jeudi 14 juin 2018

ÉRIC MATHIEU ME DÉRANGE BEAUCOUP


ÉRIC MATHIEU, après Les suicidés d’Eau-Claire, poursuit sa démarche avec Le Goupil, un roman d’apprentissage pour le moins étrange. Émile est surnommé le goupil à cause de ses traits et de la couleur de ses cheveux. Depuis le Moyen Âge, les roux ont été associés au mal, au renard et même au diable. Un enfant étrange, une mère qui tourne entre des amants et un mari plutôt absent. Des marginaux qui vivent dans le petit village de Mayerville, un terreau propice à toutes les rumeurs où le jeune Émile fait l’apprentissage de la vie et doit s’imposer auprès des siens, convaincu que son père n’est pas vraiment son père. Il passera une partie de son enfance à chercher la vérité.

Goupil est l’ancien nom du renard, l’animal que j’aime bien et qui a si mauvaise réputation. Le beau grand élégant que je surprends parfois tôt le matin derrière la maison, celui qui fait sa ronde toutes les nuits dans le secteur pour voir si les choses sont à leur place et dont je surveille les empreintes délicates dans la neige en hiver.
Renard a pris la place de goupil sans doute à cause du roman animalier très populaire Le roman de Renart qui raconte les aventures d’un animal particulièrement rusé qui se moque de tous les autres animaux. Des textes rédigés par différents auteurs dont les plus anciens remonteraient à 1174. L’ensemble a été publié vers les années 1200 et a connu un immense succès.
Un animal que les humains traitent souvent d’hypocrite. Une bête que l’on dit solitaire, sauvage, indépendante et fière, rôdeuse et capable de tous les mauvais coups, surtout dans un poulailler. Le renard a un faible pour les pondeuses.
Le choix du prénom d’Émile par Éric Mathieu n’est sans doute pas un hasard et il fait penser à Jean-Jacques Rousseau qui a connu ses heures de gloire. Tout le monde l’associe à une phrase qui dit à peu près ceci : « L’enfant naît bon et la société le corrompt ».
Émile surprend son entourage à la naissance par l’étendue de ses connaissances et de ses dons. Un savoir que ses proches ne peuvent comprendre.

Avant moi, il y avait le silence. Puis, je naquis un matin brumeux de novembre, et avec moi la parole fut, et dans la maison familiale, autrefois austère et sans joie, où personne ne s’échangeait un mot, on n’entendait désormais plus que moi, car je parlais sans cesse, même dans mon sommeil ; je racontais des histoires, des contes ; je déclamais d’obscures pièces de théâtre ; la tirade du nez de Cyrano de Bergerac m’était aussi naturelle qu’une simple comptine ; je récitais des vers ; je connaissais La Jeune Parque par cœur et la plupart des Poèmes saturniens ; et, les yeux fermés, je débitais des passages entiers des Mémoires d’outre-tombe et des Chants de Maldoror d’une voix douce mais ferme, sans me tromper, avec un débit rapide mais clair, accompagné d’un sourire complice et mesuré. (p.14)

J’ai pensé au personnage de Merlin l’enchanteur qui est né en sachant lire et écrire, connaissant nombre d’ouvrages que personne ne pouvait déchiffrer. Un mage qui vivait dans la forêt, savait prévoir l’avenir et les agissements des humains. Nous voilà dans une fable ou quelque chose du genre avec le livre de Mathieu qui promet des surprises et des rebondissements.
Le jeune Émile est digne de Jean-Jacques. Voilà un érudit à la naissance qui effarouche un peu tout le monde. France Claudel, sa mère, est plutôt honteuse devant ce fils qui jacasse et que personne ne comprend autour d'elle. Il est l’objet d’une certaine curiosité au début et rapidement on le craint. Il est certainement le diable en personne.
J’ai un personnage semblable dans mon roman Le violoneux publié en 1979. Geneviève-Marie, la treizième de la famille, possède les mêmes attributs que le jeune Émile. Elle apprend tout par elle-même, la lecture et l’écriture, peut déchiffrer des partitions musicales alors que ses frères grognent comme des animaux en labourant la terre. Une fable et un conte où je voulais illustrer les difficultés du Québec à sortir de l’ornière pour devenir un pays.
Le temps et la société feront en sorte que le jeune Émile oublie ses connaissances et devienne un ignorant qui ne se distingue guère de ses semblables. Il y a de quoi se questionner sur la vision de l’auteur et ce qu’il pense de l’éducation lui qui enseigne la linguistique à l’Université d’Ottawa.

