CERTAINS ROMANS s’ouvrent de la mauvaise façon, vous
repoussent au lieu de vous aspirer. Sergio Kokis s’amuse souvent à compliquer
la vie de son lecteur dans les premières pages. « Pour éloigner les mauvais sujets
», dit-il en plaisantant. Je crois plutôt qu’il faut l’appâter pour le retenir.
Gabriel Garcia Marquez disait que l’amorce d’un roman est comme la pêche à la
ligne. Il faut attirer la truite et après, la retenir en lui laissant une
liberté de mouvement. Ne jamais faire en sorte que le poisson rompe la ligne et
s’échappe. Un art difficile à maîtriser. C’est peut-être pourquoi les plus
belles prises réussissent toujours à déjouer le pêcheur.
Tristan Malavoy a pratiqué
la poésie, la chanson et le journalisme. Un beau détour pour en arriver au
roman. L’émission Bazzo.tv m’a poussé
vers Le nid de pierres qui attendait sur
ma table depuis plusieurs jours. Les lecteurs ont trouvé que le roman était un
peu court. Tous auraient voulu demeurer dans l’environnement de Thomas. J’avais
regardé quelques pages comme je le fais toujours avec un nouveau livre.
Quelques phrases pour mesurer le ton, l’ambiance et la musique. J’ai su tout de
suite que ce roman exigerait des efforts. Des livres s’offrent comme un fruit mûr
et d’autres demandent un peu de patience et d’attention. Il suffit de plonger pourtant
et la magie opère. Ce sont toujours ces romans qui font hésiter que je préfère.
Malavoy nous
entraîne à Saint-Denis-de-Brompton, un village situé dans les environs de
Sherbrooke. Le pays d’Alfred Desrochers que je connais mal. Un village avec ses
personnages, ses lieux singuliers et ses légendes. Tous les lieux en ont. Celle
d’Alice Norton par exemple. Les Français
et les Abénaquis ont réalisé une expédition dans le village de Deerfield au
Massachusetts. Massacre et capture de prisonniers et long retour au Canada. Alice
perd son fiancé. Mylène Gilbert-Dumas en a fait un roman dans 1705. Une belle histoire d’amour et
d’aventure qui passe par ce coin du Québec.
Une légende abénaquise
raconte qu’il est possible de communiquer avec les morts ou les ancêtres. Il
suffit de trouver les lieux et de connaître certains rituels. Un trou de boue,
un œil de bœuf ou une panse de vache comme on disait dans mon enfance suffit
pour happer l’esprit. Une fosse qui peut vous aspirer si vous faites preuve
d’imprudence.
Je ne sais pas
combien de temps ça dure, je me suis perdu dans mes pensées. Si je n’entendais
pas intérieurement la voix de ma mère inquiète de savoir où je suis passé, je
resterais encore. Ma peur de cet endroit fait place à un sentiment nouveau,
comme s’il y avait une sorte d’aimant, là sous la terre, qui voudrait que je ne
parte pas. (p. 28)
Le roman creuse le
temps et l’espace, tourne sur des lieux précis, secoue des craintes et des
fantasmes qui remontent à la nuit des temps. Bien plus, l’auteur se risque dans
des histoires parallèles qui vous présentent deux époques. Creuser, plonger
dans le monde d’avant l’arrivée des Blancs en Amérique, suivre un jeune autochtone
dans sa vie de tous les jours et son monde magique, dire ce qu’il y avait avant
et peut-être ce qui subsiste de nos jours est un beau défi.
ACUPUNCTURE
Il y a donc des
lieux qui agissent comme des points d’acupuncture. Il suffirait de les trouver et
de connaître certaines formules pour entrer en contact avec les grandes forces
telluriques de la planète, basculer dans le monde invisible si cher à
l’écrivain Alain Gagnon.
Thomas est attiré
par un trou de boue tout près du village où il a failli s’enliser avec sa moto.
Un gouffre qui aspire tout ce qui s’en approche. Une bouche qui fait passer
l’imprudent dans une autre dimension.
