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jeudi 17 août 2006

Gilles Archambault ou la voix envoûtante

J’ai un peu délaissé Gilles Archambault depuis quelques années même si j’aime la voix, le ton et le regard qui enrobent une œuvre impressionnante. Tout près de trente ouvrages depuis je ne sais plus quand. Il arrive de pécher par infidélité, même avec ceux que nous aimons le plus.
C’est un cliché que d’écrire que Gilles Archambault transporte une certaine mélancolie qui donne une teinte unique à ses écrits. Oui, il cultive le spleen comme d’autres soignent les orchidées. Il a un ton, un tonus, une ligne qu’il respecte d’une nouvelle à l’autre et qui en fait un écrivain irremplaçable.
«Je réponds n’importe quoi. Peut-être dis-je que je ne sais pas exactement comment je me débrouille. Si j’étais sincère, je dirais que chaque matin je recommence. Comme si le jour qui vient de naître devait apporter une félicité que je n’ai jamais connue. Je sais que pour moi, c’est impossible.» (p.61)

Nouvelles

«L’ombre légère» présente une vingtaine de nouvelles. Un genre dans lequel Archambault excelle. Peut-être le nouvelliste le plus méconnu du Québec, l’un des meilleurs certainement. Des textes brefs, une page souvent pour camper un personnage et faire connaître ces «frissons d’être» qui perturbent ses héros.
Toujours ce rythme et ce velouté qui lui est propre. Une manière de respirer ou d’être, un phrasé, je dirais. L’amoureux de jazz qu’est Gilles Archambault ne boudera certainement pas ce qualificatif. Je m’ennuie de sa voix à la radio, de ces nuits avec Lester Young qui nous menaient à l’aube, tout barbouillés de musique.
Ses personnages abordent la cinquantaine, ils pourraient avoir soixante ou soixante et dix ans. Ils ont connu l’amour et tout s’est effrité sans qu’ils en soient malheureux ou heureux. Ils vivent dans le flou depuis leur naissance. Ces solitaires vont sans bruit, portent cette langueur comme le manteau de Kafka. Du moins j’imagine que le grand Frantz ne sortait jamais sans un manteau long comme ses angoisses.

Question

Un matin, ils ressentent un pincement au cœur. Qu’ont-ils fait de leur vie? Où vont-ils… Où est passée celle qu’ils aimaient et l’enfant quand il y en avait un. Un court arrêt, un palier où il est possible peut-être de croire que tout va changer, qu’une flamme va réchauffer ce monde d’habitudes et de recommencements.
«Tout ce temps écoulé en pure perte. Il y a si longtemps qu’on ne me tient plus pour un enfant. J’ai été le fils de Paul. Ceux qui s’adressaient à moi sans porter attention aux mots qu’ils employaient, qui devaient être bien distraits, ceux-là ne sont plus de ce monde. Tous morts. Je ne suis plus à l’âge où l’on se demande sans trop d’insistance ce qu’on a fait de sa vie. On subit. À peine si on s’efforce d’en tirer le meilleur parti possible.» (p.138)
Au bout du chemin, la mort regarde ses ongles. Peut-être est-ce absurde, comment savoir... L’étincelle ne réchauffera pas la vieillesse qui se pointe. Les humains finissent comme ils ont vécu.
Naturellement, tout s’apaise. Sinon, ce ne serait pas du Gilles Archambault. Il ne peut y avoir que cette mélancolie qui enveloppe comme une petite laine. Les grandes secousses n’existent pas chez Archambault, juste une petite douleur, un battement raté du cœur qui fait craindre le pire.

Univers

On pourrait croire que les personnages d’Archambault cultivent l’indifférence, boivent de l’absinthe et se gavent de textes sombres et pessimistes. Même pas. Il y a la douce douleur de vivre, un fil qui entraîne imperceptiblement vers l’avant, le corps qui se fatigue et s’use. La vie est ce qu’elle est et sera ce qu’elle a toujours été. Gilles Archambault tisse sa toile comme une araignée patiente. Il est à peu près impossible de se défaire de l’un de ses livres sans l’avoir lu jusqu’à la dernière phrase.
Et quel prosateur! Une écriture sans aspérité, douce et ronde comme j’aime à le répéter. Jamais rien ne dépasse, toujours le ton juste, jamais une fausse note. Un bonheur pour les lecteurs qui aiment le travail de l’artisan consciencieux et la finesse.

«L’ombre légère» de Gilles Archambault est publié aux Éditions du Boréal.

mardi 15 août 2006

Gaétan Soucy se fait prestidigitateur

Gaétan Soucy nous a habitués à des univers où les repères s’évanouissent. Il aime déstabiliser. Ses mondes gardent toujours une certaine couleur, une belle familiarité pourtant. L’auteur de «La petite fille qui aimait trop les allumettes» aime déboussoler dans un décor familier.
«Music-hall», son roman baroque, touffu et allégorique, n’a cessé de me questionner depuis sa parution. Comme si l’auteur de «L’acquittement» avait perdu le rythme dans cet ouvrage ambitieux, abandonné son personnage et n’était plus arrivé à maîtriser le voyage. Il nous a habitués à tellement plus de tonus avec «La petite fille qui aimait trop les allumettes» ou «L’Immaculée Conception».

Cet écrivain, plutôt discret depuis, signe ici un court texte où il multiplie les bascules et fragmente le fil narratif. Dans «L’Angoisse du héron», Soucy s’attarde près de l’Acteur qui évoque cet oiseau énigmatique qui fige pendant des heures, disparaissant dans la végétation. Il y aussi l’Agité qui fonce vers les murs pour les pulvériser. Le mouvement et l’immobilisme se confrontant.
Description minutieuse de l’Artiste, bascules où le narrateur raconte son amitié avec un touche-à-tout qui s’est suicidé. On apprend plus loin que ce mort est l’auteur du premier récit. Pour finir, une fille s’impose et souhaite mieux connaître ce père qui a choisi de mettre fin à ses jours. Soucy multiplie les points de vue à la manière des peintres cubistes, fragmente la narration, prend un malin plaisir à défaire les références.

