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jeudi 28 juin 2018

LA POÉSIE M’A TROUVÉ UN SAMEDI


Une version de cette chronique
est parue dans Lettres québécoises,
Numéro 170 été 2018,
consacré à la poésie du Québec.


La poésie m’a trouvé un certain matin d’octobre où je m’apprêtais à amorcer ma journée de travail à l’épicerie de mon beau-frère à La Doré. J’avais dix-sept ans, peut-être moins. Je travaillais le vendredi soir et le samedi toute la journée jusqu’à vingt-deux heures. Je tenais la caisse, emballais les achats des clients, souriais aux enfants qui venaient acheter pour un sou de bonbon, transportais les gros sacs jusqu’aux autos. Une vingtaine d’heures en tout pour cinq dollars. Le salaire minimum était vraiment minimum alors. Bien sûr, j’avais certains avantages sociaux. Ma sœur servait les repas du midi et du soir et elle était fort bonne cuisinière. En plus, j’avais droit à un généreux morceau de gâteau au chocolat. Un délice qui valait bien des dollars !

Monsieur Nadeau venait régulièrement au magasin pour parler de tout et de rien. Sa principale occupation était de respirer du matin au soir. Il avait plein de temps dans les poches de sa chemise et sa blague à tabac. Monsieur Nadeau découpait chaque seconde au hachoir avec son tabac qui sentait le diable. Comme mon père qui faisait ses jours devant la fenêtre, condamné par la maladie de Parkinson à ne plus être qu’un témoin de l’agitation des hommes qu’il surveillait en maîtrisant ses tremblements. Se sentir glisser hors de la vie du village a été le pire châtiment que mon père a pu vivre.
Un samedi, encore très tôt, alors que les clients n’étaient pas encore tout à fait réveillés et que je préparais ma caisse, Monsieur Nadeau est entré et m’a lancé avec un petit sourire étrange : « La vie, c’est comme la température… » Je n’ai retenu que les premiers mots de ce qu’il racontait. Il devait être question du soleil, de la sécheresse, du vent qui arrachait les feuilles des grands peupliers autour de l’église et qui, un peu taquin, retroussait parfois les jupes des filles qui fréquentaient le couvent Maria-Goretti.
Je ne me souviens plus de ma journée de travail. Les additions, les grands sacs de papier brun qui se déchiraient souvent, les « mercis, les bonjours, je vous paie la semaine prochaine ». Mon beau-frère, en plus d’être un violoneux formidable, n’était pas capable de dire non. Il a perdu pas mal d’argent en faisant crédit à certaines personnes. Mais comment résister à des enfants qui dépendaient de lui pour manger ?
Le soir, après le travail, après une victoire du Canadien contre les Bruins, dans ma chambre alors que tout le monde dormait, j’ai pris une grande feuille blanche en tremblant comme si j’approchais la plus belle fille du village en retenant mon souffle. Et, j’ai commis l’acte de poésie.

La vie c’est comme la température
Parfois, ça peut faire dur
Souvent, c’est trop chaud
Quand le soleil pousse dans le dos.

J’étais convaincu d’être le Rimbaud de La Doré. Je n’avais encore rien lu de l’auteur des Poètes de sept ans, mais mon professeur de français, Jean-Joseph Tremblay,
avait répété en classe que c’était un grand poète. Les mots de Monsieur Nadeau tournaient autour de moi comme une guêpe excitée. La semaine suivante, dans la bibliothèque de l’École secondaire Pie XII, j’ai fini par trouver des extraits des poèmes d’Émile Nelligan.

Où vis-je ou vais-je ?
Suis-je la nouvelle Norvège
D’où les blonds ciels
S’en sont allés ?[1]

J’ai appris quelques poèmes d’Émile par cœur, le soir entre deux formules d’algèbre que je n’arrivais pas à comprendre et dont je doutais de la nécessité.

Ah comme la neige a neigé
Ma vitre est un jardin de givre
D’où les blonds ciels s’en sont allés
Ah la douleur que j’ai, que j’ai.

Je ne vous dirai pas l’effet qu’a eu Paul Éluard sur moi quand j’ai lu L’amoureuse un peu plus tard.

Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s’engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel. [2]

Une déflagration, un big bang. Je me suis mis à la poésie comme on entre en religion, usant mes crayons à mine et effaçant sans cesse, cherchant la rime et le mot précis.

