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vendredi 19 janvier 2018

CALABRO DONNE FROID DANS LE DOS



JOHN CALABRO m’a étonné dans L’homme imparfait, un roman que l’écrivaine Hélène Rioux a traduit de l’anglais au français. J’imagine que tout comme moi, vous ne connaissez rien du TIRIC, une maladie de comportement qui fait qu’un individu fait des gestes très perturbants pour les gens qui l’entourent. Il s’agit d’un trouble relatif à l’identité corporelle. Autrement dit, quelqu’un qui a l’impression que son corps a un membre en trop. Je n’avais jamais entendu parler de ce traumatisme avant de m’avancer dans ce roman sur la pointe des pieds, comme je le fais toujours, quand j’aborde une nouvelle publication et un écrivain que je ne connais pas. J’ai tourné  les pages lentement et me suis laissé prendre par Jack Hughes, un enseignant torontois, un homme qui semble incapable de se lier avec quelqu’un. Un personnage pour le moins détonnant et étrange.

John Calabro m’a fait un peu hésiter au début. Il est rare qu’un texte m’étourdisse avec une description un peu maniaque des gestes que l’on peut faire machinalement en sortant du lit, en avalant son premier café, en se rasant pour ceux qui se livrent à cette tâche, la douche avant d’enfiler un veston et de partir au travail. J’ai vite compris que c’était une manière pour l’écrivain de situer le personnage de Jack qui est particulièrement attentif à tout ce qu’il fait. Comme s’il regardait ses gestes à la loupe, peu importe où il se trouve. Un être totalement tourné vers lui et obsédé surtout par son bras gauche.
Ce matin-là, l’enseignant a choisi d’ignorer ce membre et de faire comme s’il n’existait pas. Et le voilà qui apprend à tout faire de sa main droite. Vous m’imaginez en train d’ignorer mon pied gauche quand je vais marcher dans la forêt par un froid qui fige les mésanges sur les branches des bouleaux ? Un peu étonnant parce que le corps, nous avons l’habitude de le prendre dans sa totalité. Tellement que l’on finit trop souvent par l’ignorer et le malmener jusqu’à ce qu’il se signale par une douleur ou encore une blessure qui vous fait prendre conscience de l’importance d’une main, d’une épaule ou d’un pied. Tout le monde a des difficultés avec une partie de son corps. J’ai souffert longtemps de strabisme dans mon enfance et cela a fait que je suis devenu un adolescent timide et particulièrement sauvage. Heureusement, cela a changé. Ces complexes peuvent expliquer la popularité de la chirurgie esthétique et toutes les métamorphoses auxquelles se livrent maintenant les hommes et les femmes.

Je me tiens directement face au miroir qui encadre un visage angoissé, le mien, la tête et les épaules prises dans une photo de passeport géante, grandeur nature. Je n’aime pas me regarder dans le miroir, que ce soit celui-ci ou n’importe quel autre. C’est troublant comme ce visage, le mien, persiste à m’affronter tous les matins, et tous les matins, il m’irrite. (p.20)

Jack vit seul dans la maison de sa mère où il a passé son enfance. Une femme autoritaire, froide, peu affectueuse, méfiante envers les hommes et qui a gagné sa vie en accueillant des pensionnaires. Une adolescente qui a dû fuir son Irlande quand elle s’est retrouvée enceinte. Pour sauver la face, sa famille l’a expédiée chez une tante de Toronto où elle est devenue servante avant d’hériter de la maison. C’est tout ce qu’elle savait faire. Une maison de chambres qu’elle dirigeait d’une main de maître. Elle accueillait uniquement des hommes. Jamais elle n’a eu de femmes dans sa clientèle. Ça explique certainement un peu le personnage.

