Une belle façon d’entrer dans l’univers de Lise Tremblay est de plonger dans «La sœur de Judith», son plus récent ouvrage. Ce roman illustre particulièrement bien les hantises de ses personnages qui tentent d’échapper aux carcans de la famille et de la société. Une volonté portée surtout par les femmes.
Judith, la plus belle fille de Chicoutimi-Nord, fréquente un étudiant en médecine, veut échapper à la rue Mésy où tout le monde se surveille. Elle rêve d’une grande tournée québécoise avec Bruce des Sultans. Un accident d’auto met fin à ses rêves.
Pendant cet été de la fin des années soixante, les illusions et les violences intimes éclatent au grand jour. La société, jusqu’alors contrôlée par l’Église, secoue les interdits. Simone, la mère de la narratrice «explose» pour un oui ou un non, projetant sur sa fille ses frustrations. Piégée par l’amour et la famille, elle a dû oublier son rêve de devenir institutrice. La mère dans «L’hiver de pluie» se joint aux hommes lors des rassemblements familiaux, pour marquer son refus de la condition faite à ses semblables.
«La sœur de Judith» se termine sur une note d’espoir, contrairement aux œuvres précédentes. En fréquentant la polyvalente, la narratrice va essayer d’échapper à la fatalité qui marque l’œuvre de l’écrivaine.
L’exil
Les personnages de Lise Tremblay sont des exilés qui ont fui village et région pour se défaire des carcans de la famille, se glisser dans l’anonymat des villes. Ces efforts pourtant sont souvent futiles. Les blessures héréditaires collent aux personnages. Malgré ses succès à la télévision, le père dans «La danse juive», ne parvient pas à oublier ses origines.
«Je pense à mon père. Je sais qu’il crée ces histoires pour forcer la porte de la petite maison entourée de sapins. Je sais qu’il leur téléphonera, qu’il butera sur des réponses vagues et qu’il s’en voudra.» (La danse juive, p.96)
Simon, dans «La pêche blanche», sait très bien que sa fuite a été inutile même s’il ne pouvait faire autrement.
«Même enfant, je savais qu’il fallait partir. La mère agissait comme si tous les murs de la maison étaient transparents et que tout le monde aux alentours pouvaient voir à l’intérieur.» (La pêche blanche, p.36)
«Je savais que je m’étais sauvé d’une cuisine trop propre, d’un homme qui n’avait pas dormi depuis trente ans et d’un mot. Tout cela me suivait un peu en arrière comme ma jambe gauche». (La pêche blanche, p.60)
Solitude et errance
Depuis «L’hiver de pluie», son premier roman, Lise Tremblay explore un monde marqué par la solitude et l’errance. Les personnages sillonnent un territoire qui va du nord au sud, de la campagne à la ville, oscillent entre le passé et le présent, hantent un lieu comme ces trappeurs qui parcouraient sans cesse un espace précis, respectant un rite qui ne variait jamais. Ils suivent une spirale qui finit par les avaler comme un trou noir.
Les narrateurs (souvent des femmes) sont marqués par la fatalité génétique. Leur obésité constitue peu à peu une carapace qui coupe de tout ce qui fait la vie. Une forme de retrait où le personnage devient observateur de sa propre existence.
«Dès l’adolescence, je suis devenue une grosse comme ma grand-mère et ma tante ; une obèse rose avec un beau visage et, dans les gestes, une sorte de mollesse que mon père associe à une faiblesse morale.» (La danse juive, p.45) «Elle laisse tomber en disant que, de toute façon, elle n’est jamais arrivée à me faire dormir et que je n’avais jamais été normale. Je tenais de ma grand-mère paternelle qui, selon mon père, n’avait jamais dormi de sa vie.» (La sœur de Judith, p.62)
Le «Je est un autre» de Rimbaud se vit physiquement chez Lise Tremblay.
«Je m’abandonne, relâche mon ventre, il s’étend sur mes cuisses. Il n’y a pas longtemps que mon ventre traîne aussi bas. J’ai l’impression que mon corps encombre. Je sais d’où vient cette impression, même si j’arrive presque toujours à éviter le souvenir.» (La danse juive, p.59)
Comment rompre avec un passé de silence et de violence? Tous les errants de Lise Tremblay évoquent les chats de Jean-Louis dans «L’hiver de pluie». Abandonnés pendant des jours dans la maison de campagne, il a fallu les éliminer.
«Il dit que les chats étaient devenus fous, qu’ils tournaient sans arrêt sur eux-mêmes. Il a essayé de leur donner à manger, mais le lendemain, ils ont continué à tourner sur eux-mêmes.» (L’hiver de pluie, p.16)
Ces contaminés, dans leur corps et leur esprit, rêvent de tuer le père pour rompre la malédiction. Ils cherchent un ancrage en vain.
«Moi je souffre toujours de rage. Je peux être des mois sans penser à lui puis sentir ma jambe traîner derrière moi, me souvenir de ses yeux sur cette jambe, et je me mets à le haïr avec intensité. Je veux le tuer, lui tordre le cou dans son garage.» (La pêche blanche, p.106)
Si Simon s’en tient au désir de «tordre le cou de son père», la narratrice de «La danse juive» et Steeve, dans «La héronnière» osent le geste sacrificiel, peut-être pour être soi, sans passé et sans avenir. «Ceux qui marchent s’aperçoivent de loin, ils ont le temps de s’éviter. Ils ont honte. Ils ne parlent pas. Je pense maintenant qu’ils marchent pour trouver un sens à leur vie. La femme qui marchait n’avait pas de mots. L’errance, c’est un mot qui est venu après.» (L’hiver de pluie, p.20)
«Ceux qui marchent sont des plaies vives exposées à l’air libre. Ainsi peuvent-ils satisfaire leurs fantasmes de destruction à même leurs blessures. Comme des vautours se disputant des carcasses de chèvres de montagne.» (L’hiver de pluie, p.56) Ces hommes et ces femmes, pour ne pas devenir des assassins, s’étourdissent dans un trajet toujours à recommencer. La déambulation devient une forme d’anesthésie qui rend la blessure moins douloureuse.
La grosse femme de «La danse juive» hante un quartier de Montréal où quelques bistrots l’attendent comme des refuges. Dans «La sœur de Judith», la jeune fille passe quotidiennement entre le haut et le bas de la ville, entre son enfance et un rêve d’avenir. Simon, dans «La pêche blanche», arpente la côte ouest dans sa migration saisonnière entre San Diego et Prince-Rupert. Chacun délimite un territoire pour le marquer de ses odeurs, «trouver un sens à leur vie» et oublier «les plaies vives».
Le silence
Des explosions de paroles peuvent surgir chez certains personnages masculins. Mel dans «La danse juive» débarque à l’improviste, s’impose et se répand dans un véritable tsunami de mots. Jean-Louis dans «L’hiver de pluie» est lui aussi un volubile qui prend toute la place. Pourtant les hommes sont le plus souvent des silencieux comme Robert et Simon dans «La pêche blanche». Ce mutisme fait fuir les femmes dans «La héronnière». Elles abandonnent un mari qui ne sait plus réagir, fuient un silence qui étouffe les petites communautés comme une chape de plomb.
«Depuis, j’ai appris à mes dépens que la seule règle du village était le mensonge. Tout le monde sait tout et tout le monde fait semblant de l’ignorer.» (La héronnière, p.77)
«Jean-Louis dit toujours que l’enfer est dans les petites villes. Je pense que l’enfer est dans l’absence de solitude, dans l’impossibilité de se débarrasser de son identité et de toujours être reconnu, nommé, identifié. Les petites villes sont des enfers parce qu’elles obligent à tenir un rôle éternellement, sans sursis.» (L’hiver de pluie, p.49)
Steeve, dans «La héronnière», assassine Roger Lefebvre que sa mère s’apprêtait à suivre. Dans «La danse juive», la fille tue son père par réflexe, sans aucune émotion. Dans les campagnes, tous deviennent les complices de ces gestes expiatoires, se taisent par omission ou par lâcheté. Personne ne dénonce Steeve qui a tué un étranger venu de la ville dans «La héronnière».
«C’est pas moi qui est malade, c’est vous autres ! La femme de Léon est partie et il a continué comme si de rien n’était. La tienne aussi. Qu’est-ce que t’as fait ? Rien. Vous continuez comme si de rien n’était. Moi, je vous ai défendus.» (La héronnière, p.42)
Non pas que la situation soit plus intéressante en ville. Les citadins ont beau chercher à se «débarrasser de son identité», ils n’y arrivent pas. Réduits à l’état de corps anonymes, ils bougent sans connaître le repos, survivent dans des taudis, combattent le froid, l’humidité et la saleté, s’effacent peu à peu sous les couches de graisse. Ils peuvent aussi faire partie du décor comme les Chinois qui dorment dans leur restaurant dans «La danse juive».
Forme narrative
La lettre s’impose comme forme narrative dans plusieurs romans de Lise Tremblay. Ce faux dialogue maintient le contact même si les lettres ne sont pas expédiées dans «L’hiver de pluie». Dans «La pêche blanche», Simon et Robert échangent des missives banales, des livres qui deviennent des catalyseurs de leurs situations. Les écrivains Jacques Poulin, Réjean Ducharme, Marguerite Yourcenar dans «L’hiver de pluie», Jim Harrison dans «La pêche blanche» accompagnent les nomades. L’œuvre littéraire devient l’écho du drame. La littérature permet aussi d’oublier ses malheurs dans «La sœur de Judith».
«Je ne voulais pas, mais je me suis mise à pleurer. Je suis partie dans ma chambre. J’ai pris un Brigitte et comme toujours, quand je commence à lire, j’oublie et je cesse de pleurer.» (La sœur de Judith, p.80)
Québec contemporain
L’œuvre de Lise Tremblay témoigne d’un Québec contemporain qui a perdu ses références avec la Révolution tranquille. Le va et vient entre la campagne et la ville, le passé et le présent, montre une société qui n’arrive pas à trouver un ancrage. Peut-être, comme le suggère l’écrivaine, que la littérature apporte un certain repos. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la honte qui suit les personnages devant un héritage culturel mal assumé. L’accent de la région qu’ils cherchent à masquer en ville, ce passé impossible à distancer. Une œuvre foisonnante, forte, dense qui vaut la peine d’être explorée. Un regard sur le Québec tout à fait singulier et original.
Même si Lise Tremblay donne toujours l’impression de raconter des banalités dans ses romans, elle plonge dans les plus grands drames sans avoir l’air d’y toucher. Une fausse naïveté passe par un humour fin, la dérision et un sens du récit remarquable. C’est cette manière qui explique certainement l’accueil que l’on fait à ses ouvrages.