Mais que pouvais-je écrire après « les sanglots longs de l’automne bercent mon cœur d’une langueur monotone » ? Verlaine et Rimbaud avaient tout dit. Comment écrire quand on est le dernier à vouloir secouer les mots ? Comme si l’évolution de Charles Darwin avait pris fin avec mon père et que je n’étais plus qu’un boson de Higgs qui n’intéressait personne. Je transportai mon envie du poème à Montréal, dans une grande valise presque vide et me suis mis à la tâche avec dévotion.

LANGEVIN

J’ai déjà parlé de l’effet Gilbert Langevin. Il était mon premier poème vivant et je pouvais l’écouter, lui parler, le toucher et, il aimait la bière tout autant que moi. Avec Gilbert, je ne savais jamais quand il récitait l’un de ses poèmes ou bien quand il parlait comme tout le monde. Il m’a fait lire Antonin Artaud que j’ai eu bien du mal à saisir, Saint-John Perse, Paul Reverdy, Jules Supervielle, René Char, Yves Bonnefoy et bien d’autres. J’ai acheté alors presque toute la collection poésie de Gallimard, les beaux livres blancs que je garde encore précieusement. Je rêvais d’y voir un jour mon portrait sur la page de couverture.
Je tentais de faire exploser les mots pour qu’ils échappent à tous les carcans. Écrire de la poésie, c’est partir pour n’importe où et ne pas être certain de trouver le chemin du retour.
Et ce fut la lecture de Gaston Miron et Paul Chamberland. Ils ont eu le même effet sur moi que Marie-Claire Blais et son roman Une saison dans la vie d’Emmanuel. Ils secouaient un Québec perdu dans un banc de neige, un pays qui avait besoin de massages et de mots pour se redresser.

La marche à l’amour s’ébruite en un voilier
De pas voletant par les eaux blessées de nénuphars
mes absolus poings
ah violence de délices et d’aval
j’aime
           que j’aime
                        que tu t’avances
ma ravie
frileuse aux pieds nus sur les frimas[3]

Je me suis mis à réciter les poèmes de Langevin et de Miron, d’Yves Préfontaine comme je l’avais fait avec les litanies pendant la Semaine sainte dans la grande église de La Doré. Il y avait tant de pistes à emprunter.
Tout a basculé quand j’ai mis la main sur L’homme approximatif de Tristan Tzara. Une révélation ! Je n’aurais jamais réussi à écrire L’Octobre des Indiens sans cette rencontre qui m’a retourné l’être à l’endroit et à l’envers. Tzara m’indiquait la route, me  donnait une forme pour le poème. J’avais l’impression qu’il m’offrait une embarcation dans laquelle je pouvais entasser tous mes mots et m’aventurer dans les plus gros rapides de la rivière des Ashuapmushuan.
Et j’ai eu mon recueil de poésie en 1971 aux Éditions du Jour. Un livre tout blanc avec le titre en rouge. Mon seul recueil de poésie.

HISTOIRE

C’est encore l’effet Langevin. Il trouvait mes poèmes narratifs. Je ne pouvais m’empêcher de raconter des histoires. Poète, oui, mais surtout conteur, inventeur de vérités et de mensonges. De quoi ébranler ma vocation de faiseur de poèmes.
Et j’ai écrit Anna-Belle au printemps, lors de mon retour au village, un roman qui n’est pas un roman, une histoire à côté d’une histoire où je convie tous les poètes à table. Mon texte est tapissé de poésie que je cite tout de travers pour danser autour d’une femme qui se drape de mots et de phrases. C’est comme si j’avais dynamité mes poèmes pour les laisser se répandre sur une centaine de pages. Parce qu’une poésie est un trou noir qui compresse les mots pour ne garder que les plus coriaces qui finissent par remonter à la surface. Et quand la dilation brusque (terme pour remplacer big bang que je ne veux pas répéter) se produit, ça donne souvent des romans.

LECTURE

Je lis encore et toujours François Charron l’admirable. Carol Lebel, mon ami de toujours, ses textes lourds de questions qu’il accole à des toiles qui sont comme des fenêtres qui s’ouvrent sur des mondes fascinants. Mon ami Carol qui a été de toutes les aventures, particulièrement celle de Sagamie-Québec, une maison d’édition où nous pensions réinventer la phrase. Il y a publié son très beau recueil Difficile de respirer dans les yeux des autres. Une amitié indéfectible depuis plus de trente ans maintenant.

