SERGE BOUCHARD
CONTINUE d’écrire tout en animant une émission à la radio de Radio-Canada. L’allume-cigarette de la Chrysler noire
est un ensemble de textes qu’il a d’abord conçus pour C’est fou où il présente une réflexion sur le sujet du jour, une sorte
d’éditorial sans prétention où il livre sa pensée en triant dans ses
souvenirs, des lectures et des expériences. Ce sont souvent de petits bijoux
qui nous laissent le sourire aux lèvres, dans un mieux-être, pour ne pas dire une
forme de bonheur. L’écrivain et philosophe arrive à nous pousser sur la route
pour découvrir le continent, nous plonge dans une forêt, nous arrête près d’une
épinette plusieurs fois centenaire, aborde le vieillissement, la mort ou encore
l’amour, cet élixir de vie. Il secoue gentiment des concepts, des clichés, fait
prendre conscience des gestes que nous répétons dans la suite des jours sans
souvent prendre la peine de réfléchir sur le pourquoi et le comment de nos
agissements.
Serge Bouchard, anthropologue,
homme de radio, conférencier recherché, parcourt le Québec même s’il a du mal à
se déplacer depuis quelques années. Il aborde à peu près tous les sujets, est
considéré comme un sage chez les Innus de la Côte-Nord qu’il a beaucoup
fréquentés et écoutés. C’est ce qu’il est avec le temps, une référence avec ses
voyages au long cours, ses rencontres, ses lectures et surtout les questions
qu’il ne cesse de secouer pour en montrer toutes les facettes. Il se passionne
autant pour l’histoire de l’Amérique française, les activités des autochtones,
leurs façons d’envisager la vie, la mort et l’amour. Il a sorti de l’ombre des figures
méconnues qui ont parcouru l’Amérique au temps du canot et de la rame, y
faisant commerce, s’ensauvageant souvent, fondant des relais qui deviendront
des villes importantes des États-Unis comme Saint-Louis ou Chicago. Des
voyageurs inquiétants pour le clergé, des inventeurs de pays, de « grands
oubliés » dans la galerie d’une nation en manque de héros et qui se gave des
modèles américains formatés dans les studios d’Hollywood. Le fameux cowboy fait
rêver et fantasmer, mais cache aussi une incroyable tragédie, celle de l’humain
contemporain avalé par sa solitude. Jack Kerouac n’est peut-être que l’un de
ces égarés qui couraient derrière son ombre.
Cet homme mythique est le symbole de
la liberté. Il représente le détachement absolu. Il ne parle qu’à son cheval
qui, lui, n’a pas grand-chose à lui dire. Voilà l’homme léger, le nomade qui
voyage sans le moindre bagage, pas même une valise, pas même un parapluie.
Est-il heureux ? Je ne voudrais pas avoir à répondre à cette question. Il fuit
peut-être son passé, il fuit des ombres et des fantômes, sa liberté pourrait
bien être une évasion pathétique. La nuit venue, seul auprès de son maigre feu,
une couverture sur le dos, il allume une cigarette et se demande : j’ai
libéré ces gens du joug des oppresseurs, mais qui me libérera, moi, de mes
peines ? (p.67)
Il ne faut pas oublier non plus
que Serge Bouchard a comblé un trou béant de notre passé en signant Le peuple rieur avec sa complice
Marie-Christine Lévesque. L’histoire des Innus, ces grands effacés qui trouvent
enfin une place dans nos mémoires. Ces nomades qui disparaissaient à
l’intérieur des terres pendant la saison des neiges pour ressurgir au printemps
quand les rivières se libèrent des glaces et de leur silence.
Les Français leur ont préféré les
Hurons-Wendats, ces sédentaires plus près de leurs habitudes et de
l’agriculture.
SOUVENIRS
J’adore quand le conteur et
conférencier s’attarde à son enfance, à son père, un chauffeur de taxi, amateur
de boxe, un sage à sa manière, un original et un indépendant tout comme sa mère
qui passait ses journées le nez dans les livres et enseignait la fierté et la
liberté à ses fils.
Ma mère aurait dû résider dans une
bibliothèque publique, à plafonds hauts, à grandes colonnes, se retrouver à
demeure au sein de la maison des livres, dans son petit coin, à lire en silence
à longueur de journée. Elle a lu jusqu’au dernier filet de lumière. À
quatre-vingt-treize ans, elle a perdu la vue. Ne pouvait plus voyager dans ses
gros livres, ses yeux ne lui servant à rien, elle les a fermés à tout le reste.
Sur sa table de chevet, ses lunettes et un exemplaire de son livre préféré
entre tous. La Mère de Pearl Buck.
(p.107)
Le titre de ce livre vient d’une
anecdote, d’un coup pendable des enfants qui illustre le caractère de son père,
son regard sur l’éducation qui n’est pas sans évoquer la manière des Innus qui
ne punissaient jamais les jeunes. Ils préféraient leur faire découvrir par eux-mêmes
ce qui était bien ou mal pour la communauté.
Tout retient l’attention de ce lecteur
curieux de son environnement et des livres des grands philosophes, cet amoureux
de la forêt, des arbres, des épinettes en particulier, de la vie lente et
tranquille au bord d’une rivière qui emporte le temps tout doucement, le
ronronnement d’un moteur qui peut vous mener au bout du monde. Parce qu’un
voyage est toujours un recommencement. Un nomade ne trouve jamais son lieu
d’arrivée ou de départ. Il se repose dans ses déplacements et ses errances qui
répondent à ses besoins et à ceux de son clan.
J’aime quand il se tourne vers
les jeux de son enfance, s’approche de certains héros comme Maurice Richard,
des écrivains qui l’ont secoué et qui sont des compagnons de réflexion. Je
pense au philosophe Vladimir Jankélévitch qui est devenu un frère en quelque
sorte.