Virtuosité

Ce texte démontre une belle virtuosité, mais touche peu le lecteur que je suis. Soucy pousse continuellement sur des fausses pistes et le procédé devient mécanique, il faut le dire. «L’angoisse du héron» tourne à vide malgré l’habileté de l’auteur.
Une petite phrase cependant m’a heurté, assez pour s’y attarder. Est-ce une bravade ou une conviction du romancier? «Comme on aime les fictions et comme les niaiseries du roman sont encore promises à un long avenir!» Croit-il encore possible l’aventure romanesque? Cet écrivain unique a-t-il abdiqué?
Gaétan Soucy semble avoir perdu ses ancrages depuis son dernier roman incertain. Ses personnages, depuis «Music-hall», vont d’échec en échec, flirtent avec la mort, n’arrivent plus à survivre. Ils témoignent peut-être de l’angoisse de l’artiste devant le travail d’écriture. Peut-être aussi que ce romancier admirable se regarde un peu trop écrire.

«L’angoisse du héron» de Gaétan Soucy est paru aux Éditions Le Lézard amoureux.

lundi 14 août 2006

Mourir pour apprécier encore plus la vie

Il y a des textes que l’on abandonne avec un pincement au cœur. Quand cela arrive, je m’attarde à faire durer l’enchantement, à flâner sur la page couverture. Juste pour prolonger le bonheur, avoir la conscience de vivre un moment unique.
Jean-François Beauchemin, avec «La promesse de l’Aube» réussit à nous capter. Il rend amoureux de la vie. On se surprend à surveiller le mouvement de sa main, à aimer le contact des doigts sur le papier pendant la lecture. Comme si on effleurait une épaule ou un bras, comme si chaque mot du récit devenait une capsule de bonheur.
«Un jour, je suis mort. C’était vers le milieu de l’été, le ciel était d’un bleu immaculé.» (p.11)
Quelle façon de piquer la curiosité du lecteur! Qui peut raconter ainsi sa propre mort? La journée était trop belle pour mourir, il faut s’en souvenir.

Petite histoire

Beauchemin vit plutôt bien sa quarantaine quand la douleur le terrasse. Affolement! Pourtant, il garde une étonnante lucidité. Ce sont là ses derniers instants, il en est convaincu. La mort approche, s’impose. Il s’accroche avant de s’allonger pour une dernière fois. Comme s’il devenait témoin de sa plongée vers la fin.
«Je ne sais si j’ai rêvé ceci : à la fin, quand l’ambulance s’est immobilisée, j’ai demandé, juste avant d’entrer dans l’hôpital, qu’on me laisse pendant une minute observer le ciel. C’était le soir, l’air résonnait du chant entêtant des insectes. Là-bas, des enfants jouaient sur le trottoir. Les premières étoiles s’allumaient. La vie continuait, sans moi, me semblait-il déjà. Puis, on a poussé la civière jusqu’aux urgences, et je me suis aperçu que pas une fois je n’avais envisagé une suite à mes jours finissants, une vie après la vie, comme on dit.» (p.13) 
Il restera cinq mois à hôpital, le temps de ramener son corps du côté des vivants. Assez pour apprécier la présence de sa compagne Manon, les liens qui l’unissent à sa sœur et ses frères. Le récit nous entraîne dans ces éclats de conscience, ces absences où Beauchemin bascule dans des rêves et ses souvenirs. Et quand il remonte, il y a ces présences, presque toujours muettes, toujours essentielles.
Une vie l’attend. Un sourire lui montre la route du retour. Il soupèsera le long voyage de sa vie, regardera sa mère et son père, un homme peu loquace mais fort de sa générosité. Un arrêt aussi sur ce qu’il est comme écrivain et d’où surgissent ses histoires. Il rencontre encore la mort. Elle était là tout le temps à rôder, comme si ses écrits prévoyaient cette glissade aux frontières de la vie. Une écriture prémonitoire, dit-on.
Il ne sera plus le même après une telle expérience.
«Lorsque je suis sorti de l’hôpital, j’ai senti cela très fort. C’est un autre moi qui rentrait à la maison.» (p.72)
Plus conscient de l’amour de ses proches qui l’ont accompagné tout au long de cet incroyable retour, il savoure chaque seconde.
Un récit touchant, beau de chaleur et de tendresse, de joie et de bonheur. Une sonate qui fait aimer la vie.

«La Fabrication de l’aube» de Jean-François Beauchemin est paru aux Éditions Québec Amérique.

La vie se construit par les images et le cinéma

Réjane Bougé a grandi devant des bouts de films raboutés par son père. Le cinéma a imbibé son enfance et ces images lui ont tout appris en imprégnant le territoire qui a été le sien. Son père prenait plaisir à capter ici et là des images lors des fêtes familiales et des rencontres avec les amis. Il pouvait aussi s’attarder à des scènes dans les rues de  Montréal. Ensuite, il s’acharnait à faire des montages en se montrant plutôt impatient. Les images prenaient une vie propre et résistaient. La petite Réjane s’est rapidement vue «dans un film» tout en vivant sa vie de fillette qui s’affole facilement devant le monde. À croire que la vie réelle et la vie sur l’écran est la même.
Une passion pour le cinéma héritée de sa tante Réjane, sa marraine. Toutes les deux regardaient «les belles vues» qu’elles pouvaient dénicher à la télévision. Des images, des scènes qui deviendront des références et soulèveront une foule de questions dans la tête de la petite fille.
«Mon amour du cinéma, je le dois surtout à cette Réjane dont le rêve aurait été d’incarner une tragédienne de la trempe de Sarah Bernhardt et qui, en compensation pour ce destin contrarié, gobait un film par jour. En tant que femme au foyer, maîtresse de ses horaires, il s’agissait pour elle, la plupart du temps, d’une activité de fin de soirée.» (p.60)

