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jeudi 14 juillet 2016

Kim Thuy ne cesse d’explorer l’histoire de sa famille

CERTAINS ÉCRIVAINS NOUS décrivent une réalité autre et changent nos regards et nos idées préconçues. Je pense à Sergio Kokis et sa façon particulière de raconter l’aventure humaine, Daniel Castillo Durante, Abla Farhoud et bien d’autres. Le hasard a fait que j’ai lu Dimitri Nastrallah et Kim Thuy dans un même élan. Deux histoires de réfugiés. Des moments difficiles, la misère et la terrible entreprise de devenir un citoyen modèle dans un nouveau pays. Heureusement, il y a les belles histoires de Kim Thuy et Dany Laferrière pour nous rassurer. Ça ne veut pas dire que leur parcours s’est fait sans hésitations après avoir tout laissé derrière eux. Kim Thuy a déjà raconté son départ du Vietnam avec sa famille, le bateau surchargé et le camp en Birmanie, un lieu où les survivants attendent en marge du monde. Et sa venue au Canada, un peu par hasard.

Kim Thuy, encore une fois, dans un court récit, revient sur l’histoire de sa famille qui a connu l’aisance matérielle au Vietnam et qui, devant la montée du communisme et la victoire imminente du Vietnam du Nord, doit partir. Bao Vi, la narratrice, raconte les pérégrinations de sa famille dans de courts chapitres. J’ai eu l’impression de feuilleter un album de famille et de retrouver certains visages familiers. Le grand-père Le Van An devenu juge et qui a amassé une fortune, sa rencontre avec la grand-mère, une beauté et la naissance du père de la petite Vi, Petrus, un garçon choyé à qui tout semble facile.
Sa mère, une femme volontaire, se consacre à sa famille, à son mari, à ses multiples désirs, ferme les yeux sur ses incartades. Elle a beau être douée pour les affaires et la gestion d’entreprises, l’homme occupe le centre de l’univers dans la société traditionnelle vietnamienne. La famille veille à protéger ces façons de faire dans le nouveau pays où les mœurs sont tellement différentes.

HISTOIRE

On connaît le drame du Vietnam, l’intervention américaine, les grands mouvements en faveur de la paix et la fuite de dizaines de jeunes Américains vers le Canada pour ne pas avoir à faire une guerre qu’ils ne comprenaient pas. On a eu des films remarquables sur le sujet. Je mentionne Apocalypse Now qui vous laisse avec des images difficiles à oublier, des scènes où la folie humaine se déploie dans un décor grandiose. Le village que l’on brûle au napalm, par exemple.
Bao Vi ne s’attarde guère aux grands bouleversements qui ont secoué son monde, mais plutôt aux effets que cette migration a eus sur sa famille.

Nous avons quitté le Vietnam dans trois bateaux différents. Le nôtre a accosté en Malaisie sans avoir rencontré de tempête ni pirates. Hà et Tri n’ont pas eu la même chance. Leur bateau a été intercepté par les pirates à quatre reprises. Au cours de la dernière attaque, Tri a reçu un coup de machette accidentel d’un homme nerveux. Ma mère a menti à la sienne en lui disant qu’il était porté disparu en mer avec les parents de Hà. Mon père n’a jamais su qu’il avait perdu un fils. (p.44)

Voilà la manière de Thuy, de raconter des drames avec une retenue et une discrétion remarquable. Un garçon est tué par un pirate, un massacre, l’horreur et elle parle d’un homme nerveux, peut-être maladroit. Un écrivain des États-Unis aurait décrit la scène, le meurtre, dans les moindres détails. Pas elle. Un bout de phrase tout simplement. C’est comme ça chez cette écrivaine qui vous aspire par sa façon de dire une tragédie qui a secoué le monde entre les années 1963 et 1975. C’est peut-être aussi la manière orientale de parler de ces choses qui survivent en elle malgré son adaptation à la vie québécoise.
Nous connaissons l’histoire de la migration de la famille Thuy. Vi suit un parcours similaire. La famille s’installe au Québec, s’intègre, mais reste tiraillée entre deux mondes, deux manières de vivre les amours en particulier. Tout se passe bien, mais cela ne veut pas dire que la vie est facile pour la jeune Vi. Le passé est lourd pour les enfants des immigrants et peut les étouffer, malgré certains moments amusants.

Nous sommes arrivés dans la ville de Québec pendant une canicule qui semblait avoir déshabillé la population entière. Les hommes assis sur les balcons de notre nouvelle résidence avaient tous le torse nu et le ventre bien exposé, comme les Putai, ces bouddhas rieurs qui promettent aux marchands le succès financier et, aux autres, la joie s’ils frottent leur rondeur. (p.48)

Long, le frère de la petite Vi ne prend pas de temps à faire son chemin et à connaître tout le monde dans le Limoilou où la famille s’est installée. Il a le charisme de son père et de sa grand-mère.

DRAME

Vi s’efforce d’être la fille modèle. Tous l’encouragent à devenir chirurgienne, à être la fierté de la famille et de la communauté. Des rencontres feront en sorte qu’elle prendra un autre chemin. Un garçon, l’amour et malgré son comportement très québécois, elle reprend instinctivement les façons d’être de sa mère. Elle suit Hà à Montréal au grand dam de sa famille. De nouvelles études et des amitiés, un garçon qui l’abandonne parce qu’elle est trop occidentale. Les hommes s’en sortent toujours mieux que les filles dans ces cas. Il reste la peine, la douleur d’avoir déçu les siens.

Mon comportement avait détruit la réputation de deux familles parfaitement respectables. Ma mère avait dû répondre aux questions des mères curieuses et, surtout, supporter leurs remarques assassines : « Lui permettre d’habiter seule était une erreur » ; « Hà a eu une mauvaise influence sur Vi » ; « Quel garçon osera vouloir d’elle maintenant ? »… J’ai brisé ma relation avec ma mère. J’ai brisé ma mère. Comme mon père l’avait brisée. (p.96)

Vi agit comme ces centaines de jeunes Québécoises. La question est fort intéressante. Les filles et les fils héritent de traditions que les parents cherchent à garder vivantes dans un pays où les choses se pensent et se vivent d’une autre manière. Ils restent souvent entre deux mondes, ne sachant quelle direction prendre.
Vi retournera au Vietnam pour travailler. Une autre manière de choquer sa famille et la communauté du Québec. Cette collaboration avec l’ennemi qui les a forcés à l’exil est difficile à accepter. Elle y rencontre Vincent, connaît le grand amour, mais l’homme disparaît sans laisser de traces. Vraiment une histoire d’abandons, de pertes que celle de cette femme qui demeure discrète, écrasée par une sorte de fatalité qui ne semble jamais trop l’atteindre.

DÉCHIREMENTS

J’imagine les efforts qu’il faut faire pour s’intégrer. Je me souviens comme il a été difficile de quitter mon village du Lac-Saint-Jean pour m’installer à Montréal et y poursuivre des études. Je me sentais ailleurs, dans l’envers du monde, moi qui avais connu que les champs de trèfle et les forêts. L’amour des livres et de la littérature me demandait de changer de peau, de migrer dans ma tête. Rien de comparable avec le drame des réfugiés cependant.
Encore une fois, Kim Thuy est touchante dans sa manière de nous montrer toutes les difficultés que rencontrent les arrivants dans leur désir de se faire une place dans un nouveau pays, de tourner le dos à des traditions millénaires.

J’hésite à annoncer à Aline et à Hanh la fin de mon mandat à Hanoi. J’hésite à suivre mon désir de me retirer à Nowhere, en Oklahoma. J’hésite à m’enfuir du Vietnam une seconde fois. J’hésite à demander à Hanh l’adresse de mon père. J’hésite à délaisser les draps décolorés de Vincent, à me départir de son hamac affaibli par les mailles déchirées, à jeter ses stylos dont l’encre a séché, à décrocher sa moustiquaire reprisée tous les dix centimètres. J’hésite à me quitter, à abandonner la Vi de Vincent. J’hésite parce que je projetais de partir sans rien dire, sans rien prendre, sauf le grand foulard bleu de Vincent. (p.138)

Tout le travail de l’arrivant est de renoncer à son ancienne vie et de devenir celui que le pays d’adoption souhaite. On peut quitter un pays, mais on n’y laisse jamais sa culture et ses traditions. Et pas besoin de bagages pour transporter cet héritage unique.

VI de KIM THUY est paru chez LIBRE EXPRESSION, 144 pages, 24,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : JAMES OU LES HABITS TROP AMPLES DU BOA CONSTRICTOR de LOUIS-PHILIPPE HÉBERT publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

http://www.editions-libreexpression.com/vi/kim-thuy/livre/9782764811030

lundi 11 juillet 2016

Dimitri Nasrallah nous plonge dans la vie des réfugiés

LA GUERRE A TOUJOURS bousculé les populations et fait bouger les frontières. La faim aussi, la misère. Pensons aux Irlandais qui ont fui la famine en venant en Amérique. Beaucoup sont morts dans des bateaux insalubres ou encore sur une île, au milieu du Saint-Laurent, lors d’une quarantaine qui ressemblait à une expiation. Quelques écrivains se sont attardés à leurs misères. Je pense à L’été de l’île de Grâce de Madeleine Ouellette-Michalska. Les déportés de maintenant vivent les mêmes terreurs et on s’émeut pendant quelques jours devant un petit garçon trouvé mort sur une plage, son corps secoué par les vagues. Nous sommes mitraillés par des images et des informations qui décrivent le drame d’hommes et de femmes qui fuient la guerre pour venir en Europe. Ils ont tout perdu et après avoir frôlé la mort, se butent à des frontières et des militaires. Nous nous émouvons, nous nous agitons et après, nous retrouvons notre confort et notre indifférence.

Niko vit avec son père et sa mère. On est au Liban, à Beyrouth et la guerre civile fait rage. Antoine, le père, ne peut plus travailler. La boutique où il vendait des appareils photo a été  pulvérisée par un missile. La mère rédige des textes, on ne sait trop pour qui, mais ça semble suffisant pour avoir de quoi manger. Les tirs viennent de partout. Pendant une accalmie, Niko retourne à l’école après des mois d’absence. La guerre ferme aussi les écoles. Il perdra sa mère ce jour-là, fauchée par une bombe. Un long calvaire commence pour lui et son père Antoine.

Là-bas, l’avertit-il, tu vas voir des choses que tu ne vas peut-être pas comprendre, que moi-même je ne suis pas sûr de comprendre. Personne ne sait ce que nous réserve le futur. Le seul choix qu’il nous reste, c’est de vivre, de continuer à vivre, et de découvrir ce qui va arriver ensuite. Tout ce qu’on peut faire, c’est espérer. (p.31)

La vie ne peut plus être pareil. Antoine décide de quitter ce pays où l’avenir prend les traits de la mort. Partir, refaire sa vie. L’aventure commence pour ce petit garçon qui s’accroche à son père comme à une bouée de sauvetage.
Ce sera d’abord l’Égypte où Antoine a des amis. Il ne peut résider plus d’un an dans ce pays. Les lois sont ainsi faites et comment trouver du travail dans de telles conditions ? Ils doivent aller en Grèce, sur une île où il est peut-être possible de s’inventer un quotidien.