Personne ne me l’avait recommandé,
j’ignorais tout de l’auteur. Ce fut un choc, je fus séduit, renversé,
bouleversé. Jamais je n’avais lu une écriture aussi musicale, aussi originale,
aussi raffinée, aussi libre. C’était il y a bien des années, en 1985 peut-être.
J’allais par la suite et pendant une décennie lire et étudier l’ensemble de
l’œuvre du philosophe, en plus de relire L’Ironie
à deux reprises. (p.116)
Il n’hésite pas à secouer Montaigne,
Pascal, des écrivains qui ont encore beaucoup à nous révéler et à nous dire. J’aime
aussi quand il déboulonne des faux héros comme Sir John A. Macdonald qui semble
le plus méprisable des hommes sous sa plume.
La Confédération canadienne de 1867
fut au contraire le fait d’une assemblée de développeurs véreux qui cherchaient
fortune dans des échafaudages de complots immobiliers et de fraudes économiques
réalisés à une échelle qui dépasse l’imagination. (p.173)
Des textes qui nous font mesurer
la place de l’humain dans un espace, l’art de vivre et de respirer tout en
cherchant un sens à certains gestes, des rencontres, des amours et ce désir de
perpétuer l’espèce, de s’occuper de ses proches et de ses enfants.
ENVIRONNEMENT
Je ne sais si Serge Bouchard se
considère comme un écologiste, mais il l’est certainement à sa manière. J’aime
quand il parle de la ville, de la beauté que nous avons perdue en consentant à
l’industrialisation et aux maisons préfabriquées, à la laideur commerciale et entrepreneuriale.
Un art sacrifié à l’efficacité en cours de route, en accélérant vers le vite
fait, l’éphémère qui est contraire à la réflexion, aux choses essentielles de
la vie.
La rupture s’est produite
ainsi : l’humain a brisé l’unité du monde en même temps que sa poésie le
jour où il a tracé une ligne entre la nature et la culture en s’inventant des
dieux et en prétendant dominer l’univers. Allez, multipliez-vous, abattez ces
forêts, mettez la nature à votre botte, c’est-à-dire en valeur, créez de la
richesse en désacralisant tout ce qui existe au profit de la raison, du nombre,
de la croissance, de l’économie. En s’inventant un dieu unique, l’humain a
renié sa propre nature. (p.185)
Peut-être qu’en nous pliant à un
savoir-faire commercial, en s’abandonnant à une logique qui nous plonge dans la
plus terrible des irrationalités, nous avons perdu le sens du sacré et de la
contemplation, oublié qu’un arbre au bout d’un stationnement est important et
nécessaire, qu’une rivière qui dérive doucement peut tout nous apprendre.
Il m’a rappelé un voisin de Jonquière qui m’avait horripilé en abattant un
érable plus que centenaire qui étendait ses branches et sa fraîcheur au-dessus
de notre maison. L’homme qui courait tout le temps était fatigué de ramasser
les feuilles à l’automne. Une terrible blessure dans le secteur, ajoutant un
peu plus de laideur à la rue Sainte-Gertrude qui était si attirante lors de
notre arrivée avec ses magnifiques arbres. Tous s’y sont mis. Le quartier est
devenu horrible et nous avons dû partir.
Où est passé le sens de la
beauté, l’art de vivre en nous abandonnant à la frénésie de la consommation, en
consentant à voir le monde sur un petit écran qui ne fait pas plus grand que la
main.
La voix n’a plus de valeur dans ce
monde métallique qui reflète des opinions et qui se divertit de tout. Trop de
voix numériques et transformées. (p.192)
J’aime quand Serge Bouchard s’attarde
au corps qui s’use et se fatigue dans les soubresauts des jours. Il écrit des
pages magnifiques sur ce sujet qui me touche toujours. Ça calme, ça apaise,
parce que nous oublions la beauté formatée des écrans de télévision, du
consommateur halluciné qui prend le volant et devient enfin un héros.
Serge Bouchard est de ces hommes
lestés d’expériences et de sagesse qui trouvent de moins en moins de place dans
notre monde. Le mot « retraite » le dit si bien. Nous mettons des gens en
touche pour qu’ils ne dérangent pas, on les isole souvent dans des maisons où ils
perdent contact avec les agités du quotidien. Surtout, ils n’agaceront personne
avec leurs questions. Un mot moderne implanté avec la Révolution tranquille.
Personne ne prenait sa retraite dans mon enfance à moins de faire une «
retraite fermée » chez les moines du Lac-Bouchette. Ils étaient partout les
vieux, vaillants et agissants comme mes grands-pères qui travaillaient de temps
en temps, se donnaient la permission de réfléchir sur la galerie en fumant leur
pipe. Ou encore les grands-mères qui berçaient les petits et leurs offraient
des gâteries.
Il y a beaucoup à écrire sur cet
enfermement dans le présent, de la jeunesse valorisée à outrance, de ces beaux
jeunes vieux qui voyagent de par le monde pour n’embarrasser personne.
De courts textes qui touchent l’intelligence.
Un livre important qui fait nous attarder sur une phrase, une pensée qui brille
comme une lueur qui indique la direction à prendre, la route qui disparaît
entre les arbres. Des réflexions dont je ne me lasse pas même si je les ai connues
à la radio, même si j’entends la belle voix de Serge Bouchard me les murmurer à
l’oreille quand je tourne les pages. Des textes qui rendent meilleur. C’est
peut-être parce que Serge Bouchard est une sorte de chaman qui fait du bien à
l’âme.
BOUCHARD
SERGE, L’ALLUME-CIGARETTE DE LA CHRYSLER NOIRE, Éditions du BORÉAL, 2019, 248 pages, 25,95 $.