Parents

Des parents qui vivent ensemble sans vraiment l’être. Une jambe grugée par la gangrène pour son père et une mère qui a perdu un sein. Une mutilation des corps qui hante la fillette. L’organisme reste-t-il entier? Le corps peut-il se défaire?
«Puis je pensai à la jambe qui se bringuebalait dans le coffre et qu’on enroulait dans une couverture de laine comme si elle avait froid et je compris qu’il se vengeait pour ce gros morceau qu’on lui avait tranché. Ne pouvais-je, en retour, lui sacrifier ce petit bout de moi-même? À partir de ce jour, j’eus peur de l’étendue de ses représailles. Devrais-je toujours payer pour son amputation? En ce sens, je crois que sa mort m’a soulagée. (p.48)
Le monde qui se constitue par l’œil, les regards qui se recoupent, s’interpellent et deviennent des sémaphores en passant d’un film à l’autre. Une vie en porte-à-faux, des sourires de comédiens et de comédiennes qui ramènent vers soi. Comme si les films finissaient par devenir des miroirs où Réjane Bougé se scrute et s’analyse.
Elle isole des scènes, étudie des plans de caméra, scrute le jeu des comédiennes, examine la figure de ses idoles, leur manière de lancer une réplique peu importe le rôle qu’elles incarnent. Elle analyse Isabelle Huppert d’un film à l’autre, comparant les plis de ses lèvres, décortiquant son «jeu», comme si l’actrice, pendant toute sa carrière, n’avait incarné qu’un même rôle.
«Ainsi, avant même d’articuler une parole, Isabelle émet une sorte de ouais frondeur qui met tout son corps en retrait et la confirme dans cette position d’observatrice privilégiée.» (p.97)
Réjane Bougé explore Montréal tout en courant les nouveautés, fait revivre des cinémas démolis, nous entraîne à Paris et en Italie où elle séjourne quand sa peur des voyages s'émousse. Elle plonge dans des mondes étranges, revient quadriller son enfance, sa vie de jeune femme qui découvre la passion, la sexualité et l’érotisme par des scènes plus ou moins implicites.

Franchise

Réjane Bougé ne cache rien de ses traumatismes, ses névroses et raconte tout avec une franchise désarmante. Un petit bout de phrase, une évocation, un mot et le lecteur fige.
Des moments émouvants avec sa mère aux soins palliatifs. La dernière scène approche et la fille surveille la peur qui habite cette femme qu’elle regarde en étrangère. Le moment où le mot fin est presque sur l’écran. Elle surveille et c’est sa peur qui la regarde. Plus tard, par le détour de certains films, des documentaires, elle parvient encore à échapper à cette hantise.
Une écriture sobre, sans fioriture qui va à l’essentiel, une franchise que l’on rencontre rarement dans un récit. Un découpage qui ne laisse rien de superflus et qui montre la vie, à l’enfance et aux grandes obsessions existentielles. À ce métier d’écrivaine qui leste la vie et la rend possible.
Un véritable périple dans l’œuvre de Bergman, Bunuel, Cronenberg, Rossellini, Chabrol et Alain Cavalier, le réalisateur de «Thérèse». De Diane Létourneau aussi, la réalisatrice de l’admirable «Servantes du bon Dieu» qu’elle décortique avec les prudences d’un orfèvre. Un documentaire qui est sombré dans l’oubli.
Un livre inspirant, intelligent, qui donne le goût de revoir des dizaines de films qui ont marqué notre parcours. Et, peut-être, le film de sa vie, celui où l’on se retrouve à la fois comédien, réalisateur et scénariste. Le seul documentaire que nous ne pourrons quitter avant la toute fin du générique.

«Je ne me lève jamais avant la fin du générique» de Réjane Bougé est paru aux Éditions Québec Amérique.

jeudi 27 juillet 2006

Daniel Castillo Durante étonne son lecteur

 Le Québec a ouvert les bras aux immigrants qui sont venus enrichir notre littérature. Certains posent un regard original sur notre société et d’autres décrivent des univers insolites qu’ils ancrent dans cette terre où ils ont choisi de vivre.
Plusieurs de ces arrivants sont devenus des figures connues, menant des carrières enviables. Sergio Kokis, Ying Chen, dans ses premiers ouvrages, l’étonnante Félicia Mihali et Dany Laferrière, l’incontournable, sont de cette liste qui peut s’allonger.
Je lis Sergio Kokis depuis «Le pavillon des miroirs», n’arrive pas à trouver en David Homel tout le talent qu’on lui prête. Ying Chen, après des débuts éclatants, ne sait plus à quoi s’accrocher. Son errance aura-t-elle eu raison de son imaginaire? Felicia Mihali nous ouvre un monde particulièrement fascinant.
Daniel Castillo Durante arrive avec «La passion des nomades» après avoir écrit des essais sur Sade et Ernesto Sabato. Il s’est aussi arrêté sur le rôle «des paroles migrantes au sein des cultures aux prises avec la mondialisation», précise-t-on, en quatrième de couverture.

Drame

Juan Carlos Olmos, consul argentin au Canada, est assassiné de trois balles dans le dos. Daniel Castillo Durante lance son roman comme un polar, mais l’important n’est pas cette mort. Le lecteur apprend rapidement qu’Ana Stein, l’une des maîtresses du consul, a tué ce grand coureur de jupons. Un homme qui est allé d’une femme à une autre, faisant de la séduction et de l’amour un art.
Gabriel, à Buenos Aires, apprend la mort de son père. Il décide de venir à Montréal pour savoir ce qui s’est passé. Le fils en veut à ce père qui l’a abandonné avec sa mère. Il dérive un peu dans cette grande ville du Sud qu’il aime viscéralement.
À Montréal, Gabriel croise Ana Stein, une femme d’une très grande beauté. Une étrange relation d’amour et de haine s’amorce avec l’ancienne maîtresse de son père. Il ira jusqu’à l’épouser, subjugué par cette femme d’une froideur à faire trembler malgré la dévotion qu’elle porte à Juan Carlos Olmos.

