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jeudi 22 septembre 2016

Larry Tremblay dresse encore le bien devant le mal

ANTOINE LIT Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, rencontre Félix, un idéaliste qui s’accroche à un amour absolu avec sa cousine morte en 1971, lors du glissement de terrain de Saint-Jean-Vianney. Antoine veut désillusionner cet ami qui remet en question sa façon de voir et de vivre. Il fait tout pour démontrer que « cette foi aveugle » est factice avec la complicité d’Alice. La raison triomphe de tout, du moins on aime le croire. Tout n’est pas si simple cependant. Alice décide de montrer l’envers de la médaille dans un roman, beaucoup plus tard, frappant Antoine là où la raison perd tous ses moyens. Voilà un roman et son contraire, les deux versions d’une même histoire particulièrement dérangeante.

Encore une fois, le mal se dresse devant le bien dans L’impureté de Larry Tremblay. Parlons plutôt de la raison qui confronte les croyances, la foi qui déplace les montagnes, qui permet de croire à un monde meilleur où le mal a été éradiqué par la logique, la raison qui sacrifie souvent les individus. Ces deux approches peuvent nous emporter dans les pires situations. L’extermination des juifs par les nazis était menée avec une logique déconcertante. D’un autre côté, la foi des islamistes intégristes est tout aussi perturbante et dangereuse. Ces deux extrêmes mènent aux pires folies et, malheureusement, n’ont cessé de marquer l’histoire humaine. Voilà pourtant les faces d’une même médaille. Le bien ne peut exister qu’en s’appuyant sur le mal et l’envers est aussi vrai. Antoine et Félix ne peuvent que se heurter, l’un menaçant l’autre.
Comment ne pas songer à cette période de ma vie où, à Montréal, plus seul que mon oncle qui vivait en ermite dans la forêt, je me retrouvais dans les salles de cours de l’université en me sentant un étranger, marchais sur les trottoirs, retournais des phrases de Jean-Paul Sartre que je venais de découvrir en lisant La nausée. Antoine Roquentin réalise l’absurdité de la vie et éprouve un dégoût terrible pour ses contemporains. Un nihilisme, une conscience d’être qui secouent tout jeune homme qui s’aventure dans le monde des idées. Du moins à l’époque. Je ne pense pas que Sartre ait autant fasciné les filles alors. Une période sombre où je vivais en retrait de tout, obsédé par des lectures qui me stimulaient et me désolaient. Heureusement, Albert Camus est arrivé et j’ai pu entrevoir l’éclaircie. Il fallait croire aux femmes et aux hommes, travailler à diminuer leur douleur et leur désespérance. L’humain ne peut qu’aller vers l’humain.

CONFRONTATION

Antoine est subjugué par Sartre qui n’était pas trop certain de la condition humaine. L’homme devait se hisser vers la conscience selon lui et ne parvenait qu’à quelques moments de lucidité dans sa vie. Il faut lire Le siècle de Sartre de Bernard-Henry Lévy pour comprendre la démarche de ce penseur et aussi ses aveuglements. Le philosophe existentialiste prendra bien du temps avant de condamner les horreurs de Pol Pot au Cambodge. Et je me demande souvent comment il naviguerait de nos jours avec les attentats terroristes, les missions de ces croyants qui massacrent femmes, enfants au nom de leur dieu. 
La connaissance, la raison et la science pouvaient tout régler, nous aimions le croire dans les années 70. Pourtant la planète est en danger et nous fonçons vers la catastrophe malgré toutes les sonnettes d’alarme. La logique sert souvent à justifier les pires folies et les comportements les plus absurdes.
Antoine connaît les codes, le langage des émotions et peut en jouer avec une aisance déconcertante. Il ment, séduit, triche pour arriver à ses fins. Félix en est incapable et devient particulièrement vulnérable, surtout devant une Alice qui se retrouve bien loin du pays des merveilles et qui sera l’agneau que l’on sacrifie au nom de la raison.  