Les mots sans mystères
S’effacent les uns après les autres[4]

François Turcot l’étonnant, l’existentiel et l’humaniste, Charles Sagalane pour les chemins singuliers qu’il emprunte et qui croit que la littérature peut aider à survivre ; Denise Desautels pour la danse et la respiration, Hélène Dorion pour ses murmures et la musique qu’elle sait si bien évoquer. Je viens de découvrir Gabriel Robichaud et je n’ai plus que ses mots dans les oreilles depuis que je l’ai entendu chanter en s’accompagnant à la guitare.
J’aime encore et toujours Pierre Morency pour la justesse de ses confidences, son poème lisse comme les oreilles d’un chat. Ça me ramène à Guillevic que je lis souvent, devant la fenêtre qui donne sur le Grand Lac sans fin ni commencement pour me dresser face au monde.
Et parfois aussi, je m’attarde aux paroles de certains chanteurs, de Luc De Larochellière en particulier, pour me souvenir qu’une chanson est un texte avant tout. J’écoute ses si belles mélodies et ça me fait du bien à l’âme.

Alors mettez au cimetière les balançoires les toboggans
Que l’on voie s’enfuir la misère devant tous les rires des enfants
Pendant qu’encore à la radio on nous joue et rejoue sans fin
La tragédie du grand suicide américain.[5]

J’aime la poésie, ce souffle qui se tient en équilibre sur l’horizon, ce battement des paupières qui fait trembler l’Amérique, ces réunions d’hirondelles au mois d’août avant l'envol pour le plus long et le plus fou des voyages. Le grand pic aussi qui s’approche du pavillon pour me demander ce que je suis en train de faire là, sans bouger, comme si j’avais perdu l’usage de mes yeux. Il penche la tête et je lui réponds immanquablement avec un poème d’Anne Hébert.

L’éclat du midi efface ta forme devant moi
Tu trembles et luis comme un miroir
Tu m’offres le soleil à boire
À même ton visage absent.[6]

 Le grand curieux s’envole en riant et battant des ailes. Je ne sais jamais alors s’il se moque de moi ou s’il aime particulièrement les mots de la magnifique Madame Anne Hébert.




[1] Nelligan Émile, Poésie complète, Éditions Typo, 1998.
[2] Éluard Paul, Capitale de la douleur, Poésie Gallimard, 2015, page56.
[3] Miron Gaston, L’homme rapaillé, Les Presses de l’Université de Montréal, 1970, page 39.
[4] Lebel Carol, Carnet du vent 2, Éditions de l’A.Z., 2017, page 12.
[5] De Larochellière Luc, Suicide américain, chanson tirée de l’album Autre monde, 2017.
[6] Hébert Anne, Œuvre poétique 1950-1990, Boréal Compact, Montréal, 2005, p.50.

jeudi 21 juin 2018

ANNE ÉLAINE CLICHE NOUS SOUFFLE

ANNE ÉLAINE CLICHE, dans une réédition de La Sainte Famille, un roman paru en 1995 chez Triptyque, remet à l’ordre du jour une publication troublante qui nous plonge au cœur d’une famille juive de Montréal. Les enfants Mosse s’aiment, se bousculent, se brouillent et ne peuvent vivre les uns sans les autres. L’écrivaine fait des détours par la Bible, par le nom des personnages (elle emprunte celui des évangélistes) les références stylistiques et la construction du récit où chacun donne une version personnelle des événements qui frappent les uns et les autres. Un texte puissant qui nous sollicite de toutes les façons imaginables.

J’ai tenté de lire La Piseuse de madame Cliche lors de sa parution en 1992. Un roman que Le Quartanier a également réédité en 2016. J’avais renoncé, je ne sais trop pourquoi. Le titre peut-être ? Étrange parce que je suis du genre têtu quand je m’aventure dans un livre et ne rebrousse chemin que très rarement. Tout comme je ne lis qu’un livre à la fois. Je me demande comment ma compagne Danielle fait pour parcourir deux ou trois ouvrages en même temps, allant de l’un à l’autre. J’ai renoncé dernièrement à 4 3 2 1, le dernier Paul Auster, un écrivain que j’aime pourtant. Son pavé fait plus de mille pages, et raconte une même histoire en quatre versions. Le héros meurt dans un accident, ressuscite dans le chapitre suivant et j’avoue que je me suis fatigué de ce jeu, n’arrivant plus à croire au récit. J’ai abdiqué après 350 pages.
Et il arrive que l’on soit sans mots quand on sort d’une lecture après des heures de bonheur intense. Anne Élaine Cliche m’a poussé dans une autre dimension et m’a laissé étourdi, arrivant mal à dire ce que je venais de vivre et de ressentir.
La Sainte Famille permet de suivre Jean, Paul, Marius, Sara, Clara, Anne et même de s’attarder à Pierre le fils de Paul, un bébé emporté par une étrange maladie de la peau. Il y a aussi le père qui s’est occupé seul de ses enfants avec une empathie et une présence exceptionnelle. La mère est décédée tout discrètement pendant son sommeil.
Les enfants œuvrent tous dans le domaine artistique. Le chant, la sculpture, la musique, sauf Daniel qui possède l’art de faire de l’argent et qui protège tout le monde. Jean est un cas, un rebelle, un farouche qui garde ses distances et protège son autonomie. Anne, la compagne et amante de Paul, est écrivaine et raconte cette histoire qui emprunte toutes les directions. C’est toujours comme ça, les écrivains sont des pilleurs de famille.

