jeudi 8 juin 2006

Caroline Montpetit s'intéresse aux gens ordinaires

Je vais proférer une énormité: les journalistes font rarement de bons écrivains. Ils sont contaminés par la vitesse du quotidien et n’ont guère la persévérance de rendre un texte lisse et rond. L’instantanéité épouse mal le travail de lenteur et de patience qu’exige la littérature.
Caroline Montpetit, journaliste au Devoir, section littéraire, vient de publier «Tomber du ciel», onze nouvelles brèves. L’attente est grande pour une figure connue du monde journalistique.
Je me sens toujours un peu fébrile devant un premier ouvrage, un monde nouveau, un regard qui révèle une direction. Une entrée en littérature a quelque chose d’émouvant, comme les premiers pas d’un bal qui lance dans la vie.
J’ai lambiné d’abord, flâné dans «Un vieil homme», le premier texte du recueil, celui qui place cet univers. Il le faut pour apprivoiser la «petite musique» qui caractérise un écrivain, sentir un souffle et, surtout, repérer certaines balises.

Gens ordinaires

«Il y avait entre nous une maison, un ancien logis de cultivateur, avec une façade de pierre, campée sur la rive abrupte d’un torrent. Elle était invisible de la route, mais une pancarte affichant les mots «À vendre» l’annonçait au bord du rang.» (p.11)
Les drames intimes attirent peu l’attention. Qui s’attarde à la maladie d’un homme qui doit vendre une maison qu’il a imaginée, une femme que la maternité hante, un joueur qui mise sa vie ou une vieille femme qui se faufile entre les trous de sa mémoire. Ces vies, on peut les deviner en s’attardant dans les rues, en se faufilant derrière les pancartes ou en emboîtant le pas d’une dame qui s’appuie sur sa canne. Il suffit d’avoir l’œil, du temps et de la patience, surtout l’envie d’aller au-delà des apparences. Ce que le journalisme ne permet guère.
Ils sont partout ces héros du quotidien. Parce que la vie blesse presque toujours les hommes et les femmes, les abandonne dans des obsessions et des situations qui risquent de les briser.

Retenue

«Chaque automne, comme la plupart des gens de l’île, elle avait pris le traversier pour la côte, seule avec ses bagages. Elle ne revenait que de longs mois plus tard, en même temps que les oiseaux qui envahissent les caps, au moment où l’on pouvait jouer à se laisser pousser par le vent du haut d’une butte, pour s’étendre de tout son long dans l’herbe folle.» (p.112)
Il suffit d’une phrase pour faire vaciller le monde. C’est le meilleur que Caroline Montpetit nous offre dans cette «Ile aux Corbeaux». Une société étouffée dans ses silences et ses haines séculaires. On devine là tout le potentiel de l’écrivaine. Son texte prend la largeur de l’horizon, devient aérien et ample. Une cadence s’impose et nous entraîne doucement. C’est peut-être un tour de force que de réussir cela avec une écriture toute en retenue et en discrétion.
Parce que cette écrivaine préfère l’aquarelle, le petit point pour esquisser des drames, suggérer un glissement qui change la vie, éventer un secret peut-être. Elle n’hésite jamais non plus à tourner le dos à son lecteur au moment où la porte grince. À lui d’imaginer la suite. Il faut aimer les porcelaines délicates pour apprécier ce genre de textes. 
Caroline Montpetit démontre un talent certain même si une volonté de tout maîtriser étouffe souvent ses nouvelles. Il lui faudra aussi mieux choisir ses sujets. Certains textes sont convenus et prévisibles. Je pense à «La visite» entre autres… Parfois cependant, une embellie, un éclat de lumière perce la masse nuageuse. Oui, quand elle arrêtera de trop se surveiller, elle pourrait étonner.
«Louise ferma les yeux. C’était dans ce calme, cette fraîcheur, qu’elle espérait le paradis; un paradis dont elle s’approchait à chaque dose de la drogue qui coulait désormais dans ses veines. Tout à l’heure, comme tous les soirs, ses enfants rentreraient chez eux. Il serait enfin temps de mourir.» (p.126)
J’ai croisé les bras, refermé le recueil et laissé le temps s’avancer pour que les mots s’incrustent en moi. C’est cela la littérature.

«Tomber du ciel»  de Caroline Montpetit est paru chez Boréal.

jeudi 1 juin 2006

Bruno Roy demeure un grand humaniste

Peu d’écrivains publient les réflexions qui surgissent des rencontres et des soubresauts de tous les jours.
Jean-Pierre Guay a osé «cette littérature sans parachute», tentant par tous les moyens de coller à sa pensée et à l’émotion quotidienne. Il s’est fait beaucoup d’ennemis avant de basculer dans le mysticisme. L’ensemble du journal de Jean-Pierre Guay est publié aux «Écrits des Forges».
Nous étions une centaine à suivre cette démarche émouvante, semble-t-il. Bruno Roy était du nombre et il publie son «Journal dérivé» par segments depuis 2003. L’aventure débute avec le volet «Lecture», suit «L’écriture» et, dans un troisième temps, plonge dans «L’espace public». «L’Espace privé» paraîtra sous peu.
Bruno Roy a connu un cheminement exceptionnel. Enfermé dès son plus jeune âge dans un asile, cet orphelin de Duplessis s’est retrouvé pratiquement analphabète à l’âge de quinze ans. Il a pourtant trouvé le moyen de soutenir une thèse de doctorat sur la chanson québécoise.
«J’ai été un enfant qu’on a détourné de son enfance. Je suis né contre les valeurs morales d’une époque. J’ai grandi en l’absence d’une mère et d’un père restés inconnus. Interné illégalement dans un hôpital psychiatrique de sept ans à quinze ans, je suis devenu écrivain», lance-t-il dans un cri en présentant le volet «Écrire».