Il doit accepter son sort et laisser derrière lui l’orgueil et la fierté, il doit commencer à réfléchir comme le pillard qu’il est en train de devenir. Il a fait de graves erreurs de jugement. Leur exil s’est avéré plus dispendieux qu’il ne l’avait prévu. Il s’est perdu dans le brouillard. À cause du désespoir, ses pas sont devenus de plus en plus maladroits. (p.62)

Un travail difficile, des tâches que personne ne veut faire et que l’on confie à ces hommes prêts à tout pour manger et nourrir leurs enfants. La situation est intenable, Antoine ne peut infliger une telle errance à son fils. Il a de la chance. Une sœur de sa femme a migré au Canada. Elle accepte de prendre Niko. Un voyage, une nouvelle famille à Montréal, une autre vie pour le petit garçon. Tout vaut mieux que ce maintenant où ils arrivent difficilement à manger et à avoir des vêtements décents.
Partir au Québec, quitter Antoine est une épreuve terrible pour Niko et il a l’impression d’être arraché à tout ce qu’il est.
Le jeune garçon doit apprendre à vivre chez sa tante Yvonne et son oncle Sami, des étrangers malgré les liens familiaux. Une solitude terrible l’attend, la pire peut-être, l’apprentissage d’une autre façon de vivre, d’une langue, avec cet espoir toujours déçu de retrouver un père qui disparaît.

SURVIE

Antoine s’engage sur des bateaux qui transportent du pétrole illégalement dans des pays en guerre. Un travail où on ne pose pas de question, où on n’a pas besoin de passeport ou de visa. On se tait, on reçoit un peu d’argent, on recommence, devient invisible pendant de longues périodes. Antoine pense à son fils, mais le quotidien l’avale et il doit repousser continuellement le jour où il va partir pour le Canada.
L’enfant, malgré les soins et les attentions de sa nouvelle famille, n’arrive pas à oublier. Sami, le mari de sa tante reçoit bien une lettre, mais faut-il entretenir l’espoir chez Niko de retrouver un père qui dérive dans le monde, ne parvient pas à sortir de son gouffre.
Pour se rapprocher de son fils, Antoine entreprend le voyage le plus fou à bord d’un navire qui appareille pour l’Amérique du Sud. Il sera au moins sur le même continent que Niko et il trouvera bien un moyen de traverser les Amériques pour venir à Montréal.

Il trouve un bureau de poste et envoie ses lettres, pour laisser savoir à Niko et aux Malek qu’il est en route. Dans l’enveloppe, il insère trente mille dinars, qui serviront à payer pour la nourriture de Niko. Le monde déborde de possibilités, pense-t-il, quand on a la chance de se voir sur une carte comme celle-là. Il sait exactement où il se trouve et il sait où il doit aller. (p.160)

Antoine fait naufrage et se retrouve à Valparaiso au Chili, ne sachant plus qui il est. Il a perdu la mémoire. C’est peut-être ce qui attend tous les migrants. Il s’installe dans une nouvelle ville grâce à une infirmière, apprend une nouvelle langue et devient père d’une petite fille.

RECHERCHE

Après bien des déboires et des aventures, Niko retrouve la trace de son père. Comment le rejoindre ? Peut-être alors que la vie pourra changer et s’ouvrir devant lui, peut-être qu’il va alors avoir la certitude d’exister et d’avoir un avenir. Il est prêt à tout.
Il fuit, retrouve Antoine, mais la vie a fait d’eux des étrangers. Peut-on changer le passé, changer une vie, tout recommencer ? Faut-il perdre la mémoire pour migrer ? Niko ne sait plus, ne peut savoir. Son père est un autre homme qui a échappé à ses souvenirs et peut-être que lui aussi est devenu un autre.

Personne n’a jamais réclamé sa présence ici, comprend Niko, ni cette femme ni son père ne veulent de lui. Il n’a pas de plan de retour, il n’en a jamais eu. Son père a eu une fille. Elle porte le nom de sa mère, et la seule personne qui ne figure pas au tableau, c’est Niko. (p.366)

IDENTITÉ

Nous suivons à la fois la dérive du père qui risque sa vie sur des bateaux pour survivre. Et Niko, cet enfant dans une nouvelle ville, un nouveau pays qui s’accroche à des souvenirs. Nous plongeons dans le drame de tous les migrants qui, après avoir fui l’enfer, se retrouvent dans une sorte de purgatoire où ils ne savent plus qui ils sont et ce qu’ils vont devenir. Ils ont échappé aux bombes, mais ils hésitent dans leur tête et restent des marginaux malgré les apparences.
Ce qui fait qu’un individu appartient à un pays et un lieu, ce sont ses racines, sa famille, les amis sur qui il peut compter. L’oncle et la tante font tout pour se faire une nouvelle vie, pour aider Niko. Ils ont un espoir, mais sont-ils intégrés malgré le beau certificat qui prouve qu’ils sont des Canadiens ?
Niko illustre cette tragédie devenue trop familière. Bien sûr, la source première est cette folie meurtrière, les guerres, les massacres et les bombardements qui forcent des populations à fuir. Un drame que Dimitri Nasrallah décrit de façon touchante et intime. La migration, l’exil, l’installation dans un nouveau pays demandent des efforts incroyables. Et comment oublier son passé, sa propre histoire ? Niko vit dans son corps et sa tête un exil terrible, le pire de tous, tout comme sa tante Yvonne et son oncle Sami malgré leur aisance financière.
Ce roman touche par sa simplicité, sa vérité et sa justesse. De quoi vous ouvrir les yeux et l’esprit pour comprendre que rien n’est réglé quand on accueille des réfugiés qui viennent d’échapper à l’enfer. Le confort matériel est peut-être assuré, mais il reste la mutation d’esprit qu’exige l’exil et il faut parfois des générations avant d’y arriver. Que dire de plus ? Voici le drame de notre époque raconté en suivant les pas d’un jeune garçon. Tout commence quand des réfugiés s’installent dans un appartement de Montréal ou de Québec et qu’ils découvrent un autre monde où aucun de leurs souvenirs n’a de racines. Un long voyage vers l’identité commence alors et il exige un effort de tous les instants.

