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mercredi 12 décembre 2018

DANIEL GRENIER NOUS ENVOÛTE

DANIEL GRENIER revient au roman après avoir fait un pas vers l’essai avec La solitude de l’écrivain de fond en 2017. Françoise en dernier, un titre un peu étrange, permet de suivre une adolescente qui garde ses distances avec sa famille. Elle n’en fait qu’à sa tête et peut facilement abandonner mère et père pour se faufiler dans la maison de voisins partis à l’étranger. Une manière de plonger dans sa tête qui m’a rappelé le magnifique roman Les chants du large d’Emma Hooper. Cora, une jeune fille, squatte les maisons des voisins pour rêver les pays étrangers avant de partir pour l’Ouest canadien. Françoise va prendre la même direction. Il arrive parfois que les chemins des écrivains se croisent et c’est tant mieux.

Tout va bien pour la jeune Françoise. Ses parents sont des gens ouverts et compréhensifs. Les deux respectