Coup sur coup, en 2002, peut-être est-ce un signe des temps, trois écrivains faisaient paraître des romans qui abordent la dictature dans autant de pays des Amériques. On pense à Mario Vargas Llosa qui dressait un portrait saisissant de Rafael Leonidas Trujillo, dans «La fête au Bouc» publié chez Gallimard. Cet homme aura dominé pendant des décennies la République dominicaine avec la complicité des Américains avant d’être assassiné. Plus près de nous, Sergio Kokis dressait un portrait remarquable dans «Le magicien», le troisième tome de sa trilogie publiée chez XYZ Éditeur, du président Alfredo Stroessner qui a écrasé toute opposition au Paraguay en se glorifiant d’être le doyen des dictateurs. Il ne manquait qu’une visite à Cuba et à Fidel Castro. Paul Bussières comble cette lacune avec un roman étonnant et remarquable. «Olimpia de La Havane» nous plonge au cœur même du régime de Castro. Le lecteur débarque dans «l’île des barbus» au moment où le pays se trouve isolé et ébranlé par ce qui se passe en Europe de l’Est. La chute du mur de Berlin est proche et l’Union soviétique vacille. La guerre en Angola a laissé Cuba un peu amoché. Le régime se sent menacé et fragile. La Révolution, quand elle se croit blessée, devient dangereuse et capable des pires aveuglements. La frénésie agite les colonels et les serviteurs de la machine étatique qui tentent de protéger leurs privilèges et de colmater les brèches. Il y a aussi ceux qui montent dans l’appareil gouvernemental et qui croient leur tour venu. Où sont les amis quand tous peuvent trahir, quand tous sont des coupables en devenir? Nul n’est intouchable sauf Fidel Castro, la figure emblématique qui plane sur cette société qui déraille.
Gens simples
Paul Bussières s’attarde aux hommes et aux femmes qui cherchent un peu de paix et de bonheur. Pas la peine de s’égarer dans les débats idéologiques ou les discours théoriques. Chacun en a assez de son quotidien et il faut bien que la vie soit, que demain advienne. L’approche est d’autant plus efficace.
Olimpia, l’épouse d’Alberto qui tombe en disgrâce, l’un de ceux qui a bien profité du régime, devient la figure emblématique de cette volonté de vivre et de survivre. Ils ont été près du pouvoir mais sans croire au marxisme plus qu’il ne fallait. Ils ont toléré le communisme sans pour autant être des croyants ou des illuminés. Un mélange d’hommes et de femmes que l’on peut trouver dans toutes les sociétés. Ils travaillent, ils croient à l’amitié, ils tentent d’aider et de profiter de ce qu’il y a. Des gens qui s’accommodent du bonheur ordinaire, d’une petite vie tranquille, d’un peu d’air pour respirer.
Mais il y a ceux qui doivent tout à ce régime et qui ne respectent personne. Il y a la jeunesse qui se dresse devant les plus anciens. Tous sont coupables d’avoir été là depuis toujours. La meilleure façon de survivre dans un tel régime est d’accuser. Le mensonge est la seule vérité et la plus terrible des armes. Parce que la Révolution est aveugle, violente, sans pitié pour ceux et celles qui hésitent. Il faut des coupables et les premiers collaborateurs de Fidel, Tony et Ochoa, seront exécutés pour haute trahison. Il est si facile de monter des preuves, de contrôler la machine judiciaire.
Surprise
Paul Bussières, qui nous avait étonné et fasciné avec son incomparable «Mais qui donc va consoler Mingo» en 1992, nous pousse au cœur de cette société qui tourne à vide. Nous surprenons Fidel Castro, grand maître et chef d’orchestre sympathique à la rigueur, intouchable et isolé, un peu perdu dans les habits de son personnage.
Le plus étonnant dans ce roman de Bussières, c’est que les dissidents comme les profiteurs, les révoltés comme les victimes, les zélés comme les fourbes se côtoient, se parlent, se suspectent et n’hésitent pas à s’allier si cela devient nécessaire. Tous ont un côté humain, même les plus fanatiques. Les bourreaux avec les victimes ont un côté tendre qui fait que le lecteur est toujours un peu ébranlé. Rien n’est noir ou blanc, rien n’est vrai ou faux. Il faut juste se laisser porter par le récit qui est mené de main de maître.
Chez Sergio Kokis, Mario Vargas Llosa et Paul Bussières, nous retrouvons des similitudes, des manières qui sont propres aux dictatures, qu’elles soient de droite ou de gauche. Ces trois romans décrivent une virilité exacerbée, animale et obsessive. Stroessner se prenait pour le grand géniteur de son pays tout comme Rafael Leonidas Trujillo. Bussières est plus subtil. L’obsession de Cardoso, tout comme celle du régime, sera l’homosexualité. Il faut être viril, fort, impitoyable. Pitié et compassion sont le propre des «maricones». Paul Bussières signale ce côté macho mais apporte plus de nuances et de subtilités. Si Castro se comporte avec les femmes un peu comme Trujillo le faisait, comme Stroessner l’a fait, il reste doux, séducteur et moins prédateur sexuel.
Ambition
Cardoso et Mazorra, ces petits exécutants qui grimpent les échelons par le mensonge et la délation, sont dévorés par l’ambition. Ils sont prêts à tout pour avoir une belle maison au bord de la mer. Ils frappent aveuglement et se laissent prendre aux mêmes pièges. Tous finissent par penser au bien personnel, au confort et ils se détournent de la Révolution. L’histoire se répète, l’histoire se répétera toujours. Un couple étrange, un homosexuel refoulé et un grand menteur nous font circuler dans les couloirs du ministère de l’Intérieur où l’on prépare les exécutions et où s’écrivent les pires scénarios.
Et souvent, au détour d’une phrase, on ne peut s’empêcher de songer à George W. Bush. «Parce que nous voulons le bien, parce que nous voulons détruire le mal, creuser jusqu’à ses propres racines et l’éradiquer», scande Raul Castro pour justifier les purges. W.Bush avait les mêmes mots pour lancer la guerre contre l’Afghanistan et l’Irak. Peut-être que, partout dans le monde, les sociétés en sont «au capitalisme prédateur» comme l’affirme Alberto, le mari d’Olimpia, qui justifie ses rapines par de grands mensonges et de belles théories. Qu’importe le régime politique, le pour soi domine et chacun tente par tous les moyens de profiter de la situation. Les exemples aux États-Unis et en Europe de ce «capitalisme prédateur» sont fort nombreux. Il semble bien que l’individualisme n’a pas de frontières.
Il y a bien sûr la trame politique mais il faut se rabattre sur les figures qui habitent ce roman. Olimpia et Lolo, la croyante catholique qui est aux prises avec l’arthrite et qui devient l’image même de Cuba, le petit Ricardito et le vieux Chala qui ne demande qu’à couler des jours paisibles; Ramon Guerra qui, malgré son travail dans l’armée, est demeuré un homme doux et tendre. Il y a aussi Carlos qui lutte pour changer les choses, qui sauve Tamara injustement condamnée pour avoir été inoculée par le virus du SIDA. Ils luttent pour l’avenir, pour l’espoir même si c’est difficile. Bussières ne ferme jamais la porte.
Un roman senti, vrai et qui, par le biais d’un enfant, d’un amour impossible, d’Olimpia qui se sent responsable du monde, nous entraîne dans la belle aventure des faiseurs de liberté. Il ne faut peut-être pas de grands gestes, de grandes théories mais simplement y croire pour que le meilleur advienne. Il suffit d’aider autour de soi et les choses changent.
Un roman bien écrit, nerveux, porté par des dialogues savoureux et justes. Un ouvrage qui dénonce mais qui fait croire en demain malgré les pires excès de la dictature. Les humains ne changeront jamais mais ce n’est pas une raison pour désespérer. «Et ainsi s’acheva, à La Havane, l’année 1989. Un mur, quelque part, était tombé. Olimpia, qui avait tout perdu, avait bien failli être emportée, elle aussi. On ne lui avait laissé que son courage, à Olimpia, mais c’était celui de vivre», écrit Paul Bussières à la toute fin. Ce courage, c’est peut-être la volonté de changer les choses.
«Olimpia de la Havane» de Paul Bussières est paru aux Éditions Robert Laffont.