NIKO de DIMITRI NASRALLAH est paru à La Peuplade, 194 pages, 23,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : VI de KIM THUY publié chez LIBRE EXPRESSION.

vendredi 1 juillet 2016

Éric Plamondon nous fait redécouvrir notre époque

UN PETIT VOYAGE à Québec. Je prends l’autobus maintenant pour ces déplacements, avec un livre pour oublier la distance et la route. Un roman traînait sur mon bureau depuis un moment. Lire dans un véhicule en mouvement, surtout quand on traverse le parc des Laurentides, est une aventure. J’ai feuilleté 1984 avant le départ et pensé qu’il convenait. Outre le titre qui me rappelait George Orwell, les fragments conviennent pour une lecture voyageuse, surtout sur la route sinueuse entre Hébertville et l’embranchement de l’autoroute qui va vers Chicoutimi ou Québec. Un beau soleil, un jour chaud, l’un des premiers de l’été, un siège pour prendre ses aises et j’ai ouvert le roman en longeant le lac Vert. Je me suis rendu compte rapidement que je ne traverserais pas seulement le parc des Laurentides, mais que je vivrais une expérience de lecture.

Je ne savais rien d’Éric Plamondon. J’avais droit à trois romans publiés entre 2011 et 2013 réunis en un gros volume. Hongrie-Hollywood Express, Mayonnaise et Pomme S. Une réédition originale. Cela ne se fait guère. Je me suis avancé sur la pointe des pieds. Surtout avec les courbes de la route, les moments pour regarder la rivière aux Écorces dans toutes ses grosseurs du printemps, ou encore ce paysage qui me coupe le souffle quand on aborde les descentes du mont Apica.
Une mauvaise impression d'abord. Cette longue énumération du début m’a fait sourciller. L’auteur se complaît dans une logorrhée sans fin et normalement, j’aurais rebroussé chemin.

J’ai eu de l’acné, je suis allé à l’université, j’ai eu du cul, je me suis marié, je me suis drogué, j’ai voyagé, j’ai fait du sport, j’ai lu les journaux, j’ai dit « bonjour », j’ai dit « oui, merci », j’ai été président de classe, j’ai été employé du mois, j’ai milité pour ci et j’ai milité pour ça. J’ai ouvert un compte en banque, j’ai économisé, j’ai acheté une voiture, j’ai roulé un peu ivre, mais pas trop, je n’ai pas grillé de feu rouge, j’ai repassé mes chemises le dimanche soir, j’ai acheté des cadeaux de Noël, d’anniversaire, de mariage, de Saint-Valentin… (p.13)

La danse du « je » continue pendant trois ou quatre pages. Je n’aime pas les répétitions et chasse les mots qui reviennent dans mes textes en véritable obsédé. Je crois que j’aurais mis le livre de côté normalement. Je suis un lecteur patient, mais certaines choses me rebutent. J’ai continué, malgré mes hésitations, me disant que ce serait ma lecture de voyage. Et je n’avais pas envie de passer des heures à compter les épinettes.
Et est apparu Johnny Weissmuller, le grand champion olympien et comédien qui a fait les beaux jours de mon enfance. Quand nous avons enfin eu la télévision dans la maison familiale, un peu après tout le monde au village, je ne ratais jamais Jim de la jungle. Une sorte de gardien de parc, une manière de Tarzan qui vivait bien des aventures. Comment oublier le plongeon du début, le chapeau qu’il jetait d’un geste assuré avant de s’élancer du haut d’un rocher ?
Et un écrivain américain que je ne connaissais pas. Un autre ! Richard Brautigan, un résistant qui a vécu à San Francisco à la belle époque. Son grand-père serait né au Québec.

PIÈGE

Et je me suis laissé prendre par ces textes qui nous lancent sur les traces de Tarzan, l’homme au cri inoubliable qui a fait rêver tous les garçons de mon époque et aussi un certain Gabriel Rivages qui est hanté par Brautigan, lit ses livres, ne semble jamais vouloir connaître la paix, sauf quand il plonge dans la lecture.
Ce n’est qu’au retour que j’ai été happé par 1984 qui tient du journal, de la fiction, de l’invention, de la biographie de Johnny Weissmuller, ce héros olympien et comédien qui a fini dans la dèche. Une histoire fascinante d’un petit garçon né en Hongrie et qui est devenu un champion de natation. J’ai su devant l’Étape, tout près du grand lac Jacques-Cartier qui digérait ses dernières glaces, que j’irais jusqu’au bout de cette lecture un peu particulière. Pas évident d’osciller entre la fiction, le bavardage, les éléments biographiques de l’écrivain, des réflexions personnelles et une forme d’enquête sur notre monde ou des évidences que l’on ne prend jamais la peine de vérifier. Une sorte de capharnaüm où l’on retrouve Johnny Weissmuller dans son enfance à Chicago, près du grand lac Michigan où il a développé une véritable passion pour l’eau et la natation. Un palmarès unique et impressionnant. Le premier humain à nager le cent mètres en moins d’une minute. Si vous aimez les exploits sportifs, vous êtes comblés.
Et il y a l’après, sa carrière au cinéma. Un homme qui n’est jamais arrivé à s’installer dans la vie avec ses nombreux mariages et qui a tout flambé. Les héros dégringolent souvent aux États-Unis. Et il y a ce Brautigan que l’on découvre peu à peu. Un original, un singulier qui échappe à toutes les balises.

