
d’écriture était sacré. C’était aussi un lecteur attentif qui revenait souvent
aux textes anciens, à Aristote, Platon, Homère et autres pour s’abreuver à la
source. C’est ce qui peut expliquer sa version moderne de Gilgamesh publiée en 1986, une fable dont l’origine remonte à plus
de 2500 ans avant Jésus-Christ.
Nos
chemins se croisaient régulièrement. Il ne manquait jamais de m’écrire après
une parution, des mots justes et une compréhension profonde de mon travail.
C’était un inconditionnel. Quand il aimait, c’était pour toujours. Il terminait
nos échanges épistolaires par l’expression « À bientôt, mon pays ». Il employait
ce vocable dans le sens moins utilisé de « personne ayant le même lieu
d’origine ». C’était ce que nous étions, des frères d’un même pays, d’un
territoire qui a marqué nos enfances.
TOPONYMIE
Si la
plupart des écrivains au Québec respectent la toponymie des lieux (je pense à
Michel Marc Bouchard et Jacques Poulin), Alain Gagnon n’a pu résister au
plaisir de rebaptiser le secteur de Saint-Félicien comme l’ont fait les
explorateurs en abordant le continent américain. Il a installé ses fictions en
territoire d’Euxémie, une création étymologique qui pourrait signifier « eux et
moi », « eux and me ». Ce projet immense englobait le pays de
l’Ashuapmushuan, de la rivière aux Saumons et de la rivière à l’Ours, les
plaines du Lac-Saint-Jean et les montagnes, le monde premier, sauvage où tout peut
arriver.
C’était aussi le Saguenay qui permet de filer vers le fleuve aux grandes
marées. L’écrivain aimait particulièrement Notre-Dame-du-Portage au point
d’avoir à s’y établir. Il s’est souvent attardé au Saint-Laurent dans ses
nouvelles, particulièrement à ces lieux où les eaux douce et salée se mélangent
et se colletaillent.
La
constitution de ce Nouveau Monde s’impose à partir de son roman Thomas K. La rivière Ashuapmushuan
devient La Bleue et la Calouna fait oublier la rivière aux Saumons. Cette
création lui a permis de s’enfoncer dans sa région à la manière d’un chasseur
qui connaît les moindres replis du terrain, les bêtes qui rampent, courent et
volent. Avec cette topographie renouvelée, il échappe à l’histoire réelle et à
l’époque contemporaine. Son œuvre peut prendre alors toutes les directions.
Alain Gagnon, historien de formation, était fasciné par ces hommes qui
sautaient dans des canots pour remonter les cours d’eau, franchir des montagnes,
découvrir un continent pour le baptiser, le dire, en esquisser les contours sur
des cartes souvent illisibles. Des missionnaires, des explorateurs, des
géographes, des marchands qui n’aimaient pas le mot horizon et voulaient
toujours voir ce qui se passe derrière les collines, dans les saillies des
plaines ou d’une rivière tumultueuse.
Nous répétions
à la blague que nous avions chacun nos territoires. Je régnais au nord de la
rivière aux Saumons et lui s’appropriait tout le reste jusqu’au grand lac Saint-Jean.
Cela ne l’a pas empêché de faire des incursions dans mon pays comme je l’ai
fait dans le sien.
ESPACE ET
ÉCRITURE
Pour
Alain Gagnon, le monde repose sur une dimension palpable et réelle, que nos
sens peuvent appréhender, et sur son envers, un espace rêvé, étrange où le mal existe à l’état brut. Deux univers se manifestant dans
la plupart de ses œuvres importantes qui provoquent de profondes secousses telluriques
quand elles coïncident.
Tous, nous portons le mal. À la racine de notre être, de l’être, de la
nature gîte le mal. Sa présence est une énigme, un mystère à résoudre pour
chacun. Il nous suit, chien fidèle. Nous le ressentons et savons qu’il existe.
Il noircit nos joies les plus pures, prend de multiples formes. Seule une
grande souffrance peut nous en libérer et nous redonner le pouvoir entier sur
soi. La souffrance est le feu qui transmute. [1]
Cet
univers fantasmagorique nous propulse hors du temps et dans les profondeurs de
l’esprit qui correspondent certainement à ce que l’on appelait jadis le « cerveau
reptilien ». Des monstres y survivent et peuvent surgir dans le présent en
provoquant des événements d’une rare violence.
Dans Le gardien des glaces, paru dans la plus
grande indifférence en 1984, un homme misanthrope monte la garde au milieu de
la blancheur hallucinante du lac Saint-Jean en hiver (la référence à la page vierge
qui hante l’écrivain est évidente) reçoit des errants qui échappent aux carcans
de leur époque. J’ai fait un clin d’œil à ce roman dans Le voyage d’Ulysse où mon héros se faufile dans l’histoire de mon
ami pour y confronter des visiteurs farouches et inquiétants.
Des individus dépourvus de dimension morale, qui font tout pour arriver
à leur fin. Le protagoniste de Thomas K
tue froidement pour éliminer un concurrent qui se dresse devant lui. En ce
sens, ses personnages sont redevables de sa conception de l’univers. L’humain
civilisé doit maîtriser des pulsions bestiales qui le dépassent souvent. Ces
aspects se manifestent dans les gestes les plus anodins et la résolution de grandes
énigmes qui hantent les philosophes depuis des millénaires.