Texte

Le migrant qu’est Durante fait redécouvrir la réalité québécoise et secoue nos habitudes. Le quotidien prend une teinte particulière et le lecteur devient un explorateur de son propre pays.
«Si Rubens et Rembrandt reprenaient leurs pinceaux, il leur faudrait traverser l’Atlantique pour retrouver leurs modèles. Il suffisait de s’installer à n’importe quel coin de rue pour les voir surgir à gogo. Des fesses fortement développées un peu partout, belles et frétillantes sous le ciel haut perché de Montréal.» (p.82)
Ottawa n’échappe pas au  regard implacable de Durante qui bouscule juste ce qu’il faut, sait détecter nos travers et nos obsessions.
«L’architecture McDonald’s de certaines rues du centre-ville le prit au dépourvu. Elle n’était pas omniprésente, mais quelques échantillons ici et là suffisaient à gâter le paysage urbain. Des gratte-ciel décrochés de toute perspective humaine déclenchèrent chez lui un sentiment d’étouffement. Impossible d’y flâner, les mains dans les poches, tel un bohémien qu’un parfum de femme ou l’arôme du café frais font revenir sur ses pas. La boulimie commerciale qui rongeait beaucoup de façades finit par le rebuter.» (p. 61)
Il s’agit de Montréal, bien sûr. Et ce n’est pas tout!
«Montréal, vue de loin, accrochait le regard mais, au fur et à mesure que Gabriel l’approchait, ses charmes s’estompaient. On aurait dit une de ces cocottes que la proximité révélait dans toute sa déchéance. En toute bonne foi, il se demanda s’il ne fallait pas la contempler à distance. Pour être un bon immigrant, il eût fallu qu’il se déprenne de Buenos Aires. Mais en serait-il capable?» (p.112)
Écrivain plein de ressources et d’intelligence, Daniel Castillo Durante s’avère un formidable conteur. Ses phrases qu’il lance comme des harpons accrochent le lecteur pour ne plus le lâcher. Des personnages de feu et de braises, des hommes et des femmes possédés par une passion qui emporte tout. Tous vivent à la limite de l’obsession et de la folie. Un roman particulièrement troublant. Et quelle écriture! Je vais devenir un fidèle de cette nouvelle figure encore peu connue.

«La passion des nomades» de Daniel Castillo Durante est publié chez XYZ Éditeur.

vendredi 21 juillet 2006

Line Gaudreault puise dans l’histoire judiciaire

Line Gaudreault, journaliste à Alma, publiait il y a quelques mois son premier roman chez Lanctôt Éditeur. Madame Gaudreault a choisi le chemin de l’histoire pour faire son entrée dans le monde de l’écriture. Le genre attire bon nombre de lecteurs. Elle s’attarde à Emily Gallop, originaire du Nouveau-Brunswick, accusée d’avoir empoisonné son mari à Isle-Maligne en 1925, lors de la construction des grands barrages sur la rivière Grande décharge et de la plus grande centrale électrique du monde.
Tout condamnait cette femme qui avait eu la mauvaise idée de prendre pour amant un jeune Amérindien de Pointe-Bleue. Walter Simpson travaillait au chantier et chambrait chez Emily. Abraham Gallop, le mari, travaillait au même endroit et ne détestait pas lever le coude.
Walter ne comprenait pas l’anglais et le français était une langue inconnue pour Emily. Les corps, semble-t-il, se comprennent sans les subtilités du complément d’objet direct.
«La différence de langue dans leur cas est pour l’instant une alliée plutôt qu’une barrière. Quoi de moins compromettant, pour des amants, que de ne partager que l’attrait de la chair, sans rien avoir à traduire par les mots? La liaison a ainsi toutes les chances de demeurer charnelle, sans devenir risquée.» (p.9)

Le procès

Une grande première pour Roberval. Tous veulent voir et entendre. Les curieux se massent dans la petite salle du Palais de Justice du boulevard Saint-Joseph pour ne rien manquer. Ils sont prêts à en venir aux coups presque pour assister à ces journées mémorables. Pour le plaisir aussi de pouvoir raconter les événements aux malchanceux qui n’ont pu se trouver une place. Roberval vit dans une sorte de transe.
Les voisins, les compagnons de travail répondent aux questions des procureurs et tentent de reconstituer les événements. Qu’est-il arrivé à Abraham Gallop? Emily est-elle coupable?
«L’odeur de foin coupé enveloppe encore l’air chaud et humide qui s’engrange sous forme de pluie dans les nuages au-dessus du lac. C’est une soirée idéale pour faire cailler le lait. Les grumeaux de lait caillé ont tellement bon goût, saupoudrés de cassonade sur des fraises ou mélangés à la salade du jardin avec les échalotes.» (p. 148)
Les jurés condamnent Emily malgré le lait caillé. Il y a appel, un second procès où le juge tombe malade avant les plaidoiries. Il faut tout recommencer. Malheureusement pour les curieux de la région, le troisième procès se tiendra à Québec.

Histoire

Une femme adultère, anglophone de surcroît, un témoin et amant amérindien, une mort par empoisonnement dans un milieu plus catholique que l’évêque. Line Gaudreault avait les éléments d’une très bonne histoire. Mais cela ne suffit pas à faire un bon roman. L’occasion était belle pourtant pour décrire la société, des mœurs et les changements qui s’amorçaient dans la région avec l’arrivée de ces «étrangers» et de la grande industrie.
Line Gaudreault ne s’éloigne pas des délibérations et des témoignages.
«Les témoins profitent de leur séjour à Roberval aux frais de la Couronne pour arpenter la ville et contempler la splendeur du grand lac Saint-Jean qui s’étend comme une plaine bleue une fois le vent du soir tombé. Les prisonniers et amants de l’été dernier n’ont pas cette chance d’assister au magnifique coucher de soleil pareil à une boule de feu s’enfonçant au creux de l’horizon frileux.» (p.81)
Le monde judiciaire demeure une source inépuisable pour les romanciers. Mais encore faut-il faire le travail et ne pas se contenter de surfer sur les éléments rapportés dans les journaux. Une solide documentation est nécessaire, mais ne règle en rien les difficultés de l’écriture.
Line Gaudreault dévoile un autre volet de notre histoire, c’est là tout son mérite. L’intérêt s’étiole rapidement après le premier procès. Il aurait été essentiel de prendre ses distances et de trouver une manière astucieuse de raconter une histoire fort intéressante. L’auteure se contente de broder autour des interrogatoires en glissant quelques éléments du quotidien ici et là. Dommage!

«Le procès d’Emily» de Line Gaudreault a été édité chez Lanctôt Éditeur.

jeudi 13 juillet 2006

André Ricard questionne notre civilisation

J’ai abandonné «Une paix d’usage» d’André Ricard une bonne dizaine de fois. Et à chaque fois, je suis revenu à ce récit pour chercher une direction. J’y suis revenu comme une vague qui éloigne et pousse vers le rivage. Peut-être que le lecteur sent le besoin de s’accrocher pour trouver un sens à la vie. André Ricard était au Mexique le 11 septembre 2001. Il s’apprêtait à escalader une pyramide quand quelqu’un lui a appris que des avions avaient percuté les tours du World Trade Center. Les symboles de la puissance américaine et des échanges commerciaux s’écroulaient. Les États-Unis étaient assommés par cette attaque que nul ne pouvait imaginer.
Tout est vu à la télévision, comme dans un film mille fois repris. Le monde fige devant les écrans. Les États-Unis de George Bush sont frappés à la poitrine. L’ailleurs est devenu l’ici, le maintenant. La mort souffle des milliers de personnes. La fumée bouche le ciel de New York et des dizaines de personnes se lancent dans le vide pour échapper aux tours transformées en véritables torches.
«Le monde entier en a été témoin, un avion de ligne, avec ses voyageurs pouvait-on le croire? est venu s’encastrer dans le second mât de téléguidage pointé sur la croissance sans fin.» (p.29) 
André Ricard, comme tous les citoyens de l’Amérique du Nord, est touché. Le monde vacille. C’est peut-être la fin d’une époque. Les médias, qui aiment les formules percutantes, répètent que «plus rien ne sera pareil».