Entre la guerre du Vietnam, les émeutes raciales et le droit des femmes, il trouve sa place parmi les allumés de la côte ouest. Il ne se veut pas directement anarchiste comme les Diggers, mais son style respire la liberté à pleine page. Quand il parle d’une partie de pêche ou d’une balade en bus, Brautigan, par son style, tape autant que Bakounine ou Blanqui. Ni dieu ni maître ! (p.237)

Je suis allé sur Internet pour savoir qui était cet écrivain. On a beau passer sa vie à lire, il y a toujours des auteurs qui restent dans l’ombre. Il suffit d’entrer dans une bibliothèque ou dans une librairie pour prendre conscience de l’ampleur de son ignorance. Une tête sympathique et un mythe de la contre-culture.

FASCINATION

Et je me suis passionné pour cette écriture qui se moque des belles manières, n’hésite jamais à bousculer les convenances et à défaire les schèmes de la narration. Nous sommes à la fois dans le réel et le fictif, dans le journal intime et la biographie d’un sportif et d’un écrivain mythique, dans l’actualité aussi. Brautigan m’a rappelé Kerouac et cette génération qui rejetait toutes les obligations pour vivre la vie d’errant qui ne croit et n’espère que dans les rencontres fortuites, les amitiés qui vous emportent parfois au bout du monde. Surtout que je venais juste de sortir de la lecture des romans en français de Kerouac et de son journal de bord. J’étais particulièrement bien préparé pour suivre Rivages, Plamondon et Brautigan.

En 1926, le quadruple médaillé des Jeux olympiques de Paris est invité à visiter les studios de la MGM à Hollywood. Il y rencontre, médusé, son héros d’enfance Douglas Fairbanks. Ce dernier lui donne alors ce conseil : « Si jamais tu fais du cinéma, faut te faire raser tout le corps, sinon à l’écran les poils paraissent énormes. On ne voit plus que ça. C’est dégoûtant. » (p.59)

Anecdotes, réflexions pour mieux voir peut-être l’histoire contemporaine, me faire prendre conscience que j’ignorais bien des choses. L’ordinateur par exemple.
Je me suis passionné pour Brautigan dans Mayonnaise, ses déplacements, ses lectures, ses écrits, ses succès étonnants et son refus de toutes les normes, ses excès aussi. Il finira alcoolique, un peu comme Kerouac, se suicidant en 1984. Toujours l’ombre d’Orwell, l’année particulière.

POMME S

Le dernier roman m’a emballé. Je me suis retrouvé devant l’ordinateur que j’utilise tous les jours. Pomme S, le titre, rappelle la fonction clavier pour enregistrer un texte. Plamondon nous fait connaître Steve Jobs, l’inventeur de Appel et de l’ordinateur personnel. Le lancement a eu lieu en 1984 et cet appareil a changé le monde. L’histoire d’une réussite exceptionnelle, l’invention d’une machine qui a bouleversé nos manières de faire et de concevoir la mémoire. Avant l’écriture, l’invention de l’imprimerie pour tout dire, les humains cherchaient à savoir le plus de choses possible et à les répéter à leur descendance. L’invention de la rime aurait facilité ce travail de mémoire. L’ordinateur, les transistors, le disque dur ont fait en sorte de déposer le savoir humain dans une immense bibliothèque pour nous libérer du devoir de mémoire. Steve Jobs a été un visionnaire et un homme fascinant malgré ses obsessions.

Steve Jobs aimait se prendre pour Léonard de Vinci. Il voyait dans l’Italien la figure parfaite du gentilhomme, à la fois artiste et scientifique, poète et technicien. Pour lui, le portraitiste de Mona Lisa représente l’alliance par excellence entre l’art et la science. Toute sa vie, Jobs se réclame de cette dualité. Il veut marier la technologie la plus parfaite au design le plus raffiné. (p.520)

Une aventure passionnante que celle de l’informatique. Steve Jobs est devenu une légende et une sorte de prophète. Chose certaine, je ne vois plus mon ordinateur de la même façon.
Plamondon m’a fait connaître quelques grandes figures de mon époque et mieux aimer mon siècle que l’on a tendance à voir comme celui des excès et des agressions contre l’environnement. Certains ont vécu d’incroyables aventures qui ont changé le monde et nos manières de faire. Oui, les découvertes sont encore possibles et tout n’a pas été dit et fait. Il faut juste un peu d’imagination pour emprunter des sentiers inconnus. Tout est toujours à découvrir.
Un écrivain étonnant que cet Éric Plamondon. Il aime défaire les normes de l’écriture et réussit à nous accrocher avec ses réflexions, sa curiosité, son plaisir de raconter, son amour de l’humain et de son époque. Que demander de plus ?