Le lendemain, poursuivant son plan, il passe à l’attaque. Il lui écrit une longue lettre où il exprime son éblouissement quand il l’a aperçue par hasard à la sortie de son école. Depuis, il n’a cessé de penser à elle. Il s’excuse de l’avoir suivie. Il ose même lui raconter qu’un soir il a épié l’ombre que son corps dessinait sur les rideaux de sa chambre. Il lui promet de ne plus recommencer. De toute façon, à quoi bon puisqu’elle a découvert son petit jeu. Il lui demande une seule chose : qu’elle réponde à sa lettre. Il l’attendra comme la lumière de l’aube après une nuit de cauchemar. (p.89)

La femme devient l’appât, celle que l’on immole pour permettre au dieu de la raison de triompher. Elle sera l’héritière qu’Abraham doit sacrifier pour plaire à ce Dieu égoïste qui ramène tout à lui.
Beaucoup plus tard, écrivaine qui connaît le succès, Alice rétablit les faits. Elle a attendu toute sa vie pour écrire ce roman, montrer qu’Antoine est un salaud qui a tout détruit autour de lui, qu’il est responsable du suicide de Félix et de son fils Jonathan. Les faits seront rétablis grâce à l’écriture, l’art de dire et de dénoncer peut-être.

Antoine n’a jamais admis qu’il avait une part de responsabilité. Chacun est libre de disposer de sa vie comme il l’entend, c’était son choix, pas le nôtre. Antoine me répétait ce genre de phrases et je n’avais pas le courage de le contredire. Il m’impressionnait avec ses envolées philosophiques. Je n’arrivais pas à prendre mes distances. Je me suis mise à penser comme lui. La mort de Félix ne me concernait pas. Vivre avec un sentiment de culpabilité était trop douloureux. Je me suis raccrochée à Antoine. Je n’avais rien compris à ce qui s’était réellement passé. Maintenant tout est clair. En fait, il l’aimait aussi. (p.154)

Antoine ne pourra contrer la version d’Alice. Sa vie, ses gestes lui reviennent comme un boomerang et son armure s’effrite. Il est nu, vulnérable, dans l’état où s’est retrouvé Félix après ses mensonges et ses manipulations.

CRÉATION

L’oeuvre artistique permet de rétablir les faits, de corriger les abus, de dénoncer les menteurs. L’écrivain, par son travail, pourchasse les faux prophètes, donne la parole aux victimes, ébranle les vainqueurs qui se drapent des beaux habits de la raison et de la connaissance. Le roman, tout comme le théâtre, chez Larry Tremblay, sert à briser les masques et à faire surgir la vérité.

— Tu n’as pas compris que je l’ai écrit uniquement dans ce but ? Je l’ai construit comme un piège fait de miroirs, comme une prison qui en renferme une autre. Une fois lu, je veux que le roman se referme sur lui et qu’il ne puisse plus jamais s’en échapper. (p.155)

C’est ce qui arrive au lecteur de L’impureté. Je me suis senti coincé entre les deux versions d’un même roman qui se referment comme un étau. Le piège est implacable. Personne ne peut échapper à un texte semblable. Antoine voit son édifice s’écrouler. Il n’y a plus de vainqueurs, que des perdants.

DUALITÉ

Le mal chez Larry Tremblay, comme dans la vie de tous les jours, a toujours plus de facilité à s’installer et il touche des pulsions profondes, animales. Il est de l’ordre de l’instinct et devient une arme terrible quand il s’appuie sur la raison et la logique. Il triomphe facilement des idéaux d’amour et de paix. Pas étonnant que Jésus finisse sur la croix. Il refuse les mensonges, demande de croire, de vivre sans les beaux habits de la raison. C’est pourquoi il est si vulnérable devant la logique des juristes.
Chez Larry Tremblay, les porteurs de mal finissent toujours par se retrouver devant leur propre invention. Le théâtre dans L’orangeraie et le roman cette fois sont les armes qui permettent de contrer les effets du mal, de « réparer » l’être d’une certaine façon.
L’écrivain survole le pour et le contre, les ténèbres et la clarté, montre les forces qui s’affrontent, retournent les mensonges. Les jumeaux dans L’orangeraie portaient cette catharsis et ici ce sont les frères improbables que sont Antoine et Félix qui se retrouvent face à face. Cet affrontement ne fait jamais de gagnant. Les survivants resteront des éclopés. Comment imaginer la vie d’Alice après la publication de son roman ? Écrire encore ? Elle a tout dit. Et Antoine ? La déflagration en a fait un fantôme que la raison ne peut plus protéger. Son château de cartes s’est écroulé.
Larry Tremblay nous entraîne dans les coins sombres de la pensée et prend plaisir à détricoter des croyances qui peuvent être dangereuses. C’est pourquoi il est si subversif, autant au théâtre que dans l’aventure romanesque. Encore une fois, il nous abandonne après avoir tout démonté autour de nous. Il touche l’être, le retourne et nous laisse avec notre conscience, notre devoir de vivre et de survivre dans un monde que nous avons dévasté au nom de la raison ou de la foi. Avec aussi la responsabilité de l’autre qui ne doit jamais devenir la victime de nos constructions mentales et de nos pensées délirantes. La liberté totale tout comme les croyances aveugles mènent toujours au pire.