Langage

C’est par le langage et l’écriture que Bruno Roy s’est extirpé de l’anonymat qui pèse si lourd sur les épaules d’un enfant amputé de son passé. «Journal dérivé» couvre trente ans de vie, de réflexions et d’engagements, présente cet humaniste et homme d’action exceptionnels.
«L’espace privé» devrait émouvoir, même si le lecteur s’est familiarisé avec son monde dans «Mémoire d’asile», «Consigner ma naissance» et «Les calepins de Julien».
Bruno Roy est aussi à l’origine de la série «Les orphelins de Duplessis» présentée à la télévision. Encore là, il a dû faire reconnaître ses droits d’auteur. Dans «Écrire», il raconte ses démêlés avec le producteur et l’écrivain Jacques Savoie qui contestaient son apport au scénario et aux dialogues. Pas très édifiant!
Ce spécialiste de la chanson québécoise, il a écrit des textes pour Chloé Sainte-Marie, est un pédagogue généreux, intègre malgré les obstacles; un homme de paroles qui multiplie les engagements dans les syndicats d’enseignants, à l’Union des écrivaines et des écrivains du Québec et auprès des Orphelins de Duplessis.
«Écrire m’a appris à me défendre. Les mots sont encore pour moi des armes de précision. Je pense que je dois au milieu de l’éducation d’avoir aiguisé ma conscience critique», précise-t-il en ouverture de son troisième volet.

Durs combats

Les déceptions furent nombreuses pour les orphelins, particulièrement pour Bruno Roy, leur porte-parole. Malgré des excuses, Lucien Bouchard et l’Église sont demeurés sourds devant les revendications de ces largués de la société. Il a fallu que Bernard Landry devienne premier ministre pour qu’ils obtiennent des indemnités individuelles. Dix ans de démarches!
Bruno Roy, comme président de l’Union des écrivains et des écrivaines du Québec, a réclamé pendant plus d’une décennie que la littérature québécoise occupe une place plus grande dans les institutions d’enseignement et les médias. On ne semble pas l’avoir encore entendu.
«Journal dérivé» fait revivre cette période où le Québec fonce vers la modernité, tente de se donner un visage. Nationaliste convaincu, Roy décrit ces années avec une justesse qui échappe au temps.

Lecture

Autant lire à petites gorgées toutefois. Les pages sont denses. Le découpage par thème rend l’ensemble un peu aride et peut décourager un lecteur impatient. Même si, personnellement, j’aurais préféré le «Grand tout» pour accompagner l’homme qui réfléchit, s’attarde dans des lectures ou s’engage dans des luttes épuisantes, l’aventure demeure unique.
Enseignant, poète et écrivain, il n’a cessé de chercher le chemin le plus fréquentable, de multiplier les expériences. Bruno Roy parcourt le Québec et aime rencontrer les jeunes dans les écoles pour parler littérature et création. Il était à Chicoutimi, il y a quelques semaines et de «Voie d’échange» sur le Saguenay, l’été dernier.
Heureusement, il y a des Bruno Roy au Québec qui choisissent l’intégrité et la réflexion pour se forger une identité. C’est rafraîchissant en ces périodes fangeuses où Vincent Lacroix de Norbourg et les inventeurs de commandites font les manchettes. Bruno Roy fait croire en l’humanité. 

«Journal dérivé»; Bruno Roy»; «La lecture», «L’écriture», «L’espace public», 1970 à 2000 sont parus chez XYZ Éditeur.

jeudi 25 mai 2006

Jacques Poulin donne goût à la vie

À la librairie Marie-Laura de Jonquière, Daniel Bouchard venait de coller un gros cœur sur «La traduction est une histoire d’amour» pour marquer son appréciation. «On est content de vivre après avoir lu cet auteur», répète ce grand lecteur. Il a bien raison.
Je ne sais quel roman m’a accroché d’abord. Il me semble qu’il a toujours été l’un de mes favoris. J’attends sa dernière parution avec impatience, trouvant qu’il traîne un peu de la plume avant de nous gratifier d’un nouveau titre. Il cultive l’art de se faire désirer, on le sait et travaille à un rythme de tortue.
Son tout nouveau roman est arrivé avec la première journée chaude du printemps. Le soleil faisait rouler les carrosses, les bébés nouveaux, sortir les femmes aux jambes blanches et les hommes aux bras déliés. Une bouffée d’été en attendant la canicule.
Je n’oublierai jamais ma rencontre avec cet écrivain au Salon du livre de Montréal. Il présentait «Le vieux chagrin». Derrière une petite table, il semblait un peu perdu et mal à l’aise. Son fameux mal de dos devait encore le faire souffrir. Je l’avais abordé en lui disant combien j’appréciais son œuvre. Il m’avait écouté en silence et gratifié d’une toute petite dédicace en prenant son temps. Je devais ressembler à un admirateur sur le point de faire une crise d’apoplexie. «À Yvon avec mes salutations amicales». Il a signé Jacques Poulin, novembre 1989. Une écriture de fourmis presque. Toute minuscule. J’étais demeuré sans mots.

Attachant

Homme discret, il fait juste ce qu’il faut pour faire savoir qu’il vient de publier un nouveau livre. C’est peut-être cette façon de faire qui le rend si attachant. Mais quel écrivain! Peu savent comme lui installer un décor et faire entendre une «petite musique». C’est sans doute pourquoi il «montre» si bien sa ville de Québec ou la Côte-Nord dans la «Tournée d’automne». C’est aussi un peintre et un géographe. 
«Ma chambre étant petite et envahie par le bruit des voisins, j’ai pris l’habitude de travailler dans les bibliothèques publiques. La plus proche était celle de l’Institut Canadien, dont l’entrée se trouvait rue Sainte-Angèle. Juste à côté, il y avait également la bibliothèque du Morrin College, paisible et très émouvante avec ses boiseries couleur de miel, l’odeur des vieux livres, l’escalier en colimaçon, la longue mezzanine en bois vernis, le bureau ayant appartenu à sir George-Étienne Cartier.» (p.25)
Je pourrais flâner dans le «Vieux chagrin», «La Tournée d’automne», les «Yeux bleus de Mistassini» ou «Volkswagen blues». C’est de la fine broderie, de la délicatesse, un délice que l’on déguste comme un bon verre de porto.
Le vieux Jack

Dans «La traduction est une histoire d’amour», nous plongeons dans un nouveau volet de la vie de l’écrivain Jack Waterman, l’alter ego de Poulin. Il en a les manies et les habitudes. Le vieux Jack a mal au dos, écrit debout en prenant son temps, se laisse distraire volontiers. Le vieux solitaire a gardé son esprit scout, étant toujours prêt à sauver quelqu’un. Il y a encore un chat qui surgit de nulle part et le connecte au monde.
Cette fois, Jack est regardé par Marine, une jeune Irlandaise de naissance qui traduit l’un de ses livres. Ils se voient en fin de semaine à l’Ile d’Orléans et se préoccupent d’une vieille dame et d’une jeune fille suicidaire. Une belle amitié. Le tout permet d’ajouter quelques touches à la fresque. Un chevreuil, des chevaux, un renard, une lenteur calculée qui fait soupirer à chaque phrase.
C’est beau comme une aquarelle folle de transparences. Une tendresse, une chaleur humaine qui fait que cet écrivain est inimitable. Un roman de Poulin se lit sourire aux lèvres. Plus, on voudrait prolonger ce bonheur en étirant la lecture. Ses livres, il faudrait les donner dans les hôpitaux du Québec pour combattre la dépression et la neurasthénie. Pour calmer aussi tous les agités de la performance et de l’excellence.

«La traduction est une histoire d’amour» de Jacques Poulin est paru aux Éditions Leméac-Actes Sud.
http://www.lemeac.com/presentation.php

jeudi 11 mai 2006

Hervé Bouchard propose une aventure

Je rêve de voir «Parents et amis sont invités à y assister» d’Hervé Bouchard sur scène. Il faudrait peut-être demander à Loco Locass d’incarner ce délire verbal et halluciné. Je rêve de m’enfoncer dans ce texte immense et échevelé, ce chant polyphonique qui désarçonne afin de vivre une émotion pure.
Je me calme. Je reprends mon souffle! Parce que s’aventurer dans un texte d’Hervé Bouchard, citoyen de Jonquière, reste une véritable aventure. «Toutes les chaises sont identiques et pourtant, pas une qui soit à la même place.» Il nous bousculait tout autant dans «Mailloux», sa première histoire. «J’ai été Jacques Mailloux, comédien de naissance, enfant sans drame, dehors tout le temps.»
Je me rebiffe souvent devant les écrivains qui étouffent dans les habits de la langue française. Le français a tellement de détours et de subtilités, il me semble, que la littérature n’a guère besoin de «patenteux de langages». Hervé Bouchard a vite fait de me retenir pourtant. «Aussi la veuve Manchée porte-t-elle une robe de graisse jusqu’aux genoux.» Comment résister? Peu importe les personnages ou l’histoire, Hervé Bouchard échiffe la langue et la réinvente dans un souffle coriace et rugueux comme un vent du nord.

Références

Dans «Parents et amis sont invités à y assister», Bouchard présente une famille d’orphelins d’Arvida. Les références géographiques sont toujours importantes chez lui. Comme si l’écrivain avait besoin d’assurer son contact avec le sol avant de lancer sa complainte. Le père meurt, la mère se retrouve en institution et les tantes innombrables s’occupent des enfants. Les narrateurs sont peut-être des idiots, des attardés ou des adultes qui oublient de grandir. Mais laissons la raison raisonnante et basculons dans ce chant insolite.
«Elles descendirent  et tout alentour était vrai : l’usine au large de leur regard dans un voile de fumée qui sentait, la poussière en gris pâle, l’asphalte conjugué en mou, les poteaux gros de créosote, les murs en brique teintée en trente, les escaliers premiers du nom, des corneilles bleues, des moineaux à motifs et des fils de corde et des fils de fils maintenant tout au sol dans la musique qu’il faut, des érables à hélices, des saules en phase brune, des peupliers prêts à neiger, des ormes à bras, des sorbiers portant grappes, des pommetiers en pleurs, des cerisiers à romances, des terre-pleins à ras bords…» (p.84)
Nous nous enfonçons dans les strates du langage et l’auteur nous emberlificote dans une pâte onctueuse. Un texte qui s’entend fort bien. Il faut voir Hervé Bouchard sur scène, endossant ses textes. Je l’ai écouté plusieurs fois, à Québec comme à Jonquière. À chaque fois il réussit à nous égarer dans sa jungle textuelle et sa transe chamanique.
Cette suite scandée, à la manière d’un rap sauvage, envoûte rapidement. Pas de dialogues, malgré la forme théâtrale, mais un croisement de monologues. Une écriture de paroxysme, des trouvailles et des émotions qui vous laissent le motton dans la gorge.

Texte sauvage

Il faut revenir encore et encore sur les phrases de Bouchard pour en goûter la texture et l’inventivité. Je songe à la beauté touffue des lettres de la mère Manchée à ses enfants et à la réplique des fils. À couper le souffle! Ou encore cette véritable litanie autour de Lazare, le ressuscité. Un pur bonheur!
«Levez-vous et frémissez, frémissez, mes amis, car la résurrection du Lazare n’est pas un conte innocent sur lequel on se repose avant d’ensevelir notre frère là. Écoutez-le, lui, qui parle dans sa boîte en peuplier avant son heure, et préparez-vous à fuir.» (p.200)
Un blues qui ne laisse pas de répit. C’est dense, dur, chaque récitatif est écrit à la pointe du diamant. Une forme d’exorcisme qui passe par tous les replis de la vie et de la mort. Tout est là! Du plus cru à la trouvaille poétique qui s’invente des chemins de traverse.
Une souffrance terrible marque les écrits d’Hervé Bouchard. Elle n’est pas sans rappeler Samuel Beckett qu’il ne manque jamais d’évoquer comme l’un de ses maîtres. Une douleur d’être malgré les rires qui peuvent éclater. Ce «citoyen de Jonquière à carnet» est vraiment plein de ressources.

«Parents et amis sont invités à y assister» d’Hervé Bouchard est paru aux Éditions Le Quartanier.

jeudi 4 mai 2006

John Saul livre une réflexion essentielle

John Saul, particulièrement depuis «Les Bâtards de Voltaire», questionne la société occidentale, défait des mythes et des fausses croyances. Dans les «Bâtards», il démontrait clairement que les postulats qui ont justifié les actions des Jésuites menaient aux pires extravagances. La raison et la logique masquent souvent une «irrationalité» terrifiante. Cette pensée tant glorifiée en Occident glisse sur des dogmes qui poussent vers les catastrophes.Saul continue son questionnement dans «Mort de la globalisation». Il s’attarde cette fois à la pensée économique qui a marqué les trente dernières années. C’est peu trente ans dans l’histoire des sociétés, mais assez pour provoquer des ravages terribles.
À partir des années 70, la  plupart des gestionnaires et des économistes ont cru que des échanges commerciaux «affranchis» des États, des frontières et des barrières tarifaires apporteraient richesse, liberté, démocratie, paix et recul de la pauvreté. Nous avions enfin la clef de l’Age d‘or. Les échanges commerciaux se sont multipliés à un rythme étourdissant et la spéculation est devenue un sport pour les nuls. Cette croyance a justifié les fusions, les intégrations et les entreprises sont devenues monstrueuses, échappant aux pays et à toutes les lois. «Great is beautiful» pour parodier Schumacher.
Trente ans plus tard, la privatisation, la productivité, l’excellence et la compétitivité ont fait en sorte que les pauvres sont de plus en plus pauvres et les riches de plus en plus riches. Des entreprises «éléphantesques» ne paient plus d‘impôts et se cannibalisent. La spéculation devenant un véritable cancer.