BIBLE

Le récit n’est pas sans rappeler les Évangiles où chacun raconte une même histoire ou certains événements selon un angle personnel. Le texte est truffé de références bibliques par le ton, la musique de la phrase. L’écrivaine n’hésite pas d’ailleurs à affronter le texte sacré pour tenter de comprendre la langue de l’écriture et de la création.

La langue des textes sacrés est multiple. La langue originelle des Évangiles pose une question troublante, comme la destination de la lettre. L’Église affirme que la langue de la nouvelle alliance est le grec, ou l’araméen. Mais de plus en plus d’auteurs chrétiens avancent que l’hébreu serait la lettre perdue, raturée, trafiquée, traduite, brûlée. Certains Pères de l’Église connaissaient, en effet, une version hébraïque de Matthieu. Ces propos soulèvent encore de violentes réfutations.  (p.20)

Un arrêt sur cette cellule qui constitue le fondement de la société, du moins nous l’avons répété et cru depuis toujours. Est-ce toujours le cas ? La famille a changé de visage et n’est plus ancrée sur la Trinité du père, de la mère et de l’enfant.
L’impression qu’Anne Élaine Cliche m’a poussé dans une partition, une forme d’opéra où les liens un peu tordus entre les membres du clan Mosse prennent toutes les directions. Les personnages entrent et sortent, s’imposent dans de longues tirades et tirent leur révérence. C’est souvent étourdissant, mais qu’importe !

Commémorer ? Mais quoi au juste ? La sainteté ou la débauche ? La ville désirerait-elle se souvenir d’un écrivain ? Ce n’est peut-être pas la ville… seulement Daniel. On ne sait pas vraiment qui souhaite célébrer les cinquante ans qui nous séparent de la mort de Saint-Denys Garneau… alors que les Œuvres sont décidément introuvables, épuisées dit-on, depuis des années. Cela étonne. Un monument pour rappeler le nom d’un écrivain… ce n’est pas une pratique courante à Montréal. On veut dresser un corps dans la ville. Qu’est-ce qu’un corps d’écrivain ? Une idole ? Un veau d’or ? Ou l’humble piédestal de la divinité invisible ? Où sont passées les écritures ? (p.25)

Paul s’attaque à ce projet, y met son cœur, son âme et son corps. Il vit une période terriblement sensuelle et physique dans sa démarche de créateur. Un enfermement dans son atelier, un contact corporel avec la matière pour en faire jaillir le souffle comme Dieu, semble-t-il, a fait jaillir la vie de la boue.
Il y a aussi Marius, aveugle de naissance, compositeur et pianiste. Il faut le suivre pendant qu’il interprète Les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. Une longue séquence où l’écrivaine nous place dans la tête de l’interprète, fait vivre la musique de l’intérieur. Des moments qui vous poussent dans vos derniers retranchements.
Dans ces récitatifs, l’écriture s’éclate dans une sorte de Big Bang. Je songe à ce repas où tout le monde mange à satiété et boit. Un moment d’une intensité difficile à tolérer. Tout peut éclater dans cette rencontre où les liens troubles des frères et de la sœur font surface. J’ai dû m’arrêter à plusieurs reprises pour reprendre mon souffle et calmer mes palpitations. Tout comme ce monologue de Clara qui parle de sa mère Sara, boit et finit par se noyer presque dans la piscine de son oncle Daniel lors du dévoilement de la sculpture de Paul. Ça dure et ça dure jusqu’à l’intolérable.
Anne Élaine Cliche crée des moments d’une ampleur qui risque de vous avaler ou encore de vous faire prendre la fuite. L’impression que l’on m’a lié les pieds et les poings dans une écriture qui pousse au bout de soi.

RETOUR

Création, œuvre qui jaillit des pulsions les plus intimes, tout comme le roman d’Anne qui tente de cerner la famille Mosse. Et Jean dans une épître d’une férocité terrible, la pourfend et l’écrase avant de mettre fin à ses jours.