L’IMPURETÉ de LARRY TREMBLAY est paru chez ALTO.

PROCHAINE CHRONIQUE : La mémoire du papier de NICOLAS TREMBLAY publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.



mercredi 14 septembre 2016

Virginie Blanchette Doucet ne peut briser le silence

MAUDE QUITTE SON PAYS de l’Abitibi pour Montréal. Plus rien ne la retient là-bas. La minière vient de démolir la maison que ses parents lui ont léguée. Mais il y a Francis, de l’autre côté de la rue, un ami depuis toujours, le grand amour de sa vie peut-être. Partir, c'est tout abandonner pour l'ailleurs où il faut tout recommencer. Le mal du pays l’emporte souvent. Elle revient en Abitibi, roule pendant des heures dans le parc de La Vérendrye, retrouve Francis, un monde qui glisse doucement hors d’elle. Maude dérive dans sa tête et dans son corps. Elle est une migrante de l’intérieur, une femme qui vit un amour impossible dans un silence qui avale tout, comme le trou de la mine qui aspire les hommes le matin et les biffe de la surface de la terre.

On ne parle pas souvent de ceux qui quittent leur région pour aller vivre en ville, à Montréal de préférence. Ils laissent un pays, une enfance, des souvenirs, des lieux où ils sont parfaitement dans leur corps et dans leur tête, un amour souvent pour se retrouver dans la foule. Lise Tremblay a souvent parlé de « ces migrants de l’intérieur » qui abandonnent un coin de pays, une famille qu’ils ne pourront jamais retrouver.
J’ai dû quitter mon village pour des études, me réfugier à Montréal, à la frontière d’Outremont, dans un petit appartement qui est vite devenu un refuge. Quand je m’aventurais sur les trottoirs, je croisais des Juifs hassidiques. Je ne savais rien de leur existence avant de venir en ville.
J’avais tout laissé au village. Des habitudes, des amis, une famille et des lieux où je pouvais sentir toutes les dimensions de mon corps et de mon esprit. Je suis devenu sauvage à Montréal, ne sortant que pour les cours à l’université où j’étais un Mursault dans les salles de cours. Je lisais sans arrêt pour ne pas sombrer, m’accrochais aux écrivains pour ne pas me noyer. Certains de mes amis ont vécu l’exil un temps et après, ils sont retournés au village, n’arrivant pas à se faire à cette autre vie. Heureusement, j’étais obsédé par les livres, cela m’a permis de tenir le coup pendant des années en faisant des retours pour respirer et me souvenir que j’étais encore un être social.

EXIL

Maude a grandi tout près de la minière qui réglait tout de la vie. Sa famille s’était installée devant la maison de Francis, un garçon de son âge. Une rue entre les deux, un pays, un continent. Ils ont partagé des jeux, des espaces en forêt avant de devenir des adultes. Ils étaient toujours ensemble. Des inséparables. Leur vie à deux allait de soi, pourtant ils sont incapables de se dire, de s’offrir l’un à l’autre. Comme deux cailloux enfermés dans un silence de commencement du monde.

Les arbres se souviennent de nos passages répétés, qui ont fait affleurer des roches veinées de quartz blanc, comme des balises pour nous empêcher de mettre le pied en dehors de chez nous. Nous courons, tu cries devant moi que je suis lente et que si un ours arrive tu vas le laisser me bouffer. La terre amortit mes pas dans un bruit sourd. C’est l’été où j’ai arrêté de grandir. (p.10)

Les parents partent en laissant la maison à Maude. Elle travaille à la mine pendant les vacances, voyage avec Francis, observe, attend dans un silence qui la fait ressembler à ces éclats de minerai qu’il faut « défaire » pour en extraire l’or.
La mine est une bouche dévoreuse qui a toujours besoin d’espace. La compagnie achète la maison de Maude à prix fort et la démolit. Elle a perdu son ancrage. Seul Francis peut encore la retenir. Il suffit d’un signe, d’un tout petit bout de phrase.

SILENCE

Maude part, peut-être pour provoquer la venue du mot, du geste qui va tout changer. Elle roule vers la ville, s’installe dans un petit appartement en attendant, travaille le bois, le vivant pour oublier la pierre qu’il faut forcer pour en extraire le métal précieux. C’est peut-être le traitement de choc qu’il faudrait pour obliger Francis à se tourner vers elle et abolir toutes les distances.

Ta mère, placée entre nous, serrait ton bras et le mien. Elle essayait de nous attacher ensemble, comme si ça pouvait m’empêcher de partir. C’était plus fort qu’elle, elle ne pensait pas, je crois, à son corps entre les nôtres, incapables de se toucher. Nous étions encore les deux mêmes enfants silencieux. Le jour de mon départ, je voyais que tu n’y croyais pas. Tu t’es dégagé le premier de ce lien bizarre. Ta mère a augmenté légèrement la pression autour de mon avant-bras. Si tu avais déposé tes clés dans ma main et que la pulpe de tes doigts avait touché ma paume, peut-être aurait-ce été différent. (p.65)

Maude s’étiole à Montréal, sa pensée restant en Abitibi. Elle part sur la 117 Nord, suit ce cordon ombilical pour surprendre Francis, des lieux, une vie qui pourrait prendre un autre tournant. Elle est déjà l’étrangère, elle a toujours été celle qui attend. Elle erre entre le présent où elle se sent à l’étroit et ce passé qui se dilue peu à peu.
C’est là le pire pour un migrant de l’intérieur. Il part, revient et ne sent jamais chez lui. Je me souviens. Il a fallu à peine un an pour devenir un « visiteur ». Les choses changeaient si rapidement et mes souvenirs restaient loin en arrière. Il y avait un espace de plus en plus grand entre le lieu que j’avais quitté et celui que je retrouvais après mes fuites. Maintenant, quand j’y retourne, j’ai l’impression qu’un autre village a poussé sur ces lieux familiers. Tout m’est connu et en même temps étranger. Mon village n’existe plus que dans ma tête.

RÉUSSITE

Virginie Blanchette Doucet signe un roman fascinant où tout est attente, impression, suggestion. Francis et Maude ne savent pas s’apprivoiser. Il faudrait des mots pour se dire et ils sont murés en soi. Maude part pour provoquer un séisme parce que la vie dans un silence pareil, tout près de Francis, n’est pas possible. Ce mutisme va la tuer. Elle met un continent entre eux, pose des gestes pour trouver des mots et les retourner comme les bouts de planche qu’elle effleure des doigts. Francis est du monde des pierres et elle de l’espace des arbres qui cherchent à toucher le ciel.

La nuit était tranquille, à l’exception des blasts qui ont fait trembler les murs un instant, je ne sais plus à quelle heure. Le soleil n’était pas levé quand Francis est revenu. Le chiot dormait au pied du divan, j’avais la main qui lui frôlait le dos, et il poussait de drôles de petits soupirs. J’ai gardé mes yeux fermés le temps que Francis enlève son manteau, ses bottes, qu’il dépose sa boîte à lunch en métal par terre. Le plancher a craqué sous ses pas, jusqu’à ce qu’il arrive sur le tapis du salon. Une pause. Il est parti vers la chambre, est revenu et m’a abriée d’une couverture douce et épaisse. Une porte a grincé derrière lui. Le chien a reposé sa tête contre ses pattes. (pp.78-79)