QUÊTE

Le jeune garçon rôde dès qu’il peut se tenir sur ses pieds. Il est digne de l’animal dont il porte le nom. Un rebelle, un mal aimé, un sauvage obsédé par sa mère, un chapardeur qui met le nez partout et perce les secrets de tout le monde dans le village. Sa mère entretient des rapports intimes avec le voisin Ducal, a eu des aventures avec le Gitan. Beaucoup d’hommes dans la petite commune peuvent être le père du jeune Goupil. Le Gitan ou le ténébreux Ducal ? Le premier est assurément le géniteur de sa sœur.
France Claudel (comment ne pas penser à l’écrivain du même nom) cache bien ses secrets et rabroue constamment le jeune Émile, comme s’il lui rappelait un moment qu’elle veut oublier.

Lorsque madame Claudel me vit pour la première fois, elle poussa un petit cri aigu. Mes cheveux étaient roux, plaqués sur le crâne comme avec de la brillantine. Telle une châtaigne séchée, j’avais la peau toute fripée. J’avais le teint bistre, le visage tout en longueur, avec de grandes oreilles décollées et un long nez aquilin. Je ressemblais à une belette ou à un renard. On me surnomma vite « Goupil », sobriquet que je n’aimais pas beaucoup, car il me sembla qu’on l’associait à toute une panoplie de propriétés les plus ignominieuses les unes que les autres et j’avais à cette époque une haute opinion de ma personne, si bien qu’à chaque fois que j’entendais ce vilain mot, « goupil », mon cœur se soulevait, mon âme quinteuse se révoltait et de petites larmes de rage coulaient le long de mes joues couleur topinambour (p.20)

Le jeune garçon vole tout ce qu’il trouve et dissimule se rafles dans un lieu secret, enquête sur tout le monde et se retrouve avec trois pères potentiels, dont un soldat américain que sa mère a hébergé à la fin de la guerre. Elle entretient une correspondance régulière avec cet homme qui est retourné vivre aux États-Unis après sa guérison. Ces lettres hantent le jeune Émile en quête de vérité. Il finira par les trouver et les lire dans le grenier.

ENFANCE

Éric Mathieu ne s’éloigne guère de la pensée de Jean-Jacques Rousseau. La société écrase cet enfant qui aurait dû faire l’admiration de tous, en fait une bête farouche et sournoise par ignorance. Émile connaît le fond du baril quand il est placé dans un établissement destiné aux orphelins. Une prison sordide, le régime totalitaire où il subit les foudres des grands et des professeurs. Heureusement, il parvient à s’évader et vit enfin la vraie vie du renard.

La Maison des pupilles était possédée, totalitaire. Les institutrices étaient sévères, les surveillants dominateurs, le directeur despotique. Très tôt, je me dis : « Il faudrait partir, m’échapper, » Les pupilles, surtout les plus grands, qui étaient là depuis longtemps, tous ceux qui n’avaient pas été adoptés, tous ceux que les parents n’avaient pas récupérés étaient devenus aigris, durs, hargneux. Ils s’en prenaient aux petits, les faisaient pleurer dans les couloirs, les dénonçaient aux supérieurs lorsqu’ils avaient fait des bêtises. (p.207)

Il rôde près des habitations, va d’un village à l’autre, vole sa nourriture, dort dans un terrier, vit un certain temps dans un cirque où il suit un mauvais magicien. Il devra fuir encore avant de revenir à la société et de pratiquer un petit métier, vivre peut-être l’amour avec Marie, une jeune fille qu’il connaît depuis toujours, la sœur de son grand ami qui quitte Paris pendant l’été pour s’installer dans le village.
Un roman étrange qui perd de sa magie en cours de route pour devenir particulièrement dur et réaliste. Émile flirte avec la délinquance avant de trouver un travail, reste méfiant bien sûr. Les renards ne se laissent pas apprivoiser facilement.
Un texte troublant, dérangeant, parce que l’Émile d’Éric Mathieu a tout pour devenir un être d’exception à la naissance et le milieu en fait une sorte de bête incapable de s’exprimer lui qui pouvait réciter les tirades de Cyrano de Bergerac dans son berceau.
Et si la société cherchait à faire de ses enfants des cancres et des médiocres ? Je n’ose répondre, mais chose certaine elle n’aime pas les phénomènes qui posent toutes les questions et refusent de marcher au pas.
Une histoire qui m’a laissé avec une sorte de tremblement de l’être et des frissons dans le dos. Que fait la société de ses enfants et de ses prodiges ? Cherche-t-elle à les assassiner pour en faire des abrutis qui ne savent que travailler et consommer ? La question reste entière et j’ai eu l’impression d’être passé à côté d’une aventure qui aurait pu être magique et envoûtante. Malheureusement, la famille du jeune Émile et son milieu en décident autrement.