J’aime Paul. J’aime Paul et le tombeau est vide ce soir. Où est le corps ressuscité ? L’ampleur du sexe m’enlise et me lie à lui en mon nom heurté. Nous n’avons pas dormi. Et j’ai pesé tout le poids de Paul. Le poids des mots qu’il me lance au visage dans l’amas filandreux des salives. Les mots qui me ne sont pas les miens et qu’il prononce pour lui. Les mots d’un homme, qui pèsent, qui pèsent. Car les mots d’un homme sont étranges. Je t’aime, dit-il. (p.96)

Nous plongeons dans la pulsion, la dépendance des enfants à un père qui, malgré sa grande douceur, a traumatisé tout le monde. Une tragédie où les morts collent à la peau des vivants. Et cette écriture comme un grand souffle torride qui emporte tout sur son passage comme un feu de forêt qui semble jaillir des entrailles du sol. Impossible de ne pas être aspiré, défait par cette respiration puissante, cette énergie qui brûle la peau, le cœur et l’âme.
Me voilà tremblant, ébaubi, claudicant dans ma tête et ma pensée, certain d’avoir été avalé par un texte comme Jonas par la grande baleine. Un roman qui prend les dimensions d’un tsunami. 
Je m’excuse, madame Cliche, de vous avoir abandonnée en 1992, mais il n’est jamais trop tard pour combler les manques de son parcours de lecteur. C’est ce que je fais tout de suite et cette fois je vais me rendre jusqu’à la toute dernière des phrases, je le jure.


LA SAINTE FAMILLE, roman d’ANNE ÉLAINE CLICHE est une publication du QUARTANIER.

 

jeudi 14 juin 2018

ÉRIC MATHIEU ME DÉRANGE BEAUCOUP


ÉRIC MATHIEU, après Les suicidés d’Eau-Claire, poursuit sa démarche avec Le Goupil, un roman d’apprentissage pour le moins étrange. Émile est surnommé le goupil à cause de ses traits et de la couleur de ses cheveux. Depuis le Moyen Âge, les roux ont été associés au mal, au renard et même au diable. Un enfant étrange, une mère qui tourne entre des amants et un mari plutôt absent. Des marginaux qui vivent dans le petit village de Mayerville, un terreau propice à toutes les rumeurs où le jeune Émile fait l’apprentissage de la vie et doit s’imposer auprès des siens, convaincu que son père n’est pas vraiment son père. Il passera une partie de son enfance à chercher la vérité.

Goupil est l’ancien nom du renard, l’animal que j’aime bien et qui a si mauvaise réputation. Le beau grand élégant que je surprends parfois tôt le matin derrière la maison, celui qui fait sa ronde toutes les nuits dans le secteur pour voir si les choses sont à leur place et dont je surveille les empreintes délicates dans la neige en hiver.
Renard a pris la place de goupil sans doute à cause du roman animalier très populaire Le roman de Renart qui raconte les aventures d’un animal particulièrement rusé qui se moque de tous les autres animaux. Des textes rédigés par différents auteurs dont les plus anciens remonteraient à 1174. L’ensemble a été publié vers les années 1200 et a connu un immense succès.
Un animal que les humains traitent souvent d’hypocrite. Une bête que l’on dit solitaire, sauvage, indépendante et fière, rôdeuse et capable de tous les mauvais coups, surtout dans un poulailler. Le renard a un faible pour les pondeuses.
Le choix du prénom d’Émile par Éric Mathieu n’est sans doute pas un hasard et il fait penser à Jean-Jacques Rousseau qui a connu ses heures de gloire. Tout le monde l’associe à une phrase qui dit à peu près ceci : « L’enfant naît bon et la société le corrompt ».
Émile surprend son entourage à la naissance par l’étendue de ses connaissances et de ses dons. Un savoir que ses proches ne peuvent comprendre.

Avant moi, il y avait le silence. Puis, je naquis un matin brumeux de novembre, et avec moi la parole fut, et dans la maison familiale, autrefois austère et sans joie, où personne ne s’échangeait un mot, on n’entendait désormais plus que moi, car je parlais sans cesse, même dans mon sommeil ; je racontais des histoires, des contes ; je déclamais d’obscures pièces de théâtre ; la tirade du nez de Cyrano de Bergerac m’était aussi naturelle qu’une simple comptine ; je récitais des vers ; je connaissais La Jeune Parque par cœur et la plupart des Poèmes saturniens ; et, les yeux fermés, je débitais des passages entiers des Mémoires d’outre-tombe et des Chants de Maldoror d’une voix douce mais ferme, sans me tromper, avec un débit rapide mais clair, accompagné d’un sourire complice et mesuré. (p.14)