ENFANCE

Une enfance de solitaire pour le petit garçon, avec une mère qui ne se laissait jamais aller à des marques d’affection et surtout pas à des contacts physiques. L’enfant se perdait souvent dans la lecture et s’entraînait au soccer dans une ruelle même s’il courait de façon plutôt étrange. Son bras gauche ne semblait jamais vouloir suivre la cadence que le bras droit lui imposait. Tout comme il n’arrivait jamais à saisir un ballon correctement. Il devait ordonner à son bras gauche de bouger, d’exécuter tel geste. Les réflexes n’étaient jamais là et il a été le sujet de nombreuses moqueries de la part de ses camarades de classe.
Il a bien connu des amours, mais cela n’a jamais duré. Il vit dans sa grande maison, protège férocement sa solitude, entretient une sorte de culte envers sa mère, ne s’adresse jamais aux voisins.
Et un matin, dans un moment d’égarement peut-être, il s’attarde auprès d’une voisine qui transplante des fleurs en bordure de son terrain. Une pulsion, un geste irréfléchi, une discussion qu’il fuit d’habitude.

Alors, contrairement à ce que je faisais avec Marie, je décide de tout lui déballer. Elle m’écoute attentivement et hoche la tête tandis que je lui explique le problème du bras gauche. J’en minimise la gravité, sinon elle va croire que je suis complètement cinglé. Son visage exprime un mélange de gravité et d’incrédulité tandis que je lui révèle mon plan pour me déconnecter de ce bras. Le fait d’en parler à une inconnue, pis encore, à une voisine, fait paraître toute l’affaire encore plus démentielle et je regrette soudain d’avoir commencé cette conversation. (p.63)

La voisine est infirmière et devient une amie, du moins quelqu’un qui tente de l’aider dans son étrange entreprise de se « débrancher » de son bras gauche. Les deux se confient et une certaine intimité s’établit. Le mari de Lisa refuse d’avoir des enfants même si elle souhaiterait avoir des petits autour d’elle. Une sorte d’amitié s’installe entre ces deux êtres amputés en quelque sorte de la vie qu’ils souhaiteraient avoir.

Phobie

Jack en sait beaucoup sur sa hantise. Il a fouillé sur Internet et fait même partie d’un groupe qui souffre du même traumatisme et tente de s’entraider. Il est facile de tout mettre sur le dos de la psychologie. Son manque d’affection, son incapacité à établir des liens avec les autres, la fascination pour certains pensionnaires, dont monsieur Masson, un imprimeur, un manchot, qui pouvait tenir tête à sa mère et qui aimait la lecture. Le jeune Jack a été particulièrement troublé en découvrant les sculptures de Rodin dans un livre d’art et une forme de sexualité. Les personnages sans bras ou sans jambes l’ont tout de suite fasciné. Calabro ne cesse de multiplier les indices.
Bien sûr, il y a eu des amitiés à l’école, particulièrement avec une fille avec qui tout aurait été possible. Paula a même accepté de le suivre dans un parc pour s’initier si l’on veut aux baisers et à certains effleurements. Bien oui, la reconnaissance des corps est un passage obligé. Jack est demeuré figé. Son bras gauche l’a empêché de faire ce qu’un jeune homme et une jeune fille découvrent dans une pareille aventure.

Je n’ai pas envie de la voir jouer au psychologue amateur. Je sais ce qu’elle tente de faire. Elle a lu comment les gens aux prises avec le TIRIC peuvent être affectés psychologiquement par des événements de leur passé. Je sais que je devrais lui parler de M. Masson et des sculptures, mais elle l’interpréterait mal et sauterait sur toutes sortes de conclusions simplistes et erronées. (p.107)

Un roman terrible qui donne froid dans le dos, surtout dans la dernière partie où Jack décide de prendre les grands moyens pour régler son problème, entraînant sa voisine dans une situation qui pourrait avoir des conséquences terribles pour elle. C’est poignant, dur et bouleversant. Comment un humain peut-il en arriver là ? Une scène d’horreur. 
Calabro m’a pris à son piège. Il est fort habile en tirant toutes les ficelles et il a réussi à me faire accepter que la seule manière de trouver la paix et l’harmonie pour Jack était ce geste dément.
Un roman qui m’a entraîné dans un univers qui s’est refermé sur moi comme un piège. Un personnage pathétique, mais qui finit par nous saisir comme Lisa l’a été et nous le suivons dans sa folie et son obsession. Ça prend à la gorge et j’avoue que la fin m’a particulièrement perturbé. Et je suis encore dubitatif, me demandant jusqu’où peuvent aller les humains quand ils se débattent avec une psychose, ou une obsession.