LA TRILOGIE 1984 d’Éric Plamondon est paru au QUARTANIER, 616 pages, 31,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : NIKO de Dimitri Nasrallah publié à La Peuplade.

mercredi 29 juin 2016

Jean-François Beauchemin aime flâner dans sa vie


LES ÉCRIVAINS FINISSENT tous par s’attarder à leur vécu avec le temps. Malheureusement, presque tous tardent à écrire leur autobiographie. Je pense à Gabrielle Roy et à Gabriel Garcia Marquez qui se sont arrêtés, dans cette entreprise fascinante, à leur première publication. Bonheur d’occasion pour Gabrielle Roy et Cent ans de solitude pour Gabriel Garcia Marquez. Ils ont traversé l’enfance et n’ont pas eu le temps de raconter comment leur vie a changé avec le succès. Peut-être que les écrivains rêvent d’être maîtres du temps en luttant constamment avec lui. Jean-François Beauchemin raconte son vécu, s’attarde à des réflexions et des pensées dans un autre de ses carnets. J’aime ces textes qui s’aventurent autant dans le passé que le présent. Une manière d’apprivoiser les mots en demeurant attentif à l’aventure de vivre.

Les écrivains aiment s’attarder aux détails et aux contours de leurs jours. Plusieurs finissent par arpenter leur jardin, s’attarder dans un coin isolé, jongler avec une pensée qu’il reprenne sans cesse pour la scruter sous tous les angles. Ces porteurs de mots tentent de comprendre ce que la vie a fait d’eux et ce qu’ils font d’elle. Tous les écrivains cherchent cet équilibre, même quand ils s’égarent dans la fiction et tentent de déjouer le réel.
Avec Objets trouvés dans la mémoire, Jean-François Beauchemin ne fera pas courir les foules même s’il a ses lecteurs. Cet écrivain est passé maître dans l’art de flâner, de s’attarder à un souvenir, une rencontre, une lecture ou une phrase qu’il retourne comme les pierres sur son chemin pour voir ce qu’elles cachent.
L’aventure débute par une citation un peu intrigante de Gustave Flaubert.

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. (p.7)

Un livre libéré des intrigues et des personnages, avec des mots qui vont dans toutes les directions pour mieux vous cerner. De quoi attirer l’attention de Jean-Pierre Girard avec ses Chroniques de riens. Un livre qui ignore les intrigues et les personnages pour s’installer dans le présent, se coller simplement à la vie et aux bonds qu’elle peut inventer. Un carnet où l’écriture s’abandonne à l’écriture. Pourtant, ces petits riens finissent toujours par prendre une direction, s'attarder dans les coins les plus secrets. L’écriture vagabonde veut cela, comme si on se laissait emporter par les mots, des odeurs et des souvenirs qui ne cessent de nous bousculer et de vous hanter d’une certaine façon.

ARRÊT

Cette démarche fascine tous les écrivains qui, après avoir fréquenté la fiction, sentent le besoin d’oublier le personnage qui devient souvent tyrannique. On le sait, le roman impose sa direction, son vocabulaire, sa musique et des lieux, vous fait fréquenter des personnages plus et mieux que certains humains. C’est peut-être ce qui arrivait à mon père quand il se berçait au bout du poêle. Tous savaient qu’il ne fallait pas le déranger ou lui demander à quoi il pensait. Il allait dans un monde que j’aurais tant aimé connaître. J’imaginais qu’il s’aventurait dans les forêts qu’il redécouvrait chaque fois qu’il s’éloignait de la maison en souriant. Il ouvrait les yeux et regardait autour de lui, comme s’il prenait un certain temps à retrouver notre monde. J’étais certain de l’avoir deviné dans ses errances.
 Les écrivains sont des nomades qui tournent autour de certains lieux, des souvenirs, des moments de leur enfance, des rencontres ou des lectures qui les habitent. Ils ne savent jamais où ils vont quand ils s’éloignent comme ça les mains dans les poches, mais souvent leurs pas les mènent dans des endroits connus et visités de nombreuses fois.
Ces moments heureux où l’on a eu la certitude d’être à la bonne place et de respirer en toute liberté. Et ce calepin que l’on traîne avec soi comme un panier pour les champignons. Écrire en marchant, en flânant comme le faisait Nietzsche dans ses promenades en forêt et que raconte si bien Victor-Lévy Beaulieu dans sa dithyrambe beublique.

RENCONTRE

Jean-François Beauchemin a fait face à la mort et l’a raconté dans La fabrication de l’aube, un récit qui touche l’intelligence et l’émotion. Il pense souvent à cet instant où tout pouvait s’arrêter. Un soupir et c’était la grande aventure, la perte des mots et du monde. Comment oublier ce face à face ? Son écriture finit toujours par retrouver le chemin de cet instant qui a changé sa vie. Il a beau s’abandonner aux méandres de sa pensée, s’inventer des sentiers qui semblent n’aller nulle part, il y a toujours ce vécu où il a pris conscience d’avoir failli perdre un monde précieux et unique.

À mon avis, ce livre que j’écris, plein des objets trouvés dans ma mémoire, est encore une façon de détourner l’attention de mon interlocuteur. Je l’oblige en lui racontant mon passé à regarder par-dessus mon épaule plutôt que sur mon visage, sur mes mains et sur mon corps, où l’essentiel est écrit. Ma vie est ailleurs que dans ces braises que je ranime. Ma vie est ailleurs que dans ces braises que je ranime. Je la rencontre bien davantage dans ce battement venu des arrière-fonds de la poitrine et auquel je tâche d’ajuster mon pas, dans ce regard vert qui était aussi celui de maman. (p.69)

Quel plaisir de s'avancer dans une écriture qui vous bouscule et vous entraîne sur des chemins détournés où vous retrouvez vos propres souvenirs. Beauchemin pratique l’art de la confidence où il n’y a plus que la vie qui importe, que ce murmure rassurant. C’est pourquoi, peut-être, ce genre de récit me fascine tant. Voilà une façon unique de cerner l’humain, ses angoisses et ses espoirs, de se voir dans les yeux des autres. Après tout, écrire répond à ce besoin de toucher un lecteur, de retenir son attention, de se comprendre et de cerner une pensée souvent imprévisible.