J’ai pensé au personnage de Merlin l’enchanteur qui est né en sachant lire et écrire, connaissant nombre d’ouvrages que personne ne pouvait déchiffrer. Un mage qui vivait dans la forêt, savait prévoir l’avenir et les agissements des humains. Nous voilà dans une fable ou quelque chose du genre avec le livre de Mathieu qui promet des surprises et des rebondissements.
Le jeune Émile est digne de Jean-Jacques. Voilà un érudit à la naissance qui effarouche un peu tout le monde. France Claudel, sa mère, est plutôt honteuse devant ce fils qui jacasse et que personne ne comprend autour d'elle. Il est l’objet d’une certaine curiosité au début et rapidement on le craint. Il est certainement le diable en personne.
J’ai un personnage semblable dans mon roman Le violoneux publié en 1979. Geneviève-Marie, la treizième de la famille, possède les mêmes attributs que le jeune Émile. Elle apprend tout par elle-même, la lecture et l’écriture, peut déchiffrer des partitions musicales alors que ses frères grognent comme des animaux en labourant la terre. Une fable et un conte où je voulais illustrer les difficultés du Québec à sortir de l’ornière pour devenir un pays.
Le temps et la société feront en sorte que le jeune Émile oublie ses connaissances et devienne un ignorant qui ne se distingue guère de ses semblables. Il y a de quoi se questionner sur la vision de l’auteur et ce qu’il pense de l’éducation lui qui enseigne la linguistique à l’Université d’Ottawa.

QUÊTE

Le jeune garçon rôde dès qu’il peut se tenir sur ses pieds. Il est digne de l’animal dont il porte le nom. Un rebelle, un mal aimé, un sauvage obsédé par sa mère, un chapardeur qui met le nez partout et perce les secrets de tout le monde dans le village. Sa mère entretient des rapports intimes avec le voisin Ducal, a eu des aventures avec le Gitan. Beaucoup d’hommes dans la petite commune peuvent être le père du jeune Goupil. Le Gitan ou le ténébreux Ducal ? Le premier est assurément le géniteur de sa sœur.
France Claudel (comment ne pas penser à l’écrivain du même nom) cache bien ses secrets et rabroue constamment le jeune Émile, comme s’il lui rappelait un moment qu’elle veut oublier.

Lorsque madame Claudel me vit pour la première fois, elle poussa un petit cri aigu. Mes cheveux étaient roux, plaqués sur le crâne comme avec de la brillantine. Telle une châtaigne séchée, j’avais la peau toute fripée. J’avais le teint bistre, le visage tout en longueur, avec de grandes oreilles décollées et un long nez aquilin. Je ressemblais à une belette ou à un renard. On me surnomma vite « Goupil », sobriquet que je n’aimais pas beaucoup, car il me sembla qu’on l’associait à toute une panoplie de propriétés les plus ignominieuses les unes que les autres et j’avais à cette époque une haute opinion de ma personne, si bien qu’à chaque fois que j’entendais ce vilain mot, « goupil », mon cœur se soulevait, mon âme quinteuse se révoltait et de petites larmes de rage coulaient le long de mes joues couleur topinambour (p.20)

Le jeune garçon vole tout ce qu’il trouve et dissimule se rafles dans un lieu secret, enquête sur tout le monde et se retrouve avec trois pères potentiels, dont un soldat américain que sa mère a hébergé à la fin de la guerre. Elle entretient une correspondance régulière avec cet homme qui est retourné vivre aux États-Unis après sa guérison. Ces lettres hantent le jeune Émile en quête de vérité. Il finira par les trouver et les lire dans le grenier.

ENFANCE

Éric Mathieu ne s’éloigne guère de la pensée de Jean-Jacques Rousseau. La société écrase cet enfant qui aurait dû faire l’admiration de tous, en fait une bête farouche et sournoise par ignorance. Émile connaît le fond du baril quand il est placé dans un établissement destiné aux orphelins. Une prison sordide, le régime totalitaire où il subit les foudres des grands et des professeurs. Heureusement, il parvient à s’évader et vit enfin la vraie vie du renard.

La Maison des pupilles était possédée, totalitaire. Les institutrices étaient sévères, les surveillants dominateurs, le directeur despotique. Très tôt, je me dis : « Il faudrait partir, m’échapper, » Les pupilles, surtout les plus grands, qui étaient là depuis longtemps, tous ceux qui n’avaient pas été adoptés, tous ceux que les parents n’avaient pas récupérés étaient devenus aigris, durs, hargneux. Ils s’en prenaient aux petits, les faisaient pleurer dans les couloirs, les dénonçaient aux supérieurs lorsqu’ils avaient fait des bêtises. (p.207)

Il rôde près des habitations, va d’un village à l’autre, vole sa nourriture, dort dans un terrier, vit un certain temps dans un cirque où il suit un mauvais magicien. Il devra fuir encore avant de revenir à la société et de pratiquer un petit métier, vivre peut-être l’amour avec Marie, une jeune fille qu’il connaît depuis toujours, la sœur de son grand ami qui quitte Paris pendant l’été pour s’installer dans le village.
Un roman étrange qui perd de sa magie en cours de route pour devenir particulièrement dur et réaliste. Émile flirte avec la délinquance avant de trouver un travail, reste méfiant bien sûr. Les renards ne se laissent pas apprivoiser facilement.
Un texte troublant, dérangeant, parce que l’Émile d’Éric Mathieu a tout pour devenir un être d’exception à la naissance et le milieu en fait une sorte de bête incapable de s’exprimer lui qui pouvait réciter les tirades de Cyrano de Bergerac dans son berceau.
Et si la société cherchait à faire de ses enfants des cancres et des médiocres ? Je n’ose répondre, mais chose certaine elle n’aime pas les phénomènes qui posent toutes les questions et refusent de marcher au pas.
Une histoire qui m’a laissé avec une sorte de tremblement de l’être et des frissons dans le dos. Que fait la société de ses enfants et de ses prodiges ? Cherche-t-elle à les assassiner pour en faire des abrutis qui ne savent que travailler et consommer ? La question reste entière et j’ai eu l’impression d’être passé à côté d’une aventure qui aurait pu être magique et envoûtante. Malheureusement, la famille du jeune Émile et son milieu en décident autrement.


LE GOUPIL, roman d’ÉRIC MATHIEU est une publication de LA MÈCHE ÉDITEUR.

 

vendredi 8 juin 2018

CAROLINE THÉRIEN JOUE AVEC LE RÉEL

CAROLINE THÉRIEN, dans Ce que l’avenir ne dira pas, propose une vingtaine de nouvelles regroupées sous trois titres au nom évocateur. Augures, Nécromances et Clairvoyances. Les augures seraient des signes ou des événements qui permettent de prévoir l’avenir. C’était également le nom d’un prêtre, dans les temps anciens, qui interprétait des phénomènes naturels et sauvait ainsi ses fidèles du pire et du mal. La nécromancie permettrait d’entrer en contact avec les morts et de dialoguer avec eux tandis que la clairvoyance est plus difficile à cerner. On parle d’un don qui permet de savoir exactement le moment de sa mort et de prédire les plus grandes catastrophes. Caroline Thérien cherche peut-être tout simplement une manière de cerner l’humain dans ses peurs, ses craintes et ses espérances. 

Je ne suis pas très friand des romans où les morts hantent les vivants, où la peur colle au dos des fantômes et des revenants. J’aime encore moins les films où les cadavres se dressent dans les cimetières pour s’en prendre à tout ce qui est vivant. J’ai tenté récemment de visionner Saint-Martyrs-des-Damnés de Robin Aubert et j’ai abdiqué après quelques scènes. Les gros plans, les visages tordus, les yeux creux qui dégagent une étrange lumière, ce n’est pas pour moi.
Je retrouve peut-être les craintes de mon enfance, ces moments où l’on jouait à se faire peur, où les morts revenaient la nuit pour nous tourmenter. Mon père m’effarouchait souvent en racontant qu’au temps de la grippe espagnole, on avait enterré des gens vivants. Plusieurs s’étaient réveillés dans leur cercueil, sous deux mètres de terre. Après ces histoires, je hurlais la nuit, réveillant toute la famille. Je tremblais devant le monstre qui cherchait à m’attirer dans un cercueil ou un lac de boue. Je suis peut-être demeuré ce petit garçon effarouché et c’est pourquoi je n’aime pas ce genre de littérature et de cinéma. La peur, je l’ai connue enfant et je ne veux plus la fréquenter.
Autant plonger dans un premier texte pour vous montrer de quoi il retourne. Une nouvelle intitulée Darjeeling, comme le thé. Vous allez être rassuré comme je l’ai été après quelques lignes par cette jeune femme qui entre dans une librairie et demande un thé. Un écrivain perd souvent son lecteur dès la première page ou il l’accroche et le retient jusqu’à la fin.