La vie ou la mort

André Ricard séjourne dans un pays où des cultures se sont heurtées. Les Conquistadores, il y a des centaines d’années, piétinaient de très anciennes civilisations en crachant le feu sur des terres qui ont donné naissance au Mexique. Des sociétés étaient balayées au nom de Dieu par ces commandos. Des ruines sont restées comme après le passage d’une tornade. Les descendants de ces peuples, aujourd’hui, s’égarent dans des croyances qui s’étiolent peu à peu. Quel avenir les humains peuvent-ils espérer?
Ricard soupèse les rites, les sacrifices humains des Aztèques, Hiroshima et toutes les catastrophes qui éclaboussent la marche des humains. Il fréquente des comédiens qui questionnent les hommes et les femmes. Que reste-t-il des chemins de l’amour quand on secoue les figures archétypales? L’instinct de vie est-il plus fort que ce désir de mort?
«Il s’agit ici, non d’actualité-spectacle, mais d’un fait réel, et sa reproduction délivrée jusqu’au fond des cuisines ne peut se confondre avec aucune bande d’actualités. C’est d’un vrai désastre qu’il s’agit. Tant de vraies personnes, ayant fui les édifices percutés, pourraient le dire. Et les préposés au déblai, et ceux qui scellent les housses mortuaires. Mais tous, rescapés, secouristes, ils se taisent.» (p.57)
Ricard, à la manière d’un archéologue, questionne une humanité qui ne sait que le feu et le sang. Les États-Unis ne trouveront rien de mieux que d’envahir l’Afghanistan et l’Irak après cet épisode sanglant. La violence épouse toujours la violence.

Lecture

Un murmure hallucinant. Une terrible expérience de lecture, un texte très exigeant mais fascinant. Un récit qui dépasse le fait divers et tente d’effleurer les pulsions profondes de notre civilisation. Les pas de Diego Rivera, Frida Khalo, du poète Maïakovski et Léon Trotski reviennent comme en écho. Le lecteur perd ses certitudes.
«En dépit des cellules souches, de tous auxiliaires, chimiques, génomiques, nous perdrons notre jeunesse. Nous sommes des êtres de société, et nous devrons partir seuls pour nous confondre aux choses. Nous n’invoquons plus les dieux pour assumer l’inacceptable, nous restons avec notre vaine révolte. La vie est une telle addiction!» (p.124)
Les catastrophes se mélangent dans l’étrange corps à corps de l’amour, de la haine, de la violence et de la plus grande des douceurs. Il faut s’accrocher aux phrases pour surnager dans ce texte touffu qui nous égare à chaque virgule. Et quand on ne sait plus, un élément permet de continuer cette marche à l’aveuglette. Il faut jongler avec les mots, les retourner pour percevoir une petite lueur dans la poussière des tours du World Trade Center. Un récit déconcertant mais nécessaire.

«Une paix d’usage» d’André Ricard est publié aux Éditions Triptyque.  

jeudi 6 juillet 2006

Andrée Laurier explore le monde des sables

Andrée Laurier semble apprécier les toiles impressionnistes, les fresques mystérieuses et intrigantes où le flou glisse dans le flou. Dans ses romans, les personnages sont emportés par des forces qui se frôlent et parfois se heurtent avec violence.
Dans «Horizons navigables», elle nous offre le monde fascinant du désert du Sahara où tout est sable et couleurs changenantes. Un univers où les dunes se meuvent comme des vagues pour modifier inlassablement le paysage, arrondir le pays et le réinventer à chaque heure du jour.
Les gens du Nord vivent les mêmes sensations quand la neige calfeutre l’horizon. Ils savent les danses et les mouvances du blanc qui suggèrent des perspectives, transforment les villes en toile à peine ébauchée.

Recommencement

Myriam est une solitaire qui gravite autour du monde de l’art. Elle aime la neige, les rafales pour s’abolir et se réinventer. Comme si elle pouvait mourir et ressusciter en plongeant dans une tempête,
«Quand le vent lâcha, on la vit un peu. Une femme svelte, pivotant sur ses pieds enfouis dans du talc froid. À peine bottée. Où était la galerie d’art à présent? Au-delà des tourbillons? Une dame cherchait le lieu d’une exposition. Mais c’était elle à présent qui s’exposait. Le vertige avait une odeur fraîche et vieille à la fois, celle du dessous de nuages. Quel jour était-on dans tout ce vent? Et quel était ce temps, fouetté de cristaux fous? (p.12)
En Tunisie, elle s’aventure dans le désert pour, peut-être, percevoir une autre vie. Selva et Guy, un couple un peu perdu dans ses habitudes, l’accompagnent. Aton, un Italien d’origine musulmane, est de l’excursion. Des amoureux aussi. Ce pourrait être Juliette et Roméo. Ils s’arrachent de l’adolescence. L’amour est un absolu et ils rejettent tous les diktats de leurs familles.