LE GOUPIL, roman d’ÉRIC MATHIEU est une publication de LA MÈCHE ÉDITEUR.

 

vendredi 8 juin 2018

CAROLINE THÉRIEN JOUE AVEC LE RÉEL

CAROLINE THÉRIEN, dans Ce que l’avenir ne dira pas, propose une vingtaine de nouvelles regroupées sous trois titres au nom évocateur. Augures, Nécromances et Clairvoyances. Les augures seraient des signes ou des événements qui permettent de prévoir l’avenir. C’était également le nom d’un prêtre, dans les temps anciens, qui interprétait des phénomènes naturels et sauvait ainsi ses fidèles du pire et du mal. La nécromancie permettrait d’entrer en contact avec les morts et de dialoguer avec eux tandis que la clairvoyance est plus difficile à cerner. On parle d’un don qui permet de savoir exactement le moment de sa mort et de prédire les plus grandes catastrophes. Caroline Thérien cherche peut-être tout simplement une manière de cerner l’humain dans ses peurs, ses craintes et ses espérances. 

Je ne suis pas très friand des romans où les morts hantent les vivants, où la peur colle au dos des fantômes et des revenants. J’aime encore moins les films où les cadavres se dressent dans les cimetières pour s’en prendre à tout ce qui est vivant. J’ai tenté récemment de visionner Saint-Martyrs-des-Damnés de Robin Aubert et j’ai abdiqué après quelques scènes. Les gros plans, les visages tordus, les yeux creux qui dégagent une étrange lumière, ce n’est pas pour moi.
Je retrouve peut-être les craintes de mon enfance, ces moments où l’on jouait à se faire peur, où les morts revenaient la nuit pour nous tourmenter. Mon père m’effarouchait souvent en racontant qu’au temps de la grippe espagnole, on avait enterré des gens vivants. Plusieurs s’étaient réveillés dans leur cercueil, sous deux mètres de terre. Après ces histoires, je hurlais la nuit, réveillant toute la famille. Je tremblais devant le monstre qui cherchait à m’attirer dans un cercueil ou un lac de boue. Je suis peut-être demeuré ce petit garçon effarouché et c’est pourquoi je n’aime pas ce genre de littérature et de cinéma. La peur, je l’ai connue enfant et je ne veux plus la fréquenter.
Autant plonger dans un premier texte pour vous montrer de quoi il retourne. Une nouvelle intitulée Darjeeling, comme le thé. Vous allez être rassuré comme je l’ai été après quelques lignes par cette jeune femme qui entre dans une librairie et demande un thé. Un écrivain perd souvent son lecteur dès la première page ou il l’accroche et le retient jusqu’à la fin.

Un soir où je m’apprêtais à fermer ma boutique, une fille est entrée avec la pluie. De fins cheveux roux émergeaient de son capuchon comme les tentacules d’une méduse, et son manteau dégouttait sur le plancher. Sans dire un mot, sans même rabattre sa coiffe, elle a fait un pas vers moi. Au passage, ses doigts ont effleuré l’échine brisée des livres cordés sur les rayons. Ses genoux, qui pointaient à travers son jean, étaient écorchés. Tachés de boue. (p.13)

Là, j’ai su que j’irais plus loin avec Caroline Thérien. Le mot précis pour décrire son personnage, le placer dans un décor qui détonne un peu. Cette femme s’évade du monde de la pluie pour demander une tasse de thé. Tout y est. Les cheveux roux (la mauvaise réputation des roux) comme les tentacules d’une méduse. L’animal ou la déesse qui apparaît pour la première fois dans L’odyssée d’Homère ? Une divinité née de l’union de la terre et de la mer. Des époques se confondent et nous ne savons plus à quoi nous attendre.

FRONTIÈRE

Caroline Thérien sait jusqu’où aller et ouvre doucement une fenêtre, pousse une porte, pointe une direction et c’est à moi de faire le chemin, de comprendre ce qu’il y a à comprendre. J’aime qu’elle fasse confiance à mon intelligence. Nous basculons du côté de conte et de la légende, des histoires un peu floues où le réel et l’imaginaire se confondent.

Aussitôt réveillée, elle a bondi hors de sa boîte, un peu chancelante parce qu’elle avait fait la morte pendant toutes ces années. Comme un gros rat, elle s’est jetée sur le mur de sa chambre pour en ronger le plâtre. Elle s’y est fait un nouveau nid et, depuis, elle vit dans les murs ou flâne dans le plafond, juste au-dessus de son piano.
Puisqu’il ne sait plus comment dormir, il a tout le temps de se demander ce qui lui a pris de vouloir réveiller les morts. Les morts, tout le monde le sait, sont comme des enfants. Une fois tirés de leur sommeil par un violent cauchemar, ils refusent de se remettre au lit. (p.86)

L’impression de revivre ces rêves d’enfant, d’entendre ces bruits qui me tenaient éveillé la nuit, faisant en sorte que je ne voulais plus dormir, imaginant des êtres faméliques qui se faufilaient dans les fentes du plancher.
Je retrouve là des échos aux histoires de mon père et de mes oncles dans la manière de cette écrivaine. La nature devient vivante, animale et peut vous avaler comme vous repousser. Et il y a ces rencontres que vous n’arrivez jamais à oublier et qui vous laissent comme une âme qui va à la recherche de son corps.

PAYS

Caroline Thérien aime le flou, l’imprécis, ce qui est le propre du conte qui ne s’attarde jamais aux décors. L’action avant tout. Bien sûr, il faut savoir que nous sommes quelque part, dans un village et c’est suffisant pour embarquer dans le grand canot de la Chasse-Galerie et se laisser séduire par les promesses du diable et de tous les sorciers de la terre.
J’aime ces pays de bord de mer où la brume et les nuages ouvrent une autre dimension.

Voilà des années que vous ne rêvez plus, ajoutez-vous en partageant ce qui reste de la bouteille. Pas que ça vous manque. La noirceur moelleuse de votre sommeil étouffe tout. Depuis, tous les vins, même les portugais racés, vieillis dans la cave des vieux contrebandiers, ont le même goût, mais, au moins, pas un ectoplasme ne vient gêner votre torpeur, et la mer, au plus profond de la nuit, n’est plus qu’un bruit ambiant. Et ce soir vous ne demandez rien de plus. Un peu de repos au bord d’une route tronquée par l’océan. (p.109)

Caroline Thérien ne s’éloigne guère du monde de maintenant pour réinventer le mystère, l’étrange, le curieux dans des histoires qui ne s’expliquent pas, mais qui peuvent venir perturber notre vie et notre tranquillité à une époque où l’on pense tout apprendre en consultant Internet et Wikipédia.
Un monde ancien colle à notre époque et nous montre que l’humain change peu malgré toutes ses découvertes et ses prétentions. Une quête de sens, une tentative qui repousse certaines frontières.
Caroline Thérien est fort habile et il est difficile de résister à son écriture. Un rythme s’impose, une musique qui nous berce dans des histoires qui oscillent entre le possible et l’imaginaire. C’est vivant, de peu de mots et juste. J’aime. Tout se passe dans la tête du lecteur et c’est suffisant pour se perdre dans un étourdissement ou un rêve éveillé.


CE QUE L’AVENIR NE DIRA PAS de CAROLINE THÉRIEN, une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.

  
http://www.levesqueediteur.com/ce_que_lavenir_ne_dira_pas.php

mercredi 6 juin 2018

UN BEAU VOYAGE AVEC YVON PARÉ


COLLABORATION SPÉCIALE

Il y a des artistes et artisans de littérature aux quatre coins de ce pays qui est le nôtre. Yvon Paré est de ceux-là et tout le Saguenay-Lac-Saint-Jean connaît son œuvre, sa longue carrière de journaliste et d’animateur culturel. J’ai lu quelques-uns de ses livres, mais j’ai surtout eu le plaisir de travailler avec lui à Lettres québécoises.