Je pense que je n’ai de ma vie que cette même connaissance abstraite, ou poétique, si on veut. Ce cœur qui souffle dans la poitrine comme le bœuf dans une certaine étable, ce cerveau veillant de son mieux sur les quelques hectares mal tenus de son domaine, ce corps secourable et problématique, ces croyances abandonnées au bord du ciel, tout cela qui me forme jour après jour m’est au fond étranger. (p.87)

L’écrivain fait de sa vie une réflexion qu’il ne cesse de tisser jour après jour.

EXPÉRIENCE

J’ai lu Objets trouvés dans la mémoire dans le calme du soir, quand le jour se laisse aller, juste après que le soleil renverse toutes ses couleurs de l’autre côté du grand lac, au-dessus de la pointe Taillon en nous faisant des promesses pour le lendemain. J’ai compris encore une fois, avec Jean-François Beauchemin, que la vie est une aventure quand on prend le temps de retenir ses gestes pour être là, maintenant.
L’écrivain touche ce qui se dépose au fond de soi après les grandes rafales, les bousculades et les occupations souvent futiles qui avalent tout notre temps. Il suffit du chant d’une mésange, du regard d’un chat qui s’avance lentement ou de l’envol d’une corneille qui rentre pour la nuit.
Jean-François Beauchemin nous rend plus conscients du présent et de la beauté du jour. Ce carnet, il faut l’ouvrir souvent parce que c’est une main sur votre épaule qui vous empêche de vous lancer dans des frénésies qui laissent épuisé. L’auteur vous donne du temps pour être partout dans votre corps, pour sentir que la vie peut suivre les méandres d’une musique de Ravel ou de Debussy. Une lecture pour se réconcilier avec soi et les autres, surtout avec la course du temps qu’il faut toujours ralentir pour être le plus possible.

OBJETS TROUVÉS DANS LA MÉMOIRE de JEAN-FRANÇOIS BEAUCHEMIN est paru chez LEMÉAC ÉDITEUR 184 pages, 22,95 $. (Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, Été 2016, numéro 162) 

PROCHAINE CHRONIQUE : LA TRILOGIE 1984 d’ÉRIC PLAMONDON publié AU QUARTANIER.

jeudi 23 juin 2016

Donald Alarie ne cesse de s’interroger sur la vie

DONALD ALARIE MÈNE une carrière d’écrivain exemplaire. Il a publié tout près d'une trentaine d’ouvrages jusqu’à maintenant, en se tenant dans l’ombre. J’aime cette façon de faire qui ne recherche pas l’attention des médias, ce désir de dire la vie et les humains dans la plus belle des discrétions. Il a exploré plusieurs genres littéraires, dont la poésie, la nouvelle et le roman avec justesse. Une façon d’être qui, par certains aspects, me fait penser à Jacques Poulin ou Gilles Archambault qui continuent à publier quand la plupart de leurs contemporains se retirent dans leur jardin pour profiter, parait-il, de la vie. Il est vrai qu’un écrivain ne pense jamais à la retraite. Sa fascination pour les mots le pousse encore et encore vers de nouveaux projets, une certaine forme d'éternelle jeunesse. Malgré tout, Alarie a retenu l’attention parfois avec un prix littéraire. Heureusement. Un cheminement exigeant, une conviction que j’admire. Voilà un homme qui se tourne vers les mots pour mieux voir et respirer.

Le hasard des rencontres nous fait suivre le parcours d’un humain, de sa naissance à sa mort. L’enfance, l’adolescence, la vie d’adulte et ce vieillissement tant honni dans notre société qui se prosterne devant la jeunesse. Alarie touche à tout : le travail, l’amour, certaines rencontres parfois dérangeantes et des espoirs qui font que l’aventure niche dans le quotidien. Et l’écriture aussi, pour garder l’équilibre, tirer des leçons peut-être, comprendre que la vie est éphémère et ressemble au vol imprévisible d’un papillon.
Bien sûr, l’individu se pense unique, répète des bêtises, pense tout réinventer et devenir le centre du monde. Cela vient de l’enfance souvent et provoque de véritables tragédies.

Il mène le jeu. Ça, il le sait. Il joue de ses pouvoirs quand bon lui semble. On peut dire que c’est un roi. Un enfant qui ne connaît qu’un seul objectif : arriver à ses fins. Quelques larmes ou quelques sourires font le travail. Si nécessaire, il va jusqu’à feindre ou hurler. (p.19)

L’écrivain veille,  regarde. Les hommes et les femmes s’agitent, ne semblent jamais vouloir s’assagir. Le narrateur, je me plais à penser que c’est l’écrivain, en tire quelques leçons. Il a l’âge pour cela. L’écriture doit servir à comprendre, à reprendre son souffle pour garder la tête hors de l’eau. Donald Alarie y a consacré sa vie en étant attentif à l’autre, à ce qui fait les rêves, les illusions et les désillusions. La vie, semble-t-il, préfère les méandres à la ligne droite. La sagesse veut peut-être que l’on s’abandonne et fasse confiance à la musique du hasard.

ACCOMPAGNEMENT

J’ai eu souvent l’impression de marcher avec l’écrivain, de croiser des connaissances, d’échanger quelques mots et de continuer notre promenade. L’écriture nous ramène souvent à soi. La vie de l’écrivain n’est jamais loin et j’en parlais en 2008 à l’occasion de la parution de David et les autres. J’aime cette douce musique qui se dégage des écrits de Donald Alarie, cette façon d'aller sur la pointe des pieds pour aborder les sujets les plus dramatiques avec une délicatesse particulière. Il y a aussi des rencontres, des heurts, un geste qui peut tout changer.

Il s’approche pour voir quel document elle est en train de consulter. Il est maintenant tout près d’elle. Sans prévenir, il pose une main sur sa hanche, puis la prend dans ses bras. Il l’embrasse. Tendrement. Elle est tellement surprise qu’elle ne réagit pas. Elle le laisse faire. On ne l’a pas embrassée depuis tellement longtemps. Il s’éloigne brusquement. Il est rouge comme un collégien pris sur le fait. Il lui dit : « Excusez-moi. Je n’aurais pas dû… Ne m’en voulez pas. J’y pense depuis si longtemps… » Et il s’enfuit. Le lendemain matin, lorsqu’elle arrive au travail, on remarque qu’elle sourit toujours, mais elle semble différente. Il y a dans son regard un petit quelque chose de taquin. (p.38)

Véritable exploration que cette suite de brèves nouvelles, comme si l’auteur s’amusait à pratiquer l’esquisse, ne retenant qu’un mot, qu’une phrase ou une image pour évoquer le puzzle de la vie humaine. Il sait saisir un regard, le tremblement d’une main ou un soupir, les frémissements d’êtres, ces manières d’occuper l’espace qui ne cessent de le fasciner.
Je m'abandonne souvent à ce plaisir, surtout en voyage. Il suffit d’une terrasse, le soleil et un jour chaud. Je suis insatiable alors et passe des heures à surveiller les hommes et les femmes dans leurs agitations. Il me semble que Donald Alarie doit se livrer souvent à ce petit plaisir.

VIVRE

J’aime beaucoup qu’un écrivain transporte avec lui son âge et ses questionnements. Le vieillissement, la maladie, les autres qui succombent à un cancer ou à une défaillance du coeur. Ces amis qui allaient souvent devant vous et qui vous quittent brusquement ou après une terrible résistance. Je pense à Nicole Houde, Jacques Girard et Claude Le Bouthillier. Ils sont partis avec de grands morceaux de ma vie, des projets qui ne se réaliseront jamais. Ils avaient tant à faire et ne pensaient guère que tout pouvait s’arrêter. La sagesse voudrait qu’on se prépare pour que la mort arrive tout doucement, comme un rideau que l’on referme.
 
Elle pensa à son mari, décédé il y a plusieurs années, avant d’être devenu dépendant des autres. Malgré leurs nombreux désaccords, ils avaient été heureux ensemble. Était-ce le vent qu’elle entendait ? Sûrement. Un ciel sans lune. Elle renonça à essayer de distinguer quoi que ce soit par la fenêtre de sa chambre. On vint baisser le store et lui souhaiter bonne nuit. Avant de s’endormir, elle fit quelques prières et précisa à Dieu que s’Il voulait venir la chercher, elle était prête. (p.150-151)

Toujours l’impression que Donald Alarie nous parle à voix basse. Il y a une belle parenté entre lui et la manière de Gilles Archambault qui s’attarde depuis quelques livres au vieillissement, à l’âge avec tant de justesse. Les deux écrivains partagent un regard, une façon personnelle de s’occuper des vivants, de parler de ces grandes tragédies sans trop insister. Y a-t-il un sens à tout cela ? Une vérité qu’il faudrait comprendre ? L’écrivain doit souvent se contenter de ses questions sans jamais arriver à fournir des réponses. Tous se questionnent sur la vie, son importance et un sens qu’il faudrait lui donner. Peut-être qu'il faut la prendre sans en demander plus. Mais l’esprit aime les certitudes et les équations.
L’écrivain prend conscience du plaisir d’être vivant. Il le fait, je me répète, sans fioritures et avec une écriture belle par son efficacité et sa transparence. Souvent, il vous atteint au cœur et vous arrête. Que faire d’autre sinon retourner une phrase pour se calmer, se donner un peu de répit avant de passer à autre chose ?

On peut cesser de lire un livre, le fermer et l’ouvrir de nouveau, en reprendre la lecture. La vie, on ne peut pas l’arrêter. C’est le plus déroutant. Nous vieillissons malgré nous. Et nous ne retenons pas tout. C’est affolant. Au fond, se demande-t-il, que maîtrisons-nous ? (p.154)

L’art de l’écrivain est peut-être de tenir les propos les plus graves en ayant l’air de regarder ailleurs. J’aime le sourire d’Alarie et ses petites phrases comme une main sur mon épaule. J’ai eu l’impression de croiser un ami qui m’a entraîné dans un parc pour prendre des nouvelles des humains. Toujours en allant à petits pas, empruntant les sentiers ombragés pour ne pas subir les foudres du midi. C’est sa manière d’être et de nous dire qu’il existe. Si William Faulkner affirmait que la « vieillesse est la pire chose qui peut arriver à un jeune homme », il ne semble pas que ce soit une tragédie pour cet écrivain. On sent parfois une certaine angoisse, mais cela disparaît rapidement. Alarie réussit toujours à se faufiler entre deux instants, deux battements de cœur pour mieux être, pour ne pas trop chercher à comprendre. Il faut s'abandonner, comme cette vieille dame qui est prête à partir sur la pointe des pieds, dans son sommeil de préférence. Une belle manière de méditer sur le temps qui passe, la vie qui emporte tout dans un fracas terrible que personne d'autre que soi ne peut entendre.

LE HASARD DES RENCONTRES de DONALD ALARIE est paru à la PLEINE LUNE, 178 pages, 21,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : OBJETS TROUVÉS DANS LA MÉMOIRE de JEAN-FRANÇOIS BEAUCHEMIN publié chez LEMÉAC ÉDITEUR.