UN HOMME IMPARFAIT de JOHN CALABRO, une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR.

 
http://www.levesqueediteur.com/Imparfait.php

lundi 15 janvier 2018

NAOMI FONTAINE DÉCOUVRE UASHAT

NAOMI FONTAINE dans Manikanetish  donne une voix aux Innus de Uashat sur la Côte-Nord. Pour une fois, c’est une Innue qui prend la parole pour raconter le vécu dans cette réserve située près de Sept-Îles. Yammie est née à Uashat, mais elle a grandi à Québec. Sa mère souhaitait échapper à l’enfermement de la réserve et au sort qui guette les Innus qui ne s’éloignent pas de leur lieu de naissance. Après des études en littérature à l’Université Laval, elle accepte de retourner dans son pays pour enseigner aux garçons et aux filles de l’école Manikanetish (Petite Marguerite). La jeune femme a l’occasion de renouer avec sa culture qu’elle connaît bien mal et un milieu qui hante un peu son imaginaire. L’aventure s’avérera exaltante et sera surtout une véritable initiation pour la nouvelle enseignante !

Curieusement, le roman de Naomi Fontaine reprend la trame du roman Uashat de Gérard Bouchard paru en 2009. Contrairement au roman de madame Fontaine cependant, Bouchard met en scène un Blanc qui débarque dans la réserve pour un travail de recension des familles. Le jeune homme vit un véritable choc des cultures. Florent Moisan ne connaît rien des Innus et il se heurte à une réalité bien différente de celle qu’il a lue dans les livres. Il fait face à une culture inconnue et des manières de vivre qui le laissent perplexe.
Les Innus, ce peuple si loin et si près. J’ai grandi à quelques kilomètres de Mashteuiatsh et pourtant je n’ai jamais eu de contacts avec ses résidents. C’était même très mal vu de le faire. Chacun son territoire et ses préjugés. Moisan croise Sara, une belle jeune fille qui bascule le plus souvent possible dans les pires excès avec ses amis. Elle lui permettra de prendre conscience des drames qu’affrontent les jeunes de la réserve dans les années cinquante. Il s’agit bien sûr de la vision d’un Blanc. Tout le contraire chez Naomi Fontaine.
J’ai pris du temps avant de mettre la main sur Manikanetish parce que plusieurs maisons d’édition ne se soucient guère d’envoyer leurs nouvelles parutions aux chroniqueurs. Comme si la diffusion n’avait pas d’importance pour elles. J’ai du mal à comprendre cette indifférence. Comment les lecteurs peuvent-ils apprendre qu’il y a un nouveau roman ou un recueil de nouvelles, si on ne fait pas d’efforts pour les informer ? Un autre mystère du monde de l’édition et je crois que bien des écrivains sont bernés par ce silence. Pourtant, l’éditeur s’engage à diffuser et à faire la promotion de l’ouvrage dans le contrat qu’il signe avec son écrivain. Pourquoi éditer si on ne le signale à personne ? Et il y a des lecteurs en dehors de Montréal.

RENCONTRE

J’ai assisté à une rencontre de Naomi Fontaine avec un groupe de lecteurs lors du dernier Salon du livre de Montréal. Nous devions être une vingtaine à écouter l’auteure expliquer sa démarche et la genèse de son roman. C’était fort sympathique et il y avait une fébrilité dans l’assemblée que l’on ressent peu souvent dans une rencontre du genre. J’ai compris après quelques minutes qu’il y avait plusieurs Innus dans l’assistance qui buvaient les paroles de l’écrivaine. J’ai acheté un exemplaire après la conférence. Je ne l’ai pas fait dédicacé parce qu’on faisait la file devant l’auteure. Ça arrive qu’un chroniqueur achète des livres.
Yammie revient dans son pays. Un retour, mais surtout une plongée dans son enfance même si elle se souvient peu ou pas de sa vie dans la réserve. Elle était si jeune quand sa mère a choisi de s’exiler à Québec pour fuir peut-être une sorte de malédiction. Même si elle parle la langue innue, elle est maintenant une étrangère, une Blanche. Tout est nouveau et elle est un peu nerveuse parce que c’est sa première expérience dans l’enseignement.
Une véritable migration pour la jeune femme qui abandonne un amoureux, des projets d’avenir pour s’installer tout près de Sept-Îles. Bien des souvenirs refont surface alors, comme son départ de la réserve.