Même si bon nombre de ses publications s’ancrent en Euxémie, l’écrivain
jeannois n’a jamais hésité à prendre le large et à vagabonder au cœur du
continent pour visiter les pays de William Faulkner ou d’Erskine Caldwell. Des contrées
qu’il a fréquentées par la lecture et aussi par la musique de jazz qu’il affectionnait
particulièrement. Sud constitue un bel
hommage à ces grands romanciers.
POÉSIE
Je m’en
voudrais d’oublier un volet essentiel de l’œuvre d’Alain Gagnon, ses textes nus,
les mots qui résonnent comme la cloche, naguère, hélait les fidèles et les incitait
à la prière. Des poèmes auxquels je reviens quand j’ai besoin de reprendre mon
souffle entre deux paragraphes d’un roman qui n’arrête pas de fuir devant comme
un lièvre affolé. Un rythme poétique marqué par ses promenades en
bordure de mer et du fleuve. Il suit la ligne de la berge, là où les grandes vagues
ne cessent de remodeler la rive. Il surveille l’horizon, la lisière floue des
forêts, soulignée par les premières neiges, l’hésitation entre le froid et
l’automne, après que les oiseaux migrateurs soient partis dans un joyeux
jacassement. C’est pour lui l’occasion de mettre la main sur une pierre,
d’effleurer l’écorce d’un pin ou d’une épinette, de respirer et de se glisser dans
la fissure du jour. Il devient le frère d’Eugène Guillevic qui, avec une image,
casse une galaxie et donne une parole aux cailloux. Le poète français prête une
voix aux éléments de la nature, particulièrement au roc, qui se dressent devant
l’humain pour le menacer et revendiquer son attention et son empathie.
Alain
Gagnon rêve alors de fouiller les strates de la terre, de se pencher sur la mousse
pour en saisir les secrets, d’étudier la vague et les mouettes qui ignorent
tout des frontières.
Mon
ami, malgré ses nombreuses évasions dans le roman, reste fidèle au genre qui a marqué
son entrée en littérature. Comme si les mots étaient un feu de forge qui couve
jour et nuit. Voilà le fil de son travail unique et original.
L’eau noire
La glace blanche
L’eau coule
Et je demeure [2]
Un poème dépouillé, quasi un haïku, qui fait ouvrir les yeux dans la
rondeur de l’instant.
HÉRITAGE
Et
voici la réédition de son roman Le truc
de l’oncle Henry paru pour une première fois en 2006. Cet ouvrage illustre
parfaitement la pensée binaire d’Alain Gagnon et peut constituer un premier pas
vers la compréhension de l’univers singulier de cet écrivain. Des phénomènes
étranges traumatisent la population de Saint-Euxème. Des disparitions, des
morts, des attaques sauvages se succèdent depuis que les travailleurs ont
entrepris de construire un barrage dans la gorge des Conscrits.
Le
chef de police ne sait trop par quel bout empoigner ces événements qui
échappent à toutes les explications logiques. Ce véritable thriller - un effort
certain du romancier pour rendre son univers plus accessible - suit des
sentiers peu fréquentés. Avec Olaf Bégon, le lecteur doit oublier ses
références, s’aventurer dans l’inconnu où des êtres venus d’un autre monde
peuvent le broyer.
Nous avons eu la chance de marcher dans une même direction pendant
presque cinquante ans en tout respect et en toute amitié. Dans Propos pour Jacob, l’écrivain parle de
sa mort et de l’héritage qu’il va léguer à son petit-fils.
À ma mort, je ne te laisserai rien ou si peu. Je
serai pauvre. Par paresse, manque de discipline, insouciance et aptitude aux
plaisirs, mes comptes en banque seront vides ou presque. Cet ouvrage te tiendra
lieu de legs. Ne sois pas trop déçu. Je t’ai aimé comme personne, et j’espère
me faire pardonner en t’offrant ce qui m’est le plus cher : sur quelques
pages, ces intuitions puisées dans l’héritage commun et en moi-même, parfois.
Si tu en tires quelque profit, je serai moins mort, et tu seras peut-être un
peu plus vivant. [3]
Mon ami n’a pourtant jamais
été un paresseux et encore moins un insouciant. Il était un travailleur acharné
qui considérait la littérature comme la première des occupations humaines.
C’était pour lui une manière de toucher l’innommable, d’effleurer une forme de
vérité et peut-être aussi l’immortalité. Écrire envers et contre tous. Pendant
la matinée qui a précédé son décès, il a poussé les mots devant lui jusqu’à
midi comme il le faisait chaque jour, tentant de voir juste, de montrer la
route comme un berger qui marche lentement derrière son troupeau en gardant les
yeux sur l’horizon.
Je te salue « mon pays ».
CE TEXTE EST PARU DANS LA NOUVELLE
ÉDITION DE : LE TRUC DE L’ONCLE HENRY, ÉDITIONS TRIPTYQUE, collection ALIAS, 2019, 238 pages, 17,95 S.
Citations :
[1]
Gagnon Alain, Les Dames de l’Estuaire, Éditions Triptyque, Montréal, 2013, page
45.
[2]
Gagnon Alain, Poèmes de l’homme non-né, Éditions Cercle du livre de France,
Montréal, 1975, page 40.
[3]
Gagnon Alain, Propos pour Jacob, Éditions La Grenouille bleue, Montréal, 2010,
page 9.
http://www.groupenotabene.com/auteur/gagnon-alain