Nouvelle-Zélande

John Saul fouille, questionne, cite des exemples, jongle avec ces chiffres dont nous sommes si friands. La Nouvelle-Zélande, que la Banque mondiale du commerce citait en exemple, demeure un cas troublant. Le gouvernement a liquidé et privatisé plus de quarante entreprises d’État. Le commerce et l’entreprise privée règleraient tous les problèmes sociaux et économiques, croyait-on. Résultats : pauvreté accrue, recul des salaires et dette extérieure doublée. Les élus ont fait marche arrière pour réglementer. L’Argentine, après avoir privatisé sa société nationale du pétrole, crée une nouvelle entreprise d’État.
La Malaisie s’en tire et la Chine connaît un essor économique formidable parce qu’ils ont refusé les diktats de la Banque mondiale du commerce. Ces états dictent les manières de faire et encadrent le commerce.
Les ténors qui réclament la privatisation de la Société des alcools du Québec ou d‘Hydro-Québec devraient lire John Saul. Les gourous de la productivité, telle la présidente de la Chambre de commerce de Montréal, qui répète que la mondialisation est inévitable, auraient avantage à se tourner la langue. Les traités se font à sens unique, nous l’avons vu dans le conflit du bois-d’oeuvre entre le Canada et les États-Unis. Est-ce encore du libre-échange quand il faut payer un milliard pour vendre son bois?
«Et les mécanismes de production et de commerce ont changé parce qu’un dollar faible signifiait que les Américains, du fait du boom de leur économie, ont pu s’emparer d’entreprises canadiennes avec une décote de trente pour cent et convertir l’accord bilatéral en stratégie fiscale.» (p.139)

Retour de l‘état

John Saul démontre que le commerce doit être au service de la société et non l‘inverse. Le bien commun des citoyens doit prédominer et c’est ainsi que l’on combat la pauvreté, les distorsions entre les régions et les continents.
L’essayiste, également romancier, prévoit la résurgence des états-nations. Les économistes qui réclamaient l’abolition de toutes les frontières et la non-intervention des gouvernements devront ajuster leurs discours. Il faut revenir aussi à des dimensions plus humaines et reprendre une économie abandonnée aux méga-entreprises.
«Le défi aujourd’hui est à la fois plus complexe et plus intéressant. Il se pourrait que nous soyons désormais non seulement à la fin de la période globaliste, mais aussi à la fin de la période rationaliste occidentale et de son obsession des structures claires et nettes dans tous les domaines.» (p.373)
Une réflexion essentielle pour ceux et celles qui commentent l’actualité. Et n’en déplaise aux «jovialisants» de la région et d’ailleurs, l’humanité devra se tourner vers l‘écologie et le développement durable si elle veut un avenir. Les Organismes non gouvernementaux (ONG) et les «verdoyants» dessinent le futur de la planète. «Mort de la globalisation» est un plaisir d’intelligence et de lucidité.

«Mort de la globalisation» de John Saul est paru chez Payot.

jeudi 27 avril 2006

Daniel Poliquin jongle avec ses obsessions

 Daniel Poliquin, écrivain et traducteur, publie depuis 1982. Traductions de Jack Kerouac, Matt Cohen, et Mordecai Richler que les Québécois ont aimé détester. Il a mis en français «L’Evangile selon Sabbitha» de David Homel, un autre que plusieurs ont conspué récemment pour ses propos sur la littérature québécoise. Ce Franco-Ontarien semble avoir un faible pour ceux qui prennent le Québec pour cible.
Daniel Poliquin a chargé le nationalisme québécois lors du référendum de 1995 sur la souveraineté. Dans «Le roman colonial», paru en 2000, il fustige tous les indépendantistes, surtout René Lévesque et Lucien Bouchard, fouille le passé de Lionel Groulx pour jongler avec des effluves d’antisémitisme. Beaucoup de mauvaise foi, même s’il soulève des aspects que je partage quand il parle des colonisés. Daniel Poliquin semble surtout avoir du mal à assumer son statut de francophone né hors Québec.

Grande noirceur

«La kermesse», son récent roman, plonge dans la «grande noirceur». Lusignan, fils de Canadien français, on disait cela à l’époque, s’en tire bien à la guerre de 14-18. Il ramasse les cadavres après les affrontements, raconte des histoires pour passer le temps. Son père est menuisier et charpentier comme le célèbre Joseph de la Bible, sa mère Marie, une mystique qu’on finira par enfermer. Lusignan a étudié juste assez pour être écrivain, journaliste, fonctionnaire, propagandiste de l’armée et imposteur. À son retour au pays, il s’approprie le titre de vétéran, se noie dans l’alcool et les hallucinations. Il sera itinérant à Hull et Ottawa, sauvé par Concorde, une rescapée du village de Nazareth, où l’on pratiquait l’inceste et le viol héréditairement.
«Quand mes trois petites sœurs sont mortes de la grippe espagnole, ma mère s’est tuée en se jetant dans le puits. C’est comme ça chez nous: les hommes se pendent dans la grange ou se pètent la cervelle d’un coup de fusil de chasse dans la bouche; les femmes se jettent dans le puits ou la rivière. Mais c’est moins compliqué de les repêcher dans le puits que dans la rivière. Mon père s’est pas suicidé. Il est mort du cancer du rectum; ça faisait trente ans qu’il était assis dessus, tu comprends… » (p.145)

Histoire

Daniel Poliquin réussit à rendre vivant ces personnages qui endossent des concepts qui ont secoué le Québec au cours de son histoire. La religiosité obsessive, la nostalgie de la France, les dérives étranges et l’«appel de la race». Le parcours de Lusignan épouse les soubresauts du Québec et ses idéologies marquantes. Misères à la petite semaine, migration aux États-Unis, participation à la guerre, retour et errance avant de rentrer au village pour rattraper les gestes d’un père quasi muet. À retenir la description de la belle société d’Ottawa, le monde d’Amanda Driscoll qui rêve de bals et de grandes épousailles.
Les personnages se noient dans leurs rêves, trichent, mentent, manipulent, usurpent des identités, perdent contact avec la réalité et finissent fous ou obsédés. Ils sont avalés par des tares héréditaires, rongés par une forme de cancer impossible à déjouer. Ses personnages illustrent les idées âpres et peu subtiles de Poliquin.
On peut sourire devant cette fresque si on ne connaît pas la hargne de Poliquin envers le nationalisme québécois. Étonnant que les médias négligent le côté acrimonieux de cet écrivain, préférant jongler avec des clichés et oublier les assises de ses romans.
Une charge qui passe grâce à l’écriture, une forme d’humour qui grince aux encoignures et grossit le trait comme dans «L’homme de paille». Le lecteur peut garder ses distances, mais cette prose laisse un goût un peu amer.
Malgré son amour pour les empoignades et les raccourcis, Daniel Poliquin demeure un formidable conteur. Je ne peux m’empêcher de croire qu’il dilapide un immense talent en se complaisant dans cette «rage antinationaliste» qu’il ravive de roman en roman.