L’exil se trouve à huit heures en voiture et il a la peau pâle. Il avait fallu à ma mère deux jours pour faire la route, cette distance que je ne pouvais calculer que par le nombre de villages à traverser. J’ai fini par les apprendre par cœur. Et les arrêts, et les étapes. Suivre le rythme des courbes et des montagnes de la Côte-Nord. Avancer à la limite permise. J’avais sept ans. Petite fille brune parmi tous ces visages blancs, ces yeux pâles, bleus ou verts, ces cheveux blonds ou frisés. Étrangère. Nouvelle venue. Différente. Constater ma peau foncée. Ne pas me sentir chez moi. (p.10)

Et voilà la jeune femme devant une classe de garçons et de filles du secondaire. Plusieurs des étudiantes cherchent tant bien que mal à terminer leurs études même si elles sont déjà des mères de famille et qu’elles s’occupent des enfants après leur journée à l’école. Une réalité que Yammie n’avait pu imaginer.
La vie dans la réserve la heurte, la bouscule et Naomi Fontaine n’évite pas les problèmes que les jeunes affrontent dans leur milieu souvent très dur. L’alcool et la drogue ne prennent pas toute la place cependant comme dans les romans des Blancs et c’est fort heureux. C’est là, en toile de fond, comme un décor. On sent que l’écrivaine n’a pas envie de s’enfoncer dans les terribles problèmes qui font trop souvent les manchettes dans les médias. Surtout en ces temps de Commission de réconciliation nationale qui a bien du mal à faire tenir les morceaux de sa mission depuis ses débuts malgré des témoignages bouleversants.
La mort de la mère d’un jeune garçon, le suicide d’une étudiante laissent tout le monde sous le choc. Comment réagir, comment se comporter devant un drame qui secoue toute la communauté ?

Rapidement, ma pensée est allée vers Myriam. Sa sœur cadette. Ma douce Chimène. Où était-elle en ce moment ? Avec sa famille. Son amoureux. Près, très près de ceux qu’elle aimait. J’imaginais les tourments. Le cœur qui se braque. Le cauchemar d’être réveillée en pleine nuit et de se faire dire que… que quoi ? C’est pour elle que mes yeux se sont embués. Et pour la fatalité. Et pour la souffrance qui fait mourir. Et pour la peur. Pour cette envie irrépressible d’être ailleurs. (p.78)

Heureusement, il y a des moments de bonheur dans la forêt, un ressourcement et un aperçu de la vie des ancêtres. Yammie retrouve des repères, des manières de vivre et comprend comment la vie de ses grands-parents pouvait être exaltante malgré les difficultés. Ils devaient se montrer ingénieux pour survivre dans une nature qui ne fait pas souvent de faveurs.

LES MOTS

Un mot en début de chapitre et l’écrivaine s’attarde ensuite à élaborer sur le sujet. C’est toujours très court, quelques pages tout au plus, assez pour nous entraîner dans un monde fascinant et toujours étonnant.
Nous passons à travers l’année scolaire avec les hauts et les bas de la vie des étudiants, ceux aussi de la jeune enseignante qui souffre de solitude et rencontre un homme un peu irresponsable, un séducteur qui ne songe qu’à la fête. Elle se retrouve enceinte et décide de garder l’enfant. Elle vit ce que vivent plusieurs de ses étudiantes et apprend surtout ce que peut être la solidarité et l’entraide.