Un roman terrible parce qu’il nous pousse dans un exil intérieur où le langage n’arrive jamais à briser les carapaces. Des corps bougent, se frôlent et peuvent faire les gestes de l’amour tout en restant des pierres qui se heurtent sans jamais s’entamer. Le silence dans ce roman est étouffant, la solitude oppressante. Comme si Francis et Maude étaient enfermés dans un trou de la mine et qu’ils n’arrivaient jamais à s’en dégager.
Virginie Blanchette Doucet nous pousse dans une dérive où l’être risque de se défaire comme sous le coup des blasts qui font frémir le sol. L’empêchement de la parole est peut-être le pire des châtiments. Parce que les gestes ne suffisent jamais. Il faut des mots pour tisser des liens, s’offrir l’un à l’autre, se toucher dans le plus intime de l’être. Cela n’arrive pas dans 117 Nord. Maude est tout aussi impuissante que Francis face à ses sentiments. Il faudrait une fracturation de l’être pour qu’ils se retrouvent dans le regard de l’autre. Et cela n’est pas possible. Restent la route, les gestes peut-être lors de ces retours qui peuvent se faire rencontrer les corps.

117 NORD de VIRGINIE BLANCHETTE DOUCET est paru chez BORÉAL Éditeur.

PROCHAINE CHRONIQUE : L’impureté de LARRY TREMBLAY publié chez ALTO.

mercredi 7 septembre 2016

Hugo Léger mélange habilement la fiction et la réalité


XAVIER LAMBERT, jeune père de famille, tombe amoureux d’Évelyne, une avocate magnifique qui ne laisse personne indifférent dans Télésérie de Hugo Léger. La jeune femme connaît des aventures tumultueuses avec un collègue et n’hésite jamais devant une ligne de cocaïne. Elle vit dangereusement, intensément. Xavier ne peut s’empêcher de penser à cette femme qui devient une véritable obsession et qui va gâcher sa vie. Il le sait. Le problème, Évelyne est l’héroïne d’une nouvelle série à la télévision, le succès dont tout le monde parle.

La télévision est importante dans la vie de la plupart des gens. On dit que le Québécois passe environ cinq heures par jour devant cet appareil, sans compter le cellulaire où il envoie des « j’aime » à une liste d’amis qui ne cesse de s’allonger. Une grande partie de son temps est happé par ces médias. Comment lire un roman ou un recueil de nouvelles après ça ? Voilà peut-être l’explication. Les gens lisent de moins en moins parce qu’ils n’ont plus le temps et quand ils le font, ce doit être rapide, court, facile, digéré et mastiqué. Ils ont perdu l’habitude de s’installer avec un roman, un essai ou un recueil de poésie.
Avec la télévision, un écran de plus en plus impressionnant, les personnages deviennent des amis, des frères et des sœurs. Je me souviens de ma mère qui vitupérait contre un certain J. R. Je ne connaissais personne dans la famille qui répondait à ce nom. J’ai compris un jour qu’il s’agissait d’un personnage d’une série télévisée qu’elle détestait particulièrement.
La télévision est là, omniprésente, obsédante avec ses vedettes, ses animateurs qui courent partout ; des téléséries qui attirent tout le monde comme un aimant. Je ne regarde guère la télévision. Presque jamais. Je me suis laissé tenter l’an dernier par la reprise de la série Les belles histoires des pays d’en haut. Ce ne m’était pas arrivé depuis L’Héritage de Victor-Lévy Beaulieu. Peut-être parce que le téléroman de Claude-Henri Grignon a marqué mon enfance et que nous suivions les malheurs de Donalda en famille. D’abord à la radio et ensuite à la télévision. Ma mère vilipendait Séraphin comme s’il s’était agi d’un voisin et lui promettait des « poignées de bêtises » quand elle le rencontrerait. Bien sûr, la nouvelle mouture n’a rien à voir avec l’original. Le curé Labelle, incarné par Antoine Bertrand, aurait scandalisé ma mère.

RÉALITÉ OU FICTION

Est-il possible de confondre la réalité et la fiction, de se laisser envoûter par un personnage de fiction ?