«La Kermesse» de Daniel Poliquin est paru aux Éditions du Boréal.

samedi 15 avril 2006

Pour surprendre et voir son monde autrement

Francine Chicoine s’émerveille des oiseaux qui habitent le jardin, de la lumière qui retient le souffle au matin, des écureuils tapageurs, des mouches envahissantes et de cet univers qui vit près de soi. Un regard amoureux qui tient du haïku que fréquente cette écrivaine pour cerner de purs moments de contemplation et de méditation.
«Du rampant ou du grimpant, de la fleur ou de la feuille, du brin d’herbe ou du tronc d’arbre, du conifère ou du feuillu, on ne sait pas ce qui est le plus odoriférant. Ça vient de partout, de l’air et du sol, de l’eau et du sous-bois, ça vient d’en haut et ça descend, ça vient d’en bas et ça se répand, c’est tout mêlé, de cime en sol, d’humus en canopée, un parfum suave, capiteux qui flotte dans le pressoir d’odeurs de l’après-pluie. Un torrent d’odeurs dans un nez qui tantôt vaquait à l’air du mois d’août et qui maintenant l’évoque.» (p.72)
Printemps, été, automne, hiver se bousculent avec leurs enchantements. Tout naturellement, je me suis laissé glisser vers le printemps, ce monde qui se liquéfie et se régénère à une vitesse étourdissante en terre du Québec.

Le verdict

Et voilà que nous basculons dans le «Livre dernier». Un coup de massue! Le verdict résonne comme un glas. Aucune espérance de survie. La fidèle observatrice des jours devient la cible de ce tireur fou qu’est le cancer. Événement clinique, statistiques au ministère de la Santé et des Services sociaux, mais drame chez cette femme qui posait à peine la main sur la retraite et se promettait d’explorer les mots dans toutes leurs coutures. L’avenir s’avale et les horizons s’effacent.
«J’ai mal à mon territoire intérieur envahi par l’angoisse, là où j’essaie de me concentrer pour continuer d’exister, mais là où se retrouve la brèche. J’ai mal à mon absence d’avenir. J’ai mal à ma lucidité.» (p.119)

Les mots battent de l’aile devant la mort possible, les mots fuient. Comment oublier la douleur du corps qui emporte tout? La narratrice n’est plus le regard amoureux qui fait exister les choses. Elle s’efface, avalée par la maladie, ce printemps qui la saigne. La fin du monde se profile. Reste les gestes ultimes, la liquidation de tout ce qui faisait l’existence, la résignation. La vie est d’une fragilité qui fait mal.
«Il y a des mêlures dans ma tête, je ne sais plus où se trouve la réalité. Partout, sans doute. Je n’ai plus tellement envie de parler. N’en ai plus besoin, je pense. Est-il possible que j’en sois rendue plus loin que l’expression ? On dirait que j’habite le silence… et que le silence est plein». (p.140)
Les objets alors murmurent et témoignent. Ils ont tout vu. Ils savent depuis toujours. L’oreiller, un collier, des lunettes et les mésanges portent l’histoire de cette femme, comme la terre, dans ses strates, recèle la marche de l’humanité. Cet animisme permet de connaître cette femme secrète. L’observatrice, l’amoureuse du quotidien devient un sujet, un objet à la limite, des vibrations dans les à-coups du temps.
Surtout, cette amoureuse de la vie sait être juste, touchante et émouvante quand elle décrit ces moments anodins et essentiels, oublie son côté moralisateur. Des textes aussi qui auraient pu être poussés un peu plus loin.

«Carnets du minuscule» de Francine Chicoine est paru aux Éditions David.

Écrire et se dire en se mesurant au langage

Danielle Fournier a effectué un séjour au monastère de Saorge, dans les Alpes maritimes. Un moment de réclusion, de solitude pour confronter le langage et l’écriture.
Une cellule, un monastère du XVIIe siècle où les mots prennent du poids et de la densité. L’écrivaine s’abandonne à des réflexions qui débouchent sur des phrases et des images qui la hantent.
«Les souvenirs sont remontés et, avec eux, des moments de bonheur. Et, aussi, ceux de la désespérance.» (p.12)
Un abandon, mais, surtout, un retour sur soi. «J’ai été convoquée, de toute évidence, à entendre ce qui parle en moi.» (p.11) Des souvenirs emportent ces chants qui s’élèvent en spirales. «J’ai réuni mes vivants et mes morts, les ai retrouvés, égarés dans ma mémoire.» (p.15)
On peut imaginer des vagues qui ramènent obstinément les mêmes douleurs et ces questions impossible à cerner. «La poésie n’est pas un genre, mais une manière de vivre, d’être au monde.» (p.41)
Fournier s’abandonne à ces espaces qui la portent pour explorer, se livrer à cette non-écriture d’où va jaillir l’écriture. Et les mots, les sons, surtout dans un pays étranger, se gonflent de sens nouveaux. «Nous ne parlons qu’une seule langue, une langue qui contient toutes les autres.» (p.50)
Écrire, peu importe le lieu, devient une confrontation avec l’ange, un combat avec soi et un ancrage. «J’écris pour garder présents ceux et celles qui m’habitent et ont fait ce que je suis.» (p.50)