Présentations faites, je vous propose son plus récent récit intitulé L’Orpheline de visage. Impossible d’en sortir indemne, tellement il nous transporte dans le double univers de la réalité et de la fiction. L’auteur joue de cette dualité en s’adressant à son amie Nicole Houde, écrivaine originaire de sa région décédée en 2017, et en maillant leur univers littéraire, parfois dans des dialogues évocateurs.
En ouvrant le récit, j’ai pensé au Docteur Ferron, le « pèlerinage » au cœur de l’œuvre de celui-ci entrepris par Victor-Lévy Beaulieu. De tous les livres consacrés à des écrivains, le Ferron me semble l’ultime exemple de son art, VLB ayant confié les dialogues à ses propres personnages et à ceux de celui qu’il considère comme son maître. C’est exactement ce que fait Yvon Paré en grande conversation avec Nicole Houde ou en laissant leurs personnages dialoguer avec une rare fulgurance.
Je vous rassure: il n’est pas nécessaire de connaître les livres de l’une et l’autre si on accepte s’être attentif au discours des protagonistes. J’ai aimé entrer à l’aveugle dans leur univers respectif, et d’ainsi connaître et comprendre l’itinéraire de leur vie qui les a amenés à l’écriture malgré des embûches qui en auraient découragé plus d’un. Autre temps, autres mœurs de dire le proverbe qui prend tout son sens dans ce récit et nous amène à comprendre le titre L’Orpheline de visage.

ÉMOTIONS

Les émotions sont vives, parfois déchirantes, peut-être plus du côté des propos de Nicole Houde, mais elles s’accordent parfaitement avec ce qu’ils ont écrit, aussi bien les trames que les personnages imaginés. Nous découvrons ainsi la rupture entre le travail des pères et des mères et les rêves des jeunes de leur époque, celle de la fin des années 1940. Partir pour Montréal y étudier la littérature n’est rien de moins qu’un rejet des valeurs traditionnelles qui exigeaient que l’homme trime dur pour gagner le pain familial. Quant aux jeunes filles, l’horizon n’allait pas beaucoup plus loin que la terre familiale et l’obligation canonique de la maternité annuelle. Y.P. et N.H. ont refusé de tels destins et choisi de forger leur propre avenir, coûte que coûte.
Yvon Paré raconte tout cela et encore plus en étant généreux de confidences que des personnages de ses ouvrages corroborent. Il est d’une infinie délicatesse quand ce sont les personnages de Nicole Houde qui entretiennent le dialogue, mais aussi quand il rappelle des jours qu’elle a passés chez lui à écrire dans le calme de la maison de campagne.
Il y a une forte dose d’humanisme dans ce livre qui, somme toute, est écrit à quatre mains, un peu comme l’a fait Danielle Dubé dans Entre toi et moi (Pleine lune, 2017), un recueil d’haïkus dont les poèmes alternent entre ceux de Nicole Houde et les siens, et devient ainsi un dialogue poétique. Puis, le récit d’Y. Paré illustre que la solitude de l’écrivain peut parfois être partagée et créer des univers où l’écho de l’une répond à celle de l’autre en une parfaite harmonie.

AVENTURE


La lecture de L’Orpheline de visage est une aventure de l’intelligence et de l’émotion d’une grande sensibilité qui rassure sur la nature humaine trop souvent mise à mal. L’écriture de l’auteur est sobre, sans autre artifice que celles qu’exige le discours littéraire dont il connaît très bien les arcanes et les règles. Puis, quand on referme le livre, des phrases, des images, des lieux, des personnages continuent d’habiter notre propre imaginaire et de nourrir notre vie intérieure. Un beau voyage, vous l’ai-je dit.


L’ORPHELINE DE VISAGE, YVON PARÉ, Montréal, Pleine Lune, coll. « Plume », 2018, 136 p., 21,95 $.


mardi 5 juin 2018

LOUIS-PHILIPPE HÉBERT ME HANTE

LOUIS-PHILIPPE HÉBERT surprend avec ce roman au titre un peu étrange : Le spectacle de la mort. Un écrivain se retrouve en Roumanie, à l’invitation d’un groupe littéraire, pour rencontrer des lecteurs et donner une conférence, parler de sa carrière et de ses publications. Il séjourne dans un hôtel un peu singulier, entouré d’un personnel indifférent à toutes les exigences des clients. Tous font la sourde oreille à ses demandes, particulièrement la femme de chambre qui le fuit et refuse de changer les draps. Elle le prend pour un zburator, un démon ou un revenant, un homme très beau qui visitait les jeunes filles pendant la nuit selon la légende.