Un adolescent disparaît.
Tous le connaissent, savent qu’il était un peu lunatique. Yannick reste
introuvable même si toute la paroisse est passée au peigne fin. Que s’est-il
passé, que lui est-il arrivé ?
Je croyais la page
tournée pour de bon. La disparition de notre camarade, en sixième année. La
période sombre qui avait suivi. Mais j’aurais dû m’y attendre : tout comme
la distance, le temps qui me sépare de cette histoire s’est rétréci comme une
peau de chagrin. Le mystère est là, tout près, entier. Je l’entends battre sous
mes tempes. On n’a jamais retrouvé Yannick-Lunatique. De locales, les
recherches étaient rapidement devenues nationales. Pendant près de deux ans,
jusque sur les plus importants plateaux télé, on avait parlé de Yannick Robert,
de son inexplicable disparition, de l’absence complète de piste sérieuse,
hormis quelques théories abandonnées une à une. (p.54)
Thomas ne peut
s’empêcher de penser au trou. Yannick a-t-il été aspiré par la boue ? Il
n’osera jamais formuler ce genre d’hypothèse. On ne parle pas de ces choses. La
légende abénaquise nous pousse dans cette direction pourtant. Peut-être que
pour résoudre les mystères du présent, il faut savoir les légendes du passé.
J’aime assez l’idée.
Le retour de
Thomas et Laura au village des origines ravive cette histoire. Il est attiré
par ce lieu maudit où toutes les craintes peuvent se concrétiser. Et voilà en
plus que le vieux Cyriac disparaît. Comme si l’histoire de Yannick se répétait
dans un autre temps avec un autre personnage. Thomas devrait comprendre parce
qu’il écrit, invente des scénarios et des vies pour la télévision.
SILENCE
Nous sommes
abandonnés là, près d’un trou de boue dans la forêt. Et c’est à nous lecteur de
tirer les fils, d’imaginer ce qui a pu arriver et ce qui peut encore subvenir
dans ce coin de forêt où une bouche traverse les époques et les siècles. Les
légendes ne doivent jamais trouver d’explication et être réduites à un fait
divers. Les fables doivent demeurer du côté des légendes pour survivre. On ne
touche pas au mythe parce que ce serait ouvrir la porte au malheur. Du moins,
j’aime le croire.
Les lecteurs de Bazzo.tv auraient voulu, je l’ai dit, trouver
une explication à cette histoire en deux temps. J’ai ma petite idée, mais pas
question de vous la donner. Faites votre travail de lecteur.
Un chasseur caché
derrière une grande pierre, qui avait tout vu de la scène et qui me l’a
racontée plus tard, a attendu que le soleil se lève et que les cris de l’homme
aux manières étranges soient emportés par le vent, puis s’est approché du trou
par où Majiskok avait disparu. Mais…
— Mais quoi ?
demandent plusieurs voix parmi le cercle.
— Mais il n’y
avait pas de trou. Rien. Comme si le serpent géant avait plongé dans un lac et
que les eaux avaient aussitôt effacé les traces de sa fuite. Comme si Majiskok
s’était engouffré non pas dans le sol, mais dans un liquide.
Nous attendons
tous la suite, mais les lèvres de Pannoowau restent closes. Alors, un à un,
nous nous levons en silence, la tête encore emplie du serpent millénaire qui
habite les bois où nous marchons, et nous entrons dans nos wigwams en sachant
très bien que Majiskok nous attend du côté du sommeil. (p.172)
Un récit qui vient
vous chercher habilement, vous fait naviguer entre la raison et la déraison, l’imaginaire
et la légende. Un texte qui prouve qu’un romancier est un créateur de mondes,
d’histoires qui peuvent vous faire douter du réel et du présent. Peut-être même
de votre propre existence. C’est pourquoi les livres sont indispensables.
Le nid de pierres
de Tristan Malavoy est paru aux Éditions du Boréal, 264 pages, 22,95 $.