Profil de vie

Danielle Fournier secoue «les images de pierre issues de l’enfance, le rêve de la beauté et l’échappée des rondeurs d’automne.» (p.82) Elle se heurte à des visages et des blessures mal cicatrisées. Le corps est un terrible palimpseste. Son texte devient une saisie de l’âme. S’impose alors la complainte, le souffle qui déchire les apparences et révèle l’être dans sa quintessence. «... Cette mémoire fragmentée intérieure et affective que l’on se murmure dans les profils de l’ombre au creux d’un lit.» (p.95) «Je m’acharne à vouloir m’habiter. Dois-je faire appel à l’ombre des mots sur la page pour m’aider à trouver qui je suis?» (p.115)
Ces chants ramènent l’écriture à soi et hors de soi. L’un est l’autre. Un texte comme un continent qui bouge imperceptiblement sans jamais se transformer. «Je tente de marquer les heures de choses simples, de tendresses, de petites douceurs, d’une main posée volontiers sur l’autre pour imprimer l’appartenance au monde des vivants.»  (p.97)

Mutation

Le «je » mute en «elle» dans de petits textes qui jalonnent la réflexion. Une manière de se protéger et de s’apaiser. Peut-être, quand l’être prend eau, quand l’âme s’affole, il reste ces défenses pour résister et «… Réaménager son expérience au monde et son expérience du monde.» (p.27)
Danielle Fournier ne peut pousser plus loin le questionnement et la franchise. Un témoignage saisissant, un texte d’une vérité que l’on rencontre peu souvent sur sa route de lecteur. Une musique qui s’oublie difficilement. On traverse ces chants en caressant chaque phrase qui se retourne, devient une sentence qui s’impose et palpite hors du texte.
«Je suis vivante et ne comprends pas comment il se fait que je le sois encore, que je puisse rester debout, balayée par les vents intérieurs et les courants isolés tenus au plus près de la poitrine.» (p.145)

«Le chant unifié» de Danielle Fournier est paru aux Éditions Leméac.

Pas capable de rester en place un moment

Serge Patrice Thibodeau «ne semble pas capable de rester en place», vivant entre deux aéroports, deux pays et toutes les destinations imaginables. Ce poète, originaire de Rivière-Verte au Nouveau-Brusnwick, on le comprendra, ne refuse aucun embarquement.
«Lieux cachés» regroupe des récits publiés au cours des années, dans Le Sabord notamment. C’est ce qui explique la forme courte de ces récits. Jamais plus de quelques pages.
Il a vu Beyrouth, Israël, la Palestine et le racisme, Prague qu’il affectionne. Amsterdam aussi, Londres, Mexico et les environs. Montréal, la Provence et Rivière-Verte où vivent ses parents. Il nous entraîne ainsi dans le village de Santa Catarina Loxicha, un monde hors des routes du Mexique. Il fera le détour par le pays de ses ancêtres, Marans dans le Poitou. Le poète voulait voir d’où est parti son aïeul Pierre qui a tout abandonné pour s’installer en terre sauvage d’Amérique. Le voyage peut aussi devenir une plongée dans le temps.

Rencontres

Des profils d’écrivains surgissent ici et là. Thibodeau aime les sons que les écrivains portent comme s’ils étaient les seuls à «entendre leur pays». Il s’attarde à la musique, aux rencontres uniques et à des spectacles inoubliables pour le mélomane qu’il est. Villes aussi qu’il sent vibrer et palpiter.
«Le printemps de Prague a ses sautes d’humeur. Les couleurs du ciel passent brusquement du violet au noir, du gris à l’orangé. Des rafales de pluie durent quelques instants, puis le beau temps revient, le soleil réchauffe le visage. Je profite de l’après-midi pour me rendre à Smichov en tramway. Je n’ai pas mis les pieds dans ce quartier depuis 1990. Les façades écaillées, mornes et ternes, ont été ravalées, de nombreux commerces, multicolores flanquent maintenant les rues populeuses.» (p.48)
Surface

Le lecteur perçoit des odeurs, des couleurs et se heurte souvent à des ombres. Des portraits sympathiques qui tiennent de l’esquisse et du croquis. Je me suis un peu essoufflé pourtant à bondir ainsi d’une année à l’autre, à franchir toutes les frontières. Il devient difficile de «voir» ces pays brossés à grands coups de spatule.
Dommage! J’aurais aimé prolonger un peu les escales, m’attarder dans ces pays pour entendre et voir les gens. À lire ainsi cette valse à mille départs, on est pris de vertige. Tout comme l’écriture qui se relâche souvent, hélas. Une réécriture aurait permis de pousser plus loin ces textes sympathiques. Serge Patrice Thibodeau est demeuré trop près des chroniques et de la revue.

«Lieux cachés»  de Serge Patrice Thibodeau est paru aux Éditions Perce-Neige.

jeudi 13 avril 2006

Victor-Lévy Beaulieu: Dr Jekyll et Mr Hyde

Victor-Lévy Beaulieu, en près de trente ans d’écriture, a publié au moins deux livres par année. Romans, essais, théâtre, récits et poésie, mon ami Victor-Lévy touche à tout sans compter les dizaines de milliers de pages pour la télévision. Ses téléromans «L’Héritage» et «Bouscotte» sont devenus des références.
J’ai longtemps repoussé la lecture de «Je m’ennuie de Michèle Viroly» paru en février 2005. J’hésitais à plonger dans «la veine noire de la destinée» de l’écrivain de Trois-Pistoles. Son héros, Bowling Jack, a subi une fracture du crâne dans un accident de voiture. Invalide et délirant, entre deux crises d’épilepsie, il se gave d’émissions de télévision, côtoie sa sœur et son entraîneur du temps où il était champion de quilles. Une autre des passions de Victor-Lévy. Bowling Jack confond réalité et fantasmes.
Victor-Lévy l’a souvent répété, l’écrivain doit pouvoir dire et exprimer tout ce que l’on dissimule dans nos sociétés.  Avec pareil regard, la cloison est mince entre le retenu et le défoulement. Victor-Lévy s’aventure souvent sur cette démarcation en basculant d’un côté comme de l’autre. Voilà peut-être une façon de s’orienter dans cette œuvre gigantesque et touffue.