Elle, maintenant, s’appelle Évelyne. Je dirais qu’elle a vingt-huit ans, peut-être vingt-neuf. Je n’ai jamais su son âge exact. Elle aussi vit à Montréal. Elle est procureure. Elle est brillante. Belle aussi. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi beau. Mais ce qui la rend unique et la différencie de toutes les femmes que j’ai connues, c’est qu’Évelyne n’existe pas. En fait, ce n’est pas aussi simple que ça. Je vais vous expliquer, ce qui ne veut pas dire que vous allez comprendre. (p.13)

Xavier Lambert soigne les chiens qui ont des problèmes de comportements. En fait, il s’attarde surtout aux maîtres qui traumatisent leur animal. Ces bêtes de compagnie bouffent sans arrêt, jappent pour un rien, deviennent agressives ou encore craignent le moindre bruit. Le spécialiste peut changer tout ça, « déprogrammer » l’animal en étudiant les comportements du maître.
Il suit religieusement la série qui met en vedette une avocate douée. Le personnage s’occupe de son frère autiste et entretient des relations malsaines avec un collègue. Une femme libre, sensuelle, un personnage joué par une jeune comédienne qui trouve là le rôle de sa vie. Margot de Brabant devient la vedette, fait le tour des émissions où l’on ne reçoit que des stars et fait la une de tous les magazines où l’on raconte la vie des comédiens, révèlent ce qu’ils mangent, s’ils portent un pyjama pour dormir ou s’ils avalent un café avant leur rôtie de pain brun. Leur moindre geste devient public et les admirateurs en redemandent. Ces personnages sont souvent plus présents dans la vie des téléspectateurs que ceux qui partagent leur quotidien.
 
AMOUR

Xavier Lambert ne pense plus qu’à Évelyne. Elle le hante, l’obsède, devient ami avec elle sur Facebook, lit les journaux à potins. Tout cela sans rien dire à sa femme Nadine qui est aussi une fidèle de l’émission.

Je savais bien qu’Évelyne n’existait pas. Qu’elle n’était qu’un personnage de fiction, une créature imaginée pour nourrir les fantasmes d’un troupeau de téléspectateurs. Cela dit, je ne pouvais m’empêcher de penser à elle ; ce n’était pas interdit par la loi, c’était plus fort que moi, elle correspondait à mon idéal féminin. Je ne la connaissais que depuis deux heures, mais je la savais libre, indépendante, éprise de justice, menant sa vie comme on conduit une Ferrari, vite. Et ses yeux, doux et perçants à la fois… J’avais l’impression qu’elle me regardait. Pas une autre blonde lambda au regard d’azur ; non, une brune intense, volcanique. Atypique. Aux formes spectaculaires. Aux cheveux subtilement ondulés. Elle était tellement différente de la femme qui partageait ma vie, tellement particulière. Spéciale. (p.46)

Un appel et Xavier se retrouve dans l’appartement de la comédienne. Son chien a des problèmes de solitude ou quelque chose du genre. Qui va-t-il soigner ? La pauvre bête ou sa dépendance envers le personnage d’Évelyne ? Xavier ne peut résister à la belle Margot qui se révèle instable et imprévisible.
Ce sera la catastrophe bien sûr. Nadine, son épouse, se rend compte que « celui qui sait parler aux chiens » a une maîtresse. La vie avec Margot est tout aussi impossible. Tout bascule quand il apprend qu’il va devenir un personnage de la télésérie.

J’avais le tournis. La mise en abyme était vertigineuse. J’aimais un personnage de télésérie, joué par une comédienne, bien réelle qui avait fait de moi un personnage de fiction dans la télésérie où elle jouait la femme que j’aimais. Ce ne pouvait pas être une coïncidence. Margot avait parlé de moi aux auteurs. Elle leur avait raconté ma vie. Je me suis senti trahi. Manipulé. On avait usurpé mon identité. (p.238)

Xavier se retrouve seul avec un chien drogué. Les deux doivent se désintoxiquer. Le spécialiste pourrait se recycler en s’occupant des spectateurs qui mélangent le réel et la fiction, ne savent plus démêler le vrai du faux.