Ce jour-là, j’ai moins admiré leur capacité à rester solidaires envers Myriam que leur ténacité. L’une des leurs vivait un moment difficile, peut-être le moment le plus tragique qu’elle aurait à subir durant toute sa vie, et ils gardaient la foi. Ils savaient qu’elle surmonterait cette épreuve et reviendrait pour finir ce qu’elle avait commencé. Ce n’était pas de la candeur. Très loin d’être naïfs, ces jeunes avaient conscience de la vie et de la mort, de la souffrance et des moments heureux. Où prenaient-ils toute cette force ? J’ai ressenti une émotion étrangement douloureuse dans mon ventre. Prise en défaut, je savais que viendrait le moment où je devrais me repentir et leur rendre cette admiration. Mais pas encore. (p.95)

Il y a aussi la folle aventure du théâtre, de monter, jouer et présenter Le Cid de Corneille, un drame si loin de la vie d’Uashat, mais qui emballe tout le monde et permet à certains de s’affirmer et d’éclore comme les feuilles des bouleaux sous les premières chaleurs du printemps.
Rien de spectaculaire, comme si Naomi Fontaine s’avançait dans son « Nouveau Monde » sur la pointe des pieds pour écouter des jeunes et comprendre leurs problèmes.
L'écrivaine n’évite pas les réalités déstabilisantes, mais cherche plutôt à montrer les extraordinaires capacités de résilience de ces jeunes à surmonter les pires épreuves et des drames qui peuvent briser bien des humains. C’est d’une finesse émouvante, tout en dentelle, en délicatesse et j’ai quitté ce roman à regret. Quelle belle découverte que cette écrivaine qui donne une âme aux jeunes innus et en décrit les qualités ! C’est tellement attendu et espéré cette voix que nous avons ignorée depuis tant de temps. Un roman formidable d’empathie et d’humanisme. Nécessaire. Une écriture toute retenue et fort belle, comme un murmure à l’oreille. Un bonheur de lecture.


MANIKANETISH de NAOMI FONTAINE, une publication des ÉDITIONS MÉMOIRE D’ENCRIER.


jeudi 11 janvier 2018

MARCOUX-CHABOT RÉALISE UN RÊVE

GABRIEL MARCOUX-CHABOT réalise peut-être le rêve de tout écrivain, soit réécrire le livre qui vous hante, vous bouscule, s’impose quand on vous demande quel oeuvre a marqué votre vie. Pour l’auteur de Tas-d’roches, un roman baroque qui explore tous les racoins de la langue, il s’agit de La Scouine d’Albert Laberge, un roman publié en 1918. Rappelons que Maria Chapdelaine de Louis Hémon est paru en France en 1913 et la première édition québécoise est arrivée en 1916. Le roman de Laberge a d’abord attiré les foudres de Mgr Paul Bruchési qui le qualifiait « d’ignoble pornographie ». Il a été ignoré par la suite. Une attitude assez typique des Québécois. Ce dont on ne parle pas, n’existe pas. Le texte ne paraîtra dans son intégralité qu’en 1973. Laberge y décrit la vie à la campagne, le travail des paysans, tout ce que les biens pensants de l’époque refusaient de voir dans une œuvre de fiction.

Gabriel Marcoux-Chabot rédige une thèse sur l’érotisme dans l’oeuvre d’Albert Laberge ou plus simplement la sexualité. Il connaît donc bien La Scouine, le seul roman rédigé par cet écrivain et publié à compte d’auteur en 1918. Soixante exemplaires qu’il a distribués à ses proches.
J’imagine que tous les écrivains rêvent de plonger dans une œuvre qui ne cesse de les étourdir et de les interpeller. Un roman qui devient une hantise et les happe chaque fois qu’ils s’aventurent dans un projet de fiction. Comme si cet auteur avait atteint avant eux tout ce qu’ils cherchaient dans leurs propres écrits. Dans mon cas, il s’agit certainement de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Ce roman je l’ai lu et relu et il me parle encore et encore. Avec L’odyssée d’Homère, c’est l’œuvre à laquelle je reviens le plus souvent.
Pour les familiers de mes écrits, vous trouvez plein de références à ces ouvrages dans Le voyage d’Ulysse. La force de l’imaginaire, des contes et des légendes, les grandes questions existentielles, la place de l’humain dans une nature qui permet tous les possibles. Les mythes aussi qui transforment le réel seront encore très présents dans mon prochain roman. C’est la faute à Gabriel Garcia Marquez.
Cent ans de solitude est un idéal à atteindre pour moi, un univers qui me fascine, des personnages que j’aime. Je trouve dans l’épopée de Marquez un souffle, un pas et un imaginaire qui me subjuguent.

AVENTURE

Gabriel Marcoux-Chabot s’est emparé de La Scouine pour pousser le roman dans des directions qu’Albert Laberge ne pouvait emprunter, victime des balises de son époque. Nous sommes tous prisonniers des carcans de notre temps. Il y a des sujets que nous ne pouvons aborder dans la littérature contemporaine malgré toutes nos audaces et nos provocations. Et encore maintenant, on fait silence devant certaines œuvres pertinentes et particulièrement dérangeantes.
Il serait tentant de lire les deux textes en parallèle pour chercher les similitudes et les écarts entre les deux oeuvres. Je dis « œuvre » parce Marcoux-Chabot a fait un véritable travail d’écrivain avec sa vision du roman de Laberge. Il s’approche avec beaucoup de respect, s’appuie sur le non-dit pour pousser les personnages dans leurs pulsions, leurs désirs inavoués et les interdits de leur milieu.
Il a élagué le roman original, l’amputant de longues descriptions un peu inutiles qui peuvent avoir une certaine valeur ethnologique pour les spécialistes. Je pense à cet affrontement entre les Anglais et les Canadiens lors des élections qui disparaît dans la version de Gabriel Marcoux-Chabot. Il se centre sur la famille, les travaux, les saisons, les rêves de ces paysans durs à l’ouvrage, ratoureux et d’une voracité à faire frémir.
La nouvelle version est plus courte, quasi une centaine de pages en moins, ce qui lui donne une densité que le roman original n’avait pas.

SEXUALITÉ

Charlot et La Scouine deviennent les deux côtés d’une même médaille. Charlot, le fils préféré, ne se marie pas pour des raisons un peu obscures dans le texte de Laberge. La nouvelle version ose franchir un tabou en montrant que le garçon est attiré par les hommes. Il vit une sexualité refoulée, interdite et condamnée par son milieu. Comment aller dans une telle direction en 1918 ? Laberge aurait été excommunié et peut-être chassé du Québec. La sexualité était si peu présente dans les romans de l'époque malgré les familles nombreuses. Les émois de Maria Chapdelaine devant François Paradis sont bien anodins et se manifestent dans deux phrases. 
Marcoux-Chabot se permet de décrire les pulsions sexuelles de Charlot tout comme il s’aventure dans une relation trouble entre le frère et la sœur qui n’hésite jamais à retrousser ses jupes pour montrer ses fesses.

Interloquée, la fillette s’était immobilisée, la tête entre les jambes et la robe troussée jusqu’au menton. Pendant de longues secondes, Charlot s’était contenté de l’observer. Puis, il s’était remis à marcher. La Scouine s’était empressée de le suivre, à la fois étonnée et fascinée. Elle avait perçu, sans être en mesure de l’expliquer, l’excitation de son frère et le plaisir qu’il avait ressenti à la regarder ainsi. Intriguée par cette découverte, elle n’avait eu de cesse de recommencer. (p.38)

Charlot ne vit la sexualité qu’une fois dans le roman original avec l’Irlandaise, une femme engagée qui se comporte comme un homme et qui en a la carrure. Marcoux-Chabot transforme cette scène et l’Irlandaise devient un Irlandais qui donne rendez-vous à Charlot dans la grange. La Scouine va jusqu’au meurtre pour prendre la place de l’étranger.

Regard inquiet. Celui de l’Irlandais, son expression de surprise au moment de basculer. Une pierre a suffi pour le faire taire ; une bouteille, pour l’attirer au bord du puits. Charlot pousse un râle. La Scouine gémit. Quelle route sinueuse a-t-elle dû emprunter pour arriver jusqu’à lui ? Fleur offerte, rose desséchée par la vie, son corps exulte, sa peau se souvient. Elle n’a pas oublié la langue des veaux sur ses mains, le goût des fraises et le regard émerveillé de son frère, ce premier matin. Charlot explose en cercles d’or, elle geint. Depuis toujours, elle lui appartient. (p.118)

L’inceste était aussi un sujet tabou et on ne retrouve jamais ce genre d’évocation dans les romans de Damase Potvin qui s’était fait le grand défenseur de la littérature du terroir. Pour lui, la fiction devait servir l’idéologie du clergé, garder les jeunes gens sur les terres et dans les paroisses pour les protéger des calamités de l’étranger et de l’émigration. Pas étonnant que ce même Damase Potvin ait tout fait pour discréditer Maria Chapdelaine à sa parution en tentant de démontrer que ce n’était pas une œuvre littéraire, mais une transcription de la vie à Péribonka. Étrange façon de dénigrer un roman en cherchant les personnages dans la vraie vie. Il est à l’origine du mythe d’Éva Bouchard qui a fini par se prendre pour Maria et jouer le jeu. Marcelle Racine a écrit un très beau livre sur le sujet.
 