Je n’ai pu m’empêcher de penser à Kafka, particulièrement à La Métamorphose où Gregor Samsa se retrouve confiné à sa chambre après être devenu un insecte. La mutation physique et psychologique pousse Gregor vers la mort la plus discrète, la plus effacée qui soit, celle des insectes. La nouvelle de Kafka divise les spécialistes et personne ne s’entend sur le sens de ce texte. C’est peut-être le propre des grands écrits de ne jamais se laisser cerner ou enfermer dans une logique interprétative. Les grands textes littéraires sont toujours des œuvres qui ne cessent de muter et de prendre d’autres significations avec les époques et les lecteurs.
Le spectacle de la mort est un roman épistolaire où chacune des lettres est signée de façon différente par l’écrivain. Louis-Philippe H, Louis-P, H, LPH jusqu’à la toute fin où il signe Louis-Philippe Hébert avant de muter et d’écrire : Mille hasards, le sobriquet d’un ancien voisin.
Les lettres s’accumulent et l’écrivain ne reçoit jamais de réponses du destinataire. Une longue stagnation du narrateur qui étouffe dans cette ville et ne quitte guère sa chambre où il imagine le pire.

DÉBUT

Tout commence le 29 février 2016, une année bissextile où tout peut arriver si on se fie au roman de Daniel Grenier. Dans L’année la plus longue le personnage se retrouve hors du temps puisqu’il ne vieillit qu’une fois tous les quatre ans, ou de vingt-cinq ans par siècle. Il connaît ainsi une forme d’immortalité qui l’isole et le rend suspect aux yeux de ses connaissances à qui il ne peut rien dire ou expliquer.
L’écrivain séjourne dans un pays où la langue lui est complètement étrangère. La solitude l’aspire. Les allusions à Kafka se multiplient dans le roman d’Hébert comme cette description du train qu’il compare à un insecte.

La locomotive, qui nous a tirés de Vienne jusqu’ici, ne parviendra donc jamais à sortir du halo que sa propre vapeur a installé autour d’elle. L’engin a été rattrapé par son haleine qui s’ouvre et se referme ; à la faveur d’une singulière respiration, la machine pousse hors de son espace blanchâtre, et au moment où on s’y attend le moins, une aspérité noire. On dirait la patte dentelée d’un insecte qui essaie de sortir de son cocon. Ou, plus justement, un scarabée épinglé vivant qui se débattrait dans de la ouate… (p.13)

L’écrivain affronte ses peurs et ses angoisses en écrivant à son ami D sans savoir si les lettres se rendent à destination étant donné les ratés d’Internet. La mort bouge imperceptiblement et le cerne tout doucement.
La ville, en marge du temps, se désagrège. Comment ne pas penser au vieillissement du corps qui laisse ses marques et nous transforme peu à peu ? Lent travail de sculpteur qui esquisse peu à peu le masque du mort que nous deviendrons à plus ou moins longue échéance.

L’humidité de ce matin gommeux ne semble plus vouloir se lever. Je vois autour de moi des immeubles qui se lamentent sans voix. Je sens une perpétuelle agonie traverser leurs murs de briques ; le mortier moisit sur place, et l’accumulation de graisse huileuse qui englue les traverses du chemin de fer découragerait tout net le piéton délinquant ; même trompé par la demi-obscurité qui n’en finit plus de s’incruster, il se retiendrait d’en faire la sinistre expérience. Bien puni celui qui tâterait de la semelle au hasard et s’engagerait hors des passages balisés ! (p.12)

MUTATION

L’écrivain sent que tout bouge autour de lui, que son corps se modifie imperceptiblement. Il en arrive à douter de sa raison. Il est comme avalé par la ville qui le transforme et le déforme. Il n’est plus certain de la réalité et certains de ses amis viennent le hanter, le passé et le présent se confondant. Ariane avec qui il a eu une aventure amoureuse s’avance et il la reconnaît dans une étrangère qu’il croise, retrouve son  père et sa mère, l’écrivain Cioran qui était lui aussi obsédé par les chambres et qui y a séjourné très souvent. Un écrivain de la solitude et de l’errance. Ou encore ce voisin au nom d’Émile Lazare qu’il pense surprendre à Alba, la plus ancienne ville de Roumanie qui se situe dans la région de la Transylvanie, le pays de Dracula, un autre grand mutant. J'aime penser qu'il évoque peut-être le Lazare de la Bible que Jésus est allé chercher dans la mort.
J’aime les allusions de l’écrivain qui nous pousse dans toutes les directions pour mieux nous égarer. L’étau se referme peu à peu autour du narrateur qui sent que tout se modifie autour de lui, comme s’il échappait au moment présent pour glisser dans un autre espace. Longue et lente mutation du corps et de l’esprit qui fait que l’écrivain s’efface à la toute fin, signe la dernière lettre du nom de son ancien voisin Émile Lazare, son surnom plutôt : Mille Hasards. Il est devenu un autre.
Cet exil ne l’empêche pas de faire certains liens avec le Québec.