DÉPENDANCE

Hugo Léger aborde un problème dont on ne parle jamais ou si peu. Toutes les astuces que l’on développe pour rendre les téléspectateurs dépendants à certaines émissions. Et que dire des adeptes des médias sociaux qui ne peuvent faire un pas sans regarder ce petit écran, placer des selfies au point d’en oublier la réalité. Je pense à la clôture des Jeux olympiques de Rio où les athlètes ont défilé, cellulaire à la main, multipliant les autoportraits et regardant l’événement à l’écran au lieu d’être présent, là, tout à la fête. Ils s’accrochaient à cette petite fenêtre qui les propulsait hors du moment, devenant des spectateurs de leur vie.
Un roman intéressant par les problèmes qu’il soulève, un texte surprenant et plein d’humour. Et que de rebondissements ! Je ne sais pas s’il existe des groupes, comme ceux qui s’occupent des alcooliques, pour sevrer les gens de la télévision et des médias sociaux. Il faudra y arriver un jour et le tsunami des Pokémons n’est pas là pour arranger les choses. Cellulaire au volant, dans les salles de spectacles, dans la chambre à coucher, il semble que cet appareil soit maintenant une excroissance du corps humain. Pas étonnant que la fiction se faufile dans nos vies. Bon ! J’arrête pour soigner ma terrible dépendance aux livres québécois et à la littérature.

TÉLÉSÉRIE de Hugo Léger est paru chez XYZ ÉDITEUR, 254 pages, 24,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : 117 Nord de VIRGINIE BLANCHETTE DOUCET paru chez BORÉAL Éditeur.

mardi 23 août 2016

Daniel Castillo Durante arpente son univers

LES MIGRATIONS FONT en sorte que des femmes et des hommes quittent leur pays d’origine pour faire leur vie ailleurs. Certains sont venus au Québec et font partie maintenant du paysage littéraire. Que ce soit Sergio Kokis, Abla Farhoud, Felicia Mihali, Danny Laferrière ou Kim Thuy, tous donnent une couleur à notre imaginaire et portent des voix qu’il faut entendre. Bien sûr, ils restent marqués par leur pays d’origine, un passé souvent lourd à transcender. Leur univers littéraire est fait de réminiscences, de retour au pays de l’enfance ou encore de la découverte de leur nouvel univers. Les écrivains nés au Québec ne sont pas tellement différents. J’ai abordé le thème de l’enfance dans plusieurs de mes ouvrages. Les plus belles années, Souffleur de mots, Le réflexe d’Adam. Les écrivains deviennent souvent des explorateurs qui partent à la découverte de leur passé.

Les départs et les retours font partie de la fiction de Daniel Castillo Durante depuis la publication de La passion des nomades. Que ce soit dans ses romans ou dans ses textes courts, l’absence du père marque ses fictions. Un sujet éternel puisque dans L’odyssée d’Homère, le fils Télémaque va à la recherche de ce père mythique qu’attend Pénélope depuis des années avec une patience et une fidélité que son mari n’a guère.
Dans Étrangers de A à Z, Daniel Castillo Durante replonge dans ses thèmes de prédilections : la famille, l’errance, les abandons et la fuite du père que le fils veut retrouver pour le meilleur et le pire. Les femmes ont dû s’occuper de ces garçons en manque de références masculines qui se retournent souvent contre elles. Ce sont là des thèmes qu’il aborde dans ses grands romans : La passion des nomades ou Un café dans le Sud. Ce père, quand on réussit à le retrouver, est singulièrement dur et cruel, fuyant et énigmatique. Étrangement, jamais cet abandon ne semble toucher les filles… Bien plus, elles n’existent pas dans l’univers de Castillo Durante. Pas l’ombre d’une fille qui cherche ce père qui a fui le piège de la paternité. Les filles ne comptent pas non plus dans les romans de Sergio Kokis. Elles sont des victimes quand les écrivaines s'attardent à leur situation. Felicia Mihali et Ablad Farhoud l’illustrent magnifiquement bien.
Plusieurs écrivains d’origine sud-américaine ne semblent jamais pouvoir en finir avec le père, même quand on retourne dans les terres de l'enfance pour un héritage. Ce qui est nouveau dans ces récits de Daniel Castillo Durante, c’est la brièveté des textes qui s’approprient toute l’étendue du langage. Et, cette fois, les pères sont là, agissants, souvent méchants et sadiques.