Les rêves

Le groupe suit les pistes des caravanes, fait halte dans les oasis. Myriam s’enfonce dans un monde où les rêves permettent d’échapper au temps. Les époques s’entrelacent, se confondent avec les dunes qui remodèlent l’espace sans jamais prendre un instant de repos. Toujours différentes et semblables ces montagnes de sable.
Les voyageurs bousculent le hasard et basculent hors du temps. Même que des ombres d’une autre époque surgissent et viennent s’abreuver aux sources la nuit. Dans le désert, le passé et le présent se confondent peut-être quand l’horizon s’ouvre et se referme.
«Le sable d’une ultime finesse: où s’aplatir et rêver sous les étoiles. Voilà le désert bleu. L’erg. Après le soleil. Aucun roc à la ronde. Le monde ondule de dunes lisses, petites et souples. Vous pouvez y appuyer le dos. La fraîcheur à peine moite du sol, un versant tout lisse sous le corps, qui vous attendait : portez la joue sur la douceur de ce sable devenu gris sombre. Et gardez chaud ce si tendre espace. C’est une peau de terre. La lune, qui n’a pas les croissants de la déesse Isis ou d’une barcane. La lune. Et son insistance. La lune et son insistance vous bordent.» (p.73)
Sensations

Les sensations tactiles s’imposent, des images miroitent et se défont selon les glissements du jour, les strates, les jeux de la lumière et de l’ombre. Et ce vent comme une obsession, comme une menace qui peut abolir les corps et mener au seuil de la vie ou de la mort. Tous les compagnons de cette traversée vivront une métamorphose.
Le flou et le précis, le mouvement et la méditation s’équilibrent dans une belle mouvance. Tout s’abolit et se reconstruit dans l’empire des sables. Nous respirons là où la lumière lape l’obscurité, où les horizons se soudent, où les tourments de l’âme s’abreuvent. L’espace s’impose et chacun des personnages vit sa traversée de l’être et se retrouve autre, différent et comme apaisé.
Un roman sensuel, de chaud et de froidures, d’amours et de fièvres, d’obsessions et de hantises, de passion et de violence. Tous les sens sont happés par les phrases ciselées d’Andrée Laurier. Une écriture suggestive, un peu figée parfois qui épouse ce paysage miroitant comme un kaléidoscope devant un voyageur assoiffé de certitude et de renouveau. Une lecture troublante et envoûtante.

«Horizons navigables» d’Andrée Laurier est publié chez XYZ Éditeur.

mercredi 5 juillet 2006

Yves Dupéré plonge dans la révolte des Patriotes

«Quand tombe le lys», le premier roman d’Yves Dupéré, nous faisait revivre les derniers moments de la Nouvelle-France. Ce citoyen de Jonquière était tout heureux de m’annoncer la parution de son second roman quand je l’ai croisé lors de l’une de mes promenades le long de la rivière aux Sables. J’ai un peu sursauté. Son premier roman est sorti fin 2004.
Cette fois, il entraîne le lecteur dans la révolte des Patriotes de 1837 dans «Les derniers insurgés». Un bon nombre de citoyens voulaient faire du Québec un pays libre et francophone. Louis Cardinal devient le coeur de cette brique de 400 pages avec son ennemi Benjamin Landry. On croirait retrouver Méo et son voisin Landry qui se heurtent tout au long de «Mistouk» de Gérard Bouchard.
Louis épouse la cause des Patriotes et Benjamin collabore avec les Loyalistes. Ils se haïssent, se défient et s’humilient à la moindre occasion. Il y a aussi Roxane, l’amie d’enfance, la fille du seigneur Archambault qui a grandi dans la meilleure société de Londres. Au retour de la famille dans la colonie, l’amour éclate même si tout la sépare de Louis. La bourgeoise et le cultivateur.
«La pauvreté lui donnait des frissons dans le dos. Elle détestait voir des êtres humains à la recherche constante de moyens pour vivre honorablement. Elle ne pouvait se faire à l’idée qu’un homme, une femme ou un enfant soit privé de repas chauds, d’un toit pour dormir et de vêtements pour passer à travers le dur hiver canadien,» (p.143)
Roxane a ramené un fiancé, un militaire qui sert dans l’armée de Colborne qui réprime le soulèvement. Le bon et le méchant, la belle et séduisante jeune fille, la guerre et l’appel de la liberté. Tous les éléments sont là pour faire un bon roman.

Période méconnue

Surtout que cette période de notre histoire est méconnue. Tout le monde connaît les Patriotes sans trop savoir les raisons de leur révolte. Dupéré présente les grands acteurs de cette période trouble. Nelson, Lorimier, Papineau qui n’a guère le beau rôle et plusieurs autres.
Toujours bien documenté, Dupéré est capable de décrire des scènes guerrières de façon saisissante. C’était la grande force de son premier ouvrage.
Encore une fois le portrait de société est fort intéressant. Les bourgeois et les seigneurs collaborent avec les Anglais et ne pensent qu’à s’enrichir. Ils méprisent les paysans qui étouffent sous les contraintes et sont souvent plus fanatiques que les Anglais.
L’historien avait un peu tendance à s’étendre dans son premier ouvrage, mais cela ne gâchait pas la lecture. On ne peut qu’exiger plus d’un second ouvrage. Après tout, le romancier a eu le temps de corriger certaines lacunes et de pousser plus loin son écriture.
S’il avait su éviter ce piège dans le premier roman, il sombre corps et âme dans «Les derniers insurgés», s’entête à vouloir tout dire, tout décrire et ne laisse aucun espace au lecteur. Et quand il s’aventure dans les scènes intimes et amoureuses, il s’enlise. «Avec un charmant sourire au visage, baissa les yeux vers le sol; durant son discours, il parlait avec éloquence, Le maquillage sur son visage; Roxane avait posé sa tête sur le torse imberbe de Matthew, Et se pencha à sa hauteur, Après une brève pause de quelques secondes.»
Il aurait fallu tailler dans cette masse brute. On sent que l’auteur a voulu gonfler son ouvrage. Les descriptions des combats et des affrontements guerriers sauvent ce roman du naufrage. Le dernier tiers surtout! Une bonne centaine de pages en trop. Dommage!
Je veux bien croire qu’il a publié trop rapidement, mais le romancier devra apprendre la sobriété à l’historien, suggérer plutôt que de s’acharner à décrire les chaises, les meubles, les vêtements, les maisons dans le moindre détail. Éviter aussi les évidences qui pullulent tout au long des chapitres.
Il ne faut pas oublier que le roman historique, malgré la matière, reste un ouvrage littéraire qui doit être porté par la qualité de l’écriture. À lire pour le contenu historique.