Ce mets correspond bien à l’état de la langue chez nous, une sorte de baragouin, un français de cuisine où trône l’expression d’une pensée dont on ne peut même pas applaudir la spontanéité… puisqu’elle est alambiquée par des intellectuels qui se nient ; elle n’a même pas le mérite de mimer la langue populaire alors qu’elle n’en est qu’une moquerie dont la plupart des gens du peuple ne saisissent pas l’humour. Mais qui peut entendre les récriminations d’un vieil écrivain qui refuse d’utiliser le coffre à outils d’une culture en train de mourir… et pour exprimer quoi sinon son désarroi devant sa propre disparition ? (p.34)

Hébert juge sévèrement peut-être notre époque, mais je crois qu’il fait plutôt preuve d’une grande lucidité. Quand je regarde un gala qui célèbre les productions cinématographiques de l’année au Québec et que la plupart des films en nomination sont en langue anglaise avec sous-titres français, cela me perturbe. Sommes-nous en train de devenir un peuple qui parle une langue de sous-titrage ?

ÉCRIVAIN

Et si l’écrivain mutait quand il s’isole pour écrire, qu’il s'aventure dans ses souvenirs d’enfance, en se faufilant dans la peau d’un personnage. Si cette réclusion nécessaire à l’écriture faisait de nous un autre ?

Moi, je serais plutôt un écrivain de l’inquiétude. Et de l’insomnie. Je l’avoue. Du manque. Et de la trahison. Je trahis la réalité. (p.29)

La vie ne cesse de sculpter peu à peu la mort. Cette vie qui doit passer par la décrépitude pour faire en sorte que les générations se tendent la main. La mort que nous tentons d’apprivoiser de toutes les manières et que nous connaissons si mal.

Pourtant, enfant, j’ai toujours adoré les cimetières. Ayant eu l’obligation, très jeune, d’assister à des cérémonies funéraires, si je détestais les salons et le relent fade des corps, j’ai par contre pris goût à l’odeur de la terre, de l’herbe et des gerbes de fleurs, à laquelle se mêlent les vapeurs d’encens. Mais ce n’était pas uniquement une question de parfums, et malgré la solennité imposée en présence du cercueil, des airs de fête déjà m’envahissaient. J’ai découvert plus tard que cette espèce d’effet euphorique provenait de la décomposition des corps. D’un gaz particulier qui fait fleurir différemment le dessus des tombes. La phosphine. (p.61)

La solitude aussi du voyageur dans une ville où personne ne parle sa langue. Il devient muet pour ainsi dire et sourd. Seul comme jamais il n’a pu l’imaginer, seul parmi les autres avec ses souvenirs, les amis qui ont traversé sa vie et qui ressurgissent comme des spectres. Il devient une sorte de fantôme pour lui et les autres.
Le spectacle de la mort est assez unique dans l’œuvre de Louis-Philippe Hébert, cet écrivain prolifique qui ne cesse de changer de peau pour mieux secouer l’aventure de vivre et l’acte de la création. L’une de ses œuvres fortes qui vous arrêtent à chaque paragraphe, vous force à revenir sur vos pas pour être certain de bien comprendre la direction que l'auteur souhaite nous voir prendre.
Un texte dense et percutant. Hébert est singulièrement « existentiel » dans ce roman singulier où « être » est toute une aventure. Une histoire qui m’a remué profondément et m’a fait me regarder dans un miroir, sans nécessairement me reconnaître. La vie fait de vous un étranger qui vous parle et vous bouscule. Voilà la plus terrible des métamorphoses. Louis-Philippe Hébert nous pousse dans nos derniers retranchements et nos plus terribles hésitations.


LE SPECTACLE DE LA MORT de LOUIS-PHILIPPE HÉBERT, une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.

  
http://www.levesqueediteur.com/le_spectacle_de_la_mort.php