Dr Jekyll et Mr Hyde

Heureusement, dans plusieurs de ses livres, Victor-Lévy se laisse emporter par ses modèles d’écriture. «Dr Ferron», «Monsieur Melville», «Monsieur de Voltaire» ou «Jack Kérouac» sont des œuvres lumineuses où il montre son côté Dr Jekyll.
D’autres romans se vautrent dans la hargne et la méchanceté. Nous pataugeons alors dans «Don Quichotte de la Démanche», «Oh Miami Miami Miami» ou «Steven le Hérault». «Je m’ennuie de Michèle Viroly» pousse le lecteur dans l’étang fangeux de Victor-Lévy. Mr Hyde s’en donne à cœur joie, souille tout ce qu’il effleure dans ses pérégrinations.
«je suis naissu une journée que les américains sont pas allés dessus la lune, ni les rustres, ni les raéliens – je suis naissu un jour d’hui qu’un cadenas avait été mis dessus pour qu’il s’y passe rien…» (p.12)
Une sorte de fascination pour l’abjection qui donne envie de refermer ce livre qui bascule en bas de la ceinture. Bowling Jack est un être répugnant qui a réussi à violer sa sœur et mobilise toute la population contre lui. Victor-Lévy en fait un frère de Candide de Voltaire dans sa présentation. L’analogie est un peu osée. Candide avait un côté «saint» que Bowling Jack n’approche jamais.
«… que déferais-je pas pour la grosse bouche de michel jasmin, les lèvres hystériques de claire lamarche, la langue sale d’andré arthur, les dents de chèvre du docteur mailloux, la luette proéminente et cloridienne de jean-luc mongrain, la caverne d’ali-baba de dagobert gilet, la tête heureuse de paul arcand et la grosse main poilée de claude charron, mes héros de bandes télévisées, si pourvus de séduction ducale, frères et sœurs en christ tout le temps, dans l’aura maternelle de michèle richard déféquant en public, pour son public, avec grande publicité, digne du gémeau de l’immortelle à redessiner en forme d’étron sur fond d’écran géant!» (p.112)
Victor-Lévy multiplie les grimaces d’écriture et prend plaisir à se caricaturer. Le correcteur de mon ordinateur vire fou quand je cite une de ses phrases. Mr Hyde jubile, se complaît dans les excréments, la saleté, la haine et le mépris.

Épreuve

Le fidèle de Victor-Lévy, et j’en suis, doit renoncer à ses convictions pour parcourir cette coulée de 250 pages. C’est cru, vulgaire, macho et venimeux.
Ce n’est pas ce que j’aime chez Beaulieu. Je préfère son côté lumineux et solaire. Il devient unique dans sa manière de dire et de faire alors. Le tome II de «L’Héritage» est peut-être le plus bel ouvrage que j’ai lu sur l’hiver québécois. C’est ce côté étincelant qui en fait un écrivain unique et mythique. Heureusement, il y a une embellie du côté du «Bleu du ciel» paru à l’automne. Le diable s’est payé un bal dans «Michèle Viroly». Je crois que le public aurait oublié Victor-Lévy depuis fort longtemps s’il n’y avait que le profil de Mr Hyde chez lui.

«Je m’ennuie de Michèle Viroly» et «Le bleu du ciel» de Victor-Lévy Beaulieu sont parus aux Éditions Trois-Pistoles.

mercredi 12 avril 2006

Quand le plumage masque la maigreur du propos

Dans «Contes de braises et de frimas», Sylvain Rivière ramène les quêteux, les vagabonds qui sèment la parole et les histoires à dormir debout. Des personnages très nombreux dans son théâtre et dont le verbe est la seule richesse. Une entreprise de souvenance qui peut s’avérer fort sympathique.
Les femmes et les hommes de ces contes prédisent les tempêtes, apprennent à voler, forniquent comme ils respirent, cherchent un filon de pays et se transforment plus ou moins en véritable mythe.
Malheureusement, ces contes sont portés par une parodie de langue gaspésienne, une poutine plus ou moins indigeste. Certains ont déjà sorti l’encensoir en parlant de la langue forte et épicée de Sylvain Rivière. Voyons voir…
«À chaque fois, bien inutilement d’ailleurs, monseigneur Roy y allait d’un prône à son égard, question dans un premier temps de conserver son poste face aux autorités archevêchiennes de Gaspé, de voir protéger, dans un second temps, la vertu des filles-fleurs du pays, ces femmes-bonbons sucrées à souhait et collantes à l’excès, ne demandant qu’à fouler le foin aux tasseries des fanis orgasmiens d’un coup de rein bien placé, fleurant bon le mortel péché et le jus de cerises frelaté pour la circonstance, de petites vites en passage de sapin dans la diagonale de la fêlure de l’œuf cosmique en plein jour de fin de mois on ne peut plus critique.» (p.44-45) 
J’avoue, ce verbiage étourdit pour ne pas dire autre chose avec ses effets de jambes et un racolage un peu grossier. Des histoires de cul épicées d’un certain nationalisme, d’une ébauche de pays qui s’aplatit sous les charges langagières du conteur. Un peu triste et dépassé.

«Contes de braises et de frimas» de Sylvain Rivière est paru aux Éditions Humanitas.

jeudi 6 avril 2006

Jocelyne Saucier permet de connaître l'Abitibi

Jocelyne Saucier est une écrivaine fort discrète. Je l’ai croisée à Montréal et elle est venue à Jonquière alors que l’Abitibi était à l’honneur au salon du livre. Suzanne Jacob, Louise Desjardins et elles tentaient de cerner l’écriture de l’Abitibi. Elle nous offrait «Les héritiers de la mine», un roman formidable. Cette discrétion ne l’a pas empêchée d’être sur la liste de ceux qui frappaient à la porte des prix du Gouverneur général et France-Québec en 1997 avec «La vie comme une image», son premier livre.
Je n’ai cessé de parler des «Héritiers de la mine» depuis. En 2000, au Salon du livre de Montréal, je négligeais mes «plus belles années» pour m’attarder dans cette famille qui gravite autour d’une mine abandonnée dans un coin perdu de l’Abitibi. Les vingt et un enfants de la tribu Cardinal terrorisent un village, chassent tout le monde et évoquent l’Âge d’or. Un roman marquant!
Six ans plus tard, Jocelyne Saucier nous ramène à Rouyn, à l’époque où cette ville accueille Ukrainiens, Italiens, Polonais, Chinois et Finlandais. Ces immigrants tentent de réinventer le monde, le pays abandonné qu’on oublie difficilement. Un territoire neuf où tous les excès peuvent germer. Les militants gardent un œil sur Moscou, sillonnent une région aussi vaste qu’un pays, se précipitent quand les grèves éclatent. Tous rêvent du «Grand soir».
Jeanne Corbin est jeune, belle et intelligente. Elle est membre du Parti communiste canadien, vit sur les routes, grimpe sur les tribunes et harangue les travailleurs.
En 1933, elle est à Rouyn. Un journaliste, le père de la narratrice de «Jeanne sur les routes», entend son discours. Il est touché par la grâce et devient un apôtre du communisme. Des grèves éclatent chez les bûcherons et les mineurs. Elles sont sauvagement réprimées.
Jeanne est emprisonnée. Rouyn alors est une ville rouge où des milliers de camarades s’agitent. Le fameux discours du 9 décembre devient la Bible des trois petites filles du journaliste qui en apprennent chaque mot comme les commandements du petit catéchiste. Elles jouent et répètent ce drame où le capitalisme et Jeanne la rouge se heurtent.
«Jeanne Corbin est entrée dans nos vies le 9 décembre 1933. Elle arrivait de Timmins, une ville minière du nord-est ontarien où le comité central l’avait détachée un an auparavant. Elle n’était pas en disgrâce, bien au contraire, le quatrième district du parti, qui comprenait l’Abitibi et le Nouvel-Ontario, était un des noyaux communistes les plus actifs du pays. Elle y occupait le poste de secrétaire de la Ligue de défense ouvrière tout en gardant la responsabilité de la presse communiste francophone.» (p.27)
Jeanne Corbin meurt de la tuberculose, devient l’icône, la femme que ce journaliste ne cessera d’idolâtrer même si le discours ne passe plus.