Or, pourquoi avoir ouvert son iPad Air au lieu d’admirer la façade rose de l’église La Parroquia sous les derniers rayons du soleil au cœur de la ville coloniale ? L’étouffement économique de son fils déclenchait chez lui une sorte de jouissance vindicative dont il avait de plus en plus de mal à se passer. À force de retenir les cordons de sa bourse, les plaisirs de papa ne pouvaient plus être que sadiques. (p.23)

Castillo Durante reprend ce thème comme un musicien qui s’attarde à un motif et en explore toutes les subtilités. Chaque essai lui permet de trouver un angle nouveau et des reflets restés dans l’ombre. Une sorte de quête qui lui permet de dresser la carte de son univers et de mieux la parcourir même s’il risque de se répéter et d’emprunter souvent les mêmes sentiers. L’important étant de connaître toutes les dimensions de son univers de fiction, de découvrir les frontières de son imaginaire.

ABANDON

Les histoires d’amour surgissent tôt, au sortir de l’enfance souvent, durent le temps d’un rêve ou d’une étreinte sexuelle. Un rêve éphémère et souvent cruel. Les jeunes femmes se retrouvent enceintes et le bel amant prend la fuite, part dans le vaste monde ou s’installe avec une autre, plus belle, plus riche. Les jeunes mères se débrouillent en effectuant des travaux comme servante ou domestique, deviennent souvent des prostituées. C’est le cas chez Sergio Kokis. Après avoir rêvé d’être la seule et l’unique, elles doivent effectuer les corvées les plus humiliantes. Chez Castillo Durante, comme chez Kokis, les femmes n’obtiennent un statut social que par l’homme, le mâle qui a tous les droits et les privilèges.
Brisée, humiliée, abandonnée par sa famille, sans espoir, aigrie, elle devient acariâtre et vindicative, pousse le fils à soutirer de l’argent au père pour améliorer sa propre situation. L’enfant est manipulé et reste tiraillé entre les parents. Certains en profitent, d’autres pas. Les fils tentent de trouver un sens à leur dérive intérieure, la pire, celle que l’on ne peut jamais arrêter.

Ce fut en mettant le pied à terre que je reçus le premier coup de poing sur mon épaule gauche. J’essayai de repousser mon frère, mais il se mit à m’asséner des coups de poing au visage que je m’efforçais d’esquiver tant bien que mal. Père qui assistait à la scène demanda à mon frère de m’entraîner vers la rivière afin que le bruit de l’eau se heurtant contre les pierres étouffe mes cris dont le registre aigu lui rappelait sans doute ceux de maman. (p.43)

Extrêmement troublant le portrait qu’esquisse Castillo Durante des hommes et des femmes. Leurs travers prennent d’autant plus d’importance dans ces courts textes (il y en a soixante-trois) qu’il ne vous laisse jamais le temps de reprendre votre souffle. Une véritable mitraille qui frappe en pleine poitrine. J’ai dû interrompre souvent ma lecture, ayant l’impression de vivre une agression. C’est peut-être le problème de ces récits très brefs qui reprennent sans cesse un même sujet. La charge est sans pitié.
Un peu étourdissant, mais en même temps une sorte d’exorcisme qui laisse le lecteur, tout comme l’écrivain, j’imagine, un peu abasourdi. Des reprises, des recommencements pour mieux sentir les obsessions venues de l’enfance, d’un monde extrêmement polarisé où il n’y a jamais de partage entre les hommes et les femmes.
Daniel Castillo Durante ne cesse de parcourir cette enfance qui le hante, oscillant constamment dans ses romans entre le Nord où il fait sa vie et le Sud qui a marqué son imaginaire. C’est peut-être la punition des migrants que de devoir transporter une histoire terrible sans jamais pouvoir s’en débarrasser. Ils resteront des étrangers dans le pays d’adoption et le pays d’origine. Une situation difficile qui fait des personnages de Daniel Castillo Durante des errants, toujours en quête d’un ancrage, d’un père qui ne cesse de fuir et de décevoir. L’œuvre de cet écrivain nous donne souvent à voir l’envers du monde. Ils ne s’attardent guère au Québec et parcourent les continents sans jamais arriver à s’arrêter. Il y a une étude fort intéressante à réaliser sur cette dérive qui marque les œuvres des écrivains migrants. Ils sont des fantômes, des survenants qui ne peuvent jamais s’installer. C’est peut-être une condamnation ou une fatalité. Comment savoir ?

ÉTRANGERS DE A À Z de DANIEL CASTILLO DURANTE est paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, numéro 163.

PROCHAINE CHRONIQUE : Télésérie de HUGO LÉGER paru chez XYZ Éditeur.