LE REFOULÉ

La Scouine est condamné à sa parution parce que le roman illustre tout ce que l’on voulait dissimuler. Les paysans de Laberge sont des bornés et des têtus, ils sont sales et répugnants et se comportent souvent comme des animaux. Des hommes et des femmes qui peuvent profiter d’une situation pour obtenir des faveurs ou certains profits, même de la maladie d’un voisin.
La religion ne tient pas grand place dans le roman de Laberge ce qui est une aberration au début du siècle dernier. Nous sommes dans la mouvance de Jean Rivard d’Antoine Gérin-Lajoie lors de la parution de La Scouine. Les défricheurs chez Gérin-Lajoie abattent les arbres en faisant un signe de croix et s’enrichissent dans un paradis qu’il suffit d’arroser de sa sueur. Et la femme y est toujours obéissante, pieuse et met au monde un enfant par année pour fournir les bras qui vont concrétiser l’aisance matérielle.
Et il y a aussi la transcription phonétique des dialogues. Laberge a été particulièrement audacieux en se permettant cette licence. On a censuré Maria Chapdelaine lors des premières versions québécoises, biffant certains mots, quelques jurons entre autres. Le clergé était très chatouilleux sur le sujet et Laberge reproduit à l’oreille le parler de ces hommes et ces femmes peu éduqués. La Scouine est la championne de ces dialogues qui claquent comme un fouet.

– … Pour commencer, y a l’père Dupras qui s’est nayé en passant su a rivière Saint-Louis. I allait porter des provisions à sa fille au couvent quand la glace a cédé. I paraît qu’i a même pas eu l’temps d’crier. À part ça, y a Ti-Phonse Lambert qui a perdu un doigt. I était après déneiger sa couverture quand t’es pieds i ont parti. Lui, i a sacré l’camp en bas, mais son jonc a pogné d’un clou pis l’annulaire d’la main gauche est resté accroché su l’toit. (p.73)

Dire qu’on m’a reproché les dialogues phonétiques de mes bûcherons dans La mort d’Alexandre en 1982. La même approche 70 ans après la parution du roman d’Albert Laberge. Il semble maintenant que nous en sommes à une autre étape et Marcoux-Chabot en est l’exemple parfait en se distinguant aux Jeux de la francophonie avec un texte puisé dans l’oralité.
Un travail étonnant, sobre et respectueux qui fait découvrir tout ce qu’il y avait de latent et de subversif dans l’œuvre de Laberge. Une belle manière de redonner des lettres de noblesse à un roman que l’on a souvent discrédité dans l’histoire littéraire. Je pense à Gérard Bessette dans son anthologie parue en 1963 qui, tout en reconnaissant l’importance de Laberge, qualifie son roman d’inférieur à ceux de Ringuet et de Gabrielle Roy. C’est un peu tordre la réalité que de faire une telle comparaison. Nous ne sommes pas du tout dans la même mouvance.
Cette lecture m’a permis d’imaginer que nous devrions relire les œuvres plus anciennes parce qu’elles ont encore beaucoup à nous apprendre. Je pense à Jean-Charles Harvey et Les Demi-Civilisés qui lui aussi a été condamné par le clergé et particulièrement par le cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve. Gabriel Marcoux-Chabot fait vivre de beaux moments dans cette version qui ouvre des portes et va jusqu’où Laberge ne pouvait aller. Plus qu’une version, c’est un travail de restauration et d’exploration d’une œuvre importante de notre répertoire.


LA SCOUINE de GABRIEL MARCOUX-CHABOT, une publication des ÉDITIONS LA PEUPLADE.