Un soir où je m’apprêtais à fermer ma boutique, une fille est entrée avec la pluie. De fins cheveux roux émergeaient de son capuchon comme les tentacules d’une méduse, et son manteau dégouttait sur le plancher. Sans dire un mot, sans même rabattre sa coiffe, elle a fait un pas vers moi. Au passage, ses doigts ont effleuré l’échine brisée des livres cordés sur les rayons. Ses genoux, qui pointaient à travers son jean, étaient écorchés. Tachés de boue. (p.13)

Là, j’ai su que j’irais plus loin avec Caroline Thérien. Le mot précis pour décrire son personnage, le placer dans un décor qui détonne un peu. Cette femme s’évade du monde de la pluie pour demander une tasse de thé. Tout y est. Les cheveux roux (la mauvaise réputation des roux) comme les tentacules d’une méduse. L’animal ou la déesse qui apparaît pour la première fois dans L’odyssée d’Homère ? Une divinité née de l’union de la terre et de la mer. Des époques se confondent et nous ne savons plus à quoi nous attendre.

FRONTIÈRE

Caroline Thérien sait jusqu’où aller et ouvre doucement une fenêtre, pousse une porte, pointe une direction et c’est à moi de faire le chemin, de comprendre ce qu’il y a à comprendre. J’aime qu’elle fasse confiance à mon intelligence. Nous basculons du côté de conte et de la légende, des histoires un peu floues où le réel et l’imaginaire se confondent.

Aussitôt réveillée, elle a bondi hors de sa boîte, un peu chancelante parce qu’elle avait fait la morte pendant toutes ces années. Comme un gros rat, elle s’est jetée sur le mur de sa chambre pour en ronger le plâtre. Elle s’y est fait un nouveau nid et, depuis, elle vit dans les murs ou flâne dans le plafond, juste au-dessus de son piano.
Puisqu’il ne sait plus comment dormir, il a tout le temps de se demander ce qui lui a pris de vouloir réveiller les morts. Les morts, tout le monde le sait, sont comme des enfants. Une fois tirés de leur sommeil par un violent cauchemar, ils refusent de se remettre au lit. (p.86)

L’impression de revivre ces rêves d’enfant, d’entendre ces bruits qui me tenaient éveillé la nuit, faisant en sorte que je ne voulais plus dormir, imaginant des êtres faméliques qui se faufilaient dans les fentes du plancher.
Je retrouve là des échos aux histoires de mon père et de mes oncles dans la manière de cette écrivaine. La nature devient vivante, animale et peut vous avaler comme vous repousser. Et il y a ces rencontres que vous n’arrivez jamais à oublier et qui vous laissent comme une âme qui va à la recherche de son corps.

PAYS

Caroline Thérien aime le flou, l’imprécis, ce qui est le propre du conte qui ne s’attarde jamais aux décors. L’action avant tout. Bien sûr, il faut savoir que nous sommes quelque part, dans un village et c’est suffisant pour embarquer dans le grand canot de la Chasse-Galerie et se laisser séduire par les promesses du diable et de tous les sorciers de la terre.
J’aime ces pays de bord de mer où la brume et les nuages ouvrent une autre dimension.

Voilà des années que vous ne rêvez plus, ajoutez-vous en partageant ce qui reste de la bouteille. Pas que ça vous manque. La noirceur moelleuse de votre sommeil étouffe tout. Depuis, tous les vins, même les portugais racés, vieillis dans la cave des vieux contrebandiers, ont le même goût, mais, au moins, pas un ectoplasme ne vient gêner votre torpeur, et la mer, au plus profond de la nuit, n’est plus qu’un bruit ambiant. Et ce soir vous ne demandez rien de plus. Un peu de repos au bord d’une route tronquée par l’océan. (p.109)

Caroline Thérien ne s’éloigne guère du monde de maintenant pour réinventer le mystère, l’étrange, le curieux dans des histoires qui ne s’expliquent pas, mais qui peuvent venir perturber notre vie et notre tranquillité à une époque où l’on pense tout apprendre en consultant Internet et Wikipédia.
Un monde ancien colle à notre époque et nous montre que l’humain change peu malgré toutes ses découvertes et ses prétentions. Une quête de sens, une tentative qui repousse certaines frontières.
Caroline Thérien est fort habile et il est difficile de résister à son écriture. Un rythme s’impose, une musique qui nous berce dans des histoires qui oscillent entre le possible et l’imaginaire. C’est vivant, de peu de mots et juste. J’aime. Tout se passe dans la tête du lecteur et c’est suffisant pour se perdre dans un étourdissement ou un rêve éveillé.


CE QUE L’AVENIR NE DIRA PAS de CAROLINE THÉRIEN, une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.

  
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