Dure réalité

Un roman d’amour, de foi et de militantisme, de rancunes et de rages qui broient les êtres; de générosité et d’abnégation aussi avec le géant Vaara, un militant finlandais et tenancier de tripots, qui empêche la famille du journaliste de crever de faim. Les idées nourrissent bien mal.
Une époque fabuleuse que Jocelyne Saucier ressuscite. On idolâtre Jésus aussi bien que Staline à Rouyn, dans les années 30. «Jeanne sur les routes» nous plonge dans cette époque où des militants sacrifiaient tout à la cause.
Une histoire humaine qui rappelle des luttes et des combats en ces temps où le cynisme est de bon ton. Jocelyne Saucier montre que le Québec d’alors n’était pas ce troupeau tranquille qui courbait l’échine devant le regard des curés. Des hommes et des femmes militaient et pouvaient mourir pour leurs idées. Et plusieurs syndicalistes se souviendront des «camarades» qui infiltraient les syndicats et prônaient la lutte des classes dans les années 1970. Ils voulaient réinventer le travail et les façons de vivre. «Le capital» de Karl Marx remplaçait alors la Bible de Jérusalem. Ce roman redonne vie à ces croyants qui ont contribué à changer le Québec. Il y a là matière à un film fascinant, mais qui osera s’y frotter à l’ère de «Loft Story».

«Jeanne sur les routes» de Jocelyne Saucier est publié chez XYZ Éditeur.
http://www.editionsxyz.com/catalogue/368.html

mardi 28 mars 2006

Louis Hamelin explore les pays du Québec

Louis Hamelin est de cette génération d’écrivains apparue dans les années 80. Des jeunes un peu baveux qui secouaient le monde avec vigueur et originalité. Certains sont disparus ou presque. Christian Mistral, par exemple, est devenu plus gros que ses romans en se prenant pour l’un de ses héros. L’aventure l’a presque tué.
«La Rage», un prix du Gouverneur général à son premier envoi, montrait les couleurs de Louis Hamelin. Son héros, Mallarmé, lutte contre la construction d’un aéroport international à Mirabel. Une résistance au pouvoir politique et à ces manoeuvres qui ont ravagé un paradis agricole. On connaît la suite et le gâchis de cette décision de Pierre Elliott Trudeau. C’était déjà là une orientation pour ce jeune écrivain. Lutter et résister.

Romans forts

Louis Hamelin s’intéresse aux grands vents fous, aux secousses telluriques et aux frémissements sociaux. Ses romans emportent le lecteur dans un espace aussi vaste que l’Amérique. Ses héros arpentent les savanes et les forêts, se débattent avec les mouches et ne fréquentent guère les cafés branchés du Plateau Mont-Royal.
Et pendant que l’on ergotait, dans le milieu littéraire montréalais, de la nécessité de faire une littérature urbaine, Hamelin allait s’installer en Abitibi et explorait le Québec profond avec «Betsie La Rousse» et surtout «Cowboy». Dans ce roman, il me ramenait dans le milieu forestier. J’étais un peu jaloux parce qu’il explorait mon univers avec une maîtrise parfaite.
Il a peut-être fait un faux-pas avec «Le soleil des gouffres», une idée de roman formidable qu’il a publié avant de «le rendre dans ses grosseurs» comme dit l’ami Victor-Lévy.
Dans «Sauvages», il entraîne le lecteur en Abitibi, à Montréal, Ville Jacques-Cartier et La Mauricie. Trouvez-en des écrivains qui font le détour par Chibougamau ou une réserve autochtone pour discuter de James Joyce. Il traverse les zones de coupes forestières et emprunte des autoroutes que l’on ne retrouve pas sur les cartes. Ses héros sont des paumés, des maganés, des écrivains et des journalistes parfois. Ils dissimulent des blessures à l’âme qui les font se recroqueviller dans ces territoires peu fréquentés pour tenter de guérir. Ils travaillent comme planteurs, débroussailleurs, dans un lieu où dansent les abatteuses qui pèlent la forêt comme une orange.
«Les coupes ouvrent de profondes brèches dans la forêt de chaque côté du chemin de halage bordé d’andains et de troncs fraîchement abattus et empilés formant deux murs odorants entre lesquels ils avancent maintenant au ralenti. À plusieurs endroits, la forêt a complètement disparu, reculée jusqu’à une lointaine lisière vert sombre en deçà de laquelle ne subsiste qu’un sol bouleversé et glabre… » (p.235)
Toujours cette force sauvage qui fait mal et épuise. Ça sent souvent le sapin, la crasse, les effluves des scies mécaniques et la transpiration. C’est solide, dur, costaud et émouvant. Une langue forte qui s’enracine dans ce pays de lacs et de montagnes. Hamelin est un ethnologue à sa manière.

Continuité

«Sauvages», sa dernière parution, ne décevra pas ceux qui ont suivi cet auteur important qui fréquente les éclopés de la mondialisation et de la performance à tout prix. Cet écrivain se salit les bottes dans la terre noire et ses ouvrages font oublier les discours formatés de ceux qui débattent du privé et du public, de la dette et de la privatisation de la SAQ. Il est là où les éclopés du libre-échange et d’une certaine lucidé luttent pour la survie.
Non, Louis Hamelin ne passe pas souvent à la télévision mais c’est un grand écrivain.

«Sauvages» de Louis Hamelin est paru aux Éditions du Boréal.