«Les derniers insurgés» d’Yves Dupéré a été publié aux Éditions HMH Hurtubise.

lundi 26 juin 2006

Un été pour redécouvrir tout Marie-Claire Blais

J'ai toujours fait de mes vacances une aventure de lecture. Une plage avec du sable fin peut devenir un lieu de lecture incroyable. J'ai connu des étés inoubliables sur le granite brûlant de l'Ashuapmushuan avec Francine Noël et son formidable roman «La conjuration des bâtards». Une œuvre remarquable! Il y a eu Erskine Caldwell, Jacques Ferron et bien d'autres.
Il y a quelques années, je décidais de tout relire Marie-Claire Blais. Une folie parce que Madame Blais multiplie les titres depuis «La belle bête» paru en 1959. Pulsion, animalité et marginalité marquaient déjà l'œuvre de cette écrivaine qui entamait ses vingt ans. Anecdote intéressante, ce roman a été édité grâce au père Georges-Henri Lévesque, celui qui a donné son nom à la bibliothèque de Roberval.
Sous un large parasol, j'ai lu les vingt-trois romans de cette écrivaine éblouissante. Plus de quatre milles pages, une jungle où l'on s'égare avec bonheur, vivant toutes les émotions en passant de «La belle bête» à «Soifs».
Pareille aventure m'a permis d'emprunter les sentiers qui mènent vers le «Grand roman», celui dont rêvent tous les écrivains.

Découverte

Il a fallu «Une saison dans la vie d'Emmanuel» pour que Marie-Claire Blais s'impose comme une écrivaine à la voix singulière. Un portrait magistral avec grand-mère Antoinette et Jean Le Maigre, ce poète rêveur qui mourait de ses amours incestueuses et de la tuberculose. Un choc pour le Québec qui s'apprêtait à plonger dans la Révolution tranquille!
De roman en roman, je me suis étourdi par ces univers étranges, épousant les métamorphoses de l'écrivaine, figeant dans ses hésitations pour repartir sur une phrase rebelle. Parce que Marie-Claire Blais a l'art d'aller où le lecteur ne l'attend jamais avec son écriture ample et souvent somptueuse.
Toute son œuvre est une recherche et une quête marquée par un humanisme profond.
Quel délice de m'attarder dans les romans des «Manuscrits de Pauline Archange» où elle décrit la société québécoise avec justesse, évitant les clichés et le maniérisme. Il y a là tout le monde de Michel Tremblay, une écriture beaucoup plus sentie et surtout moins caricaturale.
J'ai reçu comme un coup de fouet «Un Joualonais sa Joualonie» où elle répond à une certaine volonté de créer une langue québécoise, se moque de certains ténors qui parlaient plus qu'ils n'écrivaient. Elle a toujours su prendre du recul et éviter les sentiers trop fréquentés. Il le faut pour faire une œuvre personnelle et se tenir au-dessus de la mêlée.

Tournant

Et vint «Le sourd dans la ville» où elle déboussolait son lecteur et plongeait dans une écriture nouvelle, cherchant ce souffle qui la ferait basculer dans un univers éclaté à la manière de Pierre Brueghel ou de Jérôme Bosch.
L'écriture perd les étriers de la ponctuation, se libère de tous les carcans. Le lecteur est happé par une phrase touffue comme «Le jardin des délices» de Bosch, ce tableau qui multiplie les personnages et les situations. Il faudra quelques romans avant qu'elle ne maîtrise parfaitement cette écriture. Cette recherche trouvait son accomplissement dans la trilogie qui débute avec «Soifs». Des romans incroyables, des œuvres qui nous noient presque dans les tourments du monde actuel! Un clin d'œil aussi à cette grande sœur qu'est Virginia Woolf. Ceux qui affirment que les grandes oeuvres littéraires n'existent pas au Québec ne connaissent guère Marie-Claire Blais.
J'ai pris tant de notes pendant ces semaines qu'un jour, peut-être, j'écrirai un essai de lecture et d'écriture, de soleil et de sable, prenant plaisir à m’égarer dans l'œuvre de Marie-Claire Blais.
Je devais, l'automne suivant, lors du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, avoir la chance de la conduire à Saint-Félicien. Je me suis retenu pour ne pas emprunter le chemin le plus long pour faire durer le plaisir. Nous aurions pu sillonner le Québec en interpellant ses personnages, les mots qu'elle ne cesse de bousculer.
J'ai ratissé un espace de sable, bousculé deux ou trois fourmis et c'est au tour de Robert Lalonde cet été. De quoi profiter des jours de nuages, des vagues calmantes et des averses de soleil qui mettent tant de cris dans la bouche des enfants.

Les livres de Marie-Claire Blais et Robert Lalonde sont publiés aux Éditions du Boréal.

Larry Tremblay ne fait rien comme les autres

Larry Tremblay n’arrive jamais à être banal quand il se faufile du côté du roman ou du récit, s’aventure sur une scène comme comédien, auteur ou metteur en scène. Tout est possible avec lui, même quand il bascule du côté de la poésie. Il étonne dans tous les volets de la littérature par son originalité et sa justesse.
Que d’expériences depuis ses premiers pas de kathakali au mont Jacob de Jonquière. Il revenait alors de l’Inde. Comment oublier «Provincetown Playhouse» où il se débattait dans un texte suffocant. Tout de blanc vêtu, il martelait les phrases de ses pieds nus sur le bois du plancher. Prisonnier d’un texte que le spectateur pouvait lire sur les murs de la «Maison carrée» de Chicoutimi, le comédien exprimait par son corps la parole de Normand Chaurette.
Comme bien d’autres, il a voulu aller de l’autre côté du parc des Laurentides. Il y avait Montréal, l’Europe, particulièrement l’Italie. Qui peut oublier «The Dragonfly of Chicoutimi» et l’ultime représentation de Jean-Louis Millette au Petit théâtre de l’Université du Québec à Chicoutimi? Ou encore «Le ventriloque», cette pièce gigogne présentée récemment en traduction à Toronto et qui nous entraîne dans des univers troublants.
Larry Tremblay s’est même permis une escapade parmi les finalistes du Prix du gouverneur général avec «Le mangeur de bicyclette», un roman qui contient des pages d’une beauté voluptueuse comme le Saguenay en juillet. Un roman tellurique qui bouscule les époques et les espaces.

Récits

«Piercing» vient de paraître chez Gallimard. J’ai parlé de ce récit dans «Lettres québécoises». J’avais lu également «Anna à la lettre C». Deux rééditions qui complètent la trilogie. «La hache» vient de faire l’objet d’un spectacle mis en scène par l’auteur à Montréal.
Ces trois récits fouillent les pulsions qui poussent les êtres les uns contre les autres comme les vagues sur des rochers. «La hache» aborde l’obsession du désir de contrôle. Un texte incantatoire qui envoûte le lecteur. Il faut voir comment il retourne la crise de la vache folle. Un symptôme et un symbole collectif d’une pensée inquiétante, à la frontière de la mort et de la vie.
«Piercing» nous fait suivre Marie-Hélène, une adolescente qui s’échappe de Chicoutimi à la mort de son père. Dans les rues de Montréal, elle suit des garçons qui se prostituent et obéissent aux «suggestions» de Serge, un maniaque du piercing. Elle n’y échappera pas.
Encore là un désir de contrôle et de domination, une fascination pour la pureté qui mène à la mutilation physique. Larry Tremblay empoigne les forces sourdes qui justifient les guerres et les idéologies qui nient les individus.
«Mon cerveau produisait ces idées mensongères pour m’éloigner de boulevards autrement plus dangereux, pour m’empêcher de réaliser à quel point j’étais devenu moi-même plus dangereux que les inconnus qui frappent au hasard quand la nuit plonge les visages dans l’étonnement et l’horreur, plus dangereux que ces jeunes que je voulais à tout prix mépriser et rendre responsables de la décadence du monde parce que l’odeur de leur vie tourne la tête, parce que leurs regards pardonnent rarement, parce que leurs corps s’ajustent plus facilement aux rythmes brutaux mais essentiels de la pensée jaillissante, débarrassée de lourdeur, de répétition, de manie…» (p.15)
 
Actualité

Larry Tremblay est un grand dramaturge et un écrivain formidable, peut-être l’un des plus originaux du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Un créateur important qui bouscule les ruses de la pensée, le langage des corps dans une société malade de ses excès et de ses rêves. On pourrait s’attarder à son écriture qui devient vite incantatoire et troublante. Il demeure un explorateur, un penseur, un écrivain unique et surtout, un éveilleur de conscience.
Le Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean lui a rendu hommage en 2000. Une fête pleinement justifiée.

«Piercing» de Larry Tremblay est publié chez Gallimard.

jeudi 15 juin 2006

Tony Tremblay continue de s'affirmer

Je n’ouvre jamais un recueil de poésie sans hésiter. Je sais que je vais devoir me coltailler avec les mots, relire une dizaine de fois chacun des poèmes, m’acharner tel un pic-bois contre un arbre pour descendre au coeur de ces textes.
Je tourne depuis des semaines autour de «Rock land» de Tony Tremblay, le quatrième recueil de ce poète né à Jonquière. Il vit maintenant à Montréal, mais ne rate jamais une occasion de revenir dans la région. Il était de «La nuitte de la poésie» avec nombre de comparses, fin avril. Jean-Paul Daoust, José Aquelin, un formidable lecteur, et Jean-Marc Desgent, pour n’en signaler que quelques-uns, étaient de la mission. J’ai entendu Tony Tremblay plusieurs fois sur scène. Ici comme ailleurs, il peut être aussi un redoutable lecteur quand il se donne la peine.
«Pour aller à l’essentiel, on se brise parfois le nez sur les roches de l’enfance. L’important, c’est de se relever. Bonne lecture!» C’est pour ce genre de phrases que j’aime faire dédicacer les livres. Tony Tremblay offre toujours une clef qui permet de pousser la porte de son univers.
«J’ai dépouillé mes poèmes, arrêté de chercher l’image pour l’image», tient-il à préciser. Il se promettait alors des vacances au Saguenay cet été, histoire de retrouver un pays et des paysages. La saison a été rude à l’émission «Macadam Tribus» de Radio-Canada où il était poète en résidence.
«Rock land» présente quatre volets. «Rock land», «La population des dormeurs», «Au sanatorium de la convergence» et «Zaitochi de Montréal». Zaitochi est un héros très populaire au Japon, redoutable combattant paraît-il, renommé pour la précision de ses coups.

Patience

J’en suis à ma sixième ou septième lecture. L’impression que le décodage n’aura jamais de fin. Je bute sur ces textes comme sur du granite, me glisse entre les mots, m’acharne et finis par déceler des failles, des éléments qui supportent la charpente du recueil. Le minéral, le végétal et l’arbre qui lient le sol et l’air.
«Tu émerges de la terre / c’est dire les pierres qui te transpercent / les monstres qui t’ouvrent d’épines» (p.18)
Une terrible solitude! Le poète est une comète qui égratigne l’espace, un chercheur qui ne possède que le doute. Peut-il en être autrement quand on remet tout en question. Les poètes cherchent un sens dans la glissade des jours, frôlent la folie, l’angoisse et souvent la mort. La poésie ici empêche cette minéralisation qui avale la parole.
«des cailloux / cassent les phrases / dans ma bouche» (p.29)
Tony Tremblay surveille ses contemporains, garde des liens avec les poètes de l’affirmation qui ont secoué les années soixante et dix. C’est pourquoi je le lis et relis depuis «Rue pétrole-océan».

Arbres

Monde qui se fige et qui n’est pas sans évoquer Guillevic qui craignait le réveil des pierres et l’affrontement ultime avec les humains. Cris, appels, marche et martèlement des mots malgré les phrases qui deviennent des cailloux sur la langue. Il faut surveiller le monde, parler pour que la vie persiste et demeure possible.
Des arbres aussi, poussées de sève et de vie qui s’arrachent à la terre pour s’épanouir dans l’éclatement des feuilles. Un clin d’œil à Paul-Marie Lapointe peut-être… L’homme se moule à l’arbre, s’y enfonce pour protéger le mot, la «preuve» de son existence. Debout sur les racines et ses angoisses, il surveille. Il le faut pour engendrer la parole, jeter des mots comme des grenades dans l’espace, continuer à exister.
 «que reste-t-il dans le cœur / une fois rendu au bout du poème / aux limites du souffle / quand les mensonges sortent des yeux / que reste-t-il à l’homme et la femme / ils souffrent d’interminables recommencements / même quand les feuilles poussent / au printemps» (p.57)
Le poète demeure un résistant et un téméraire qui tente d’expliquer l’univers, la course des humains avec quelques mots comme arme. C’est l’immense défi de la poésie, son rôle essentiel. Les vrais poètes forgent des mondes et se font donneurs de sens. Tony Tremblay est du nombre.

«Rock land» de Tony Tremblay est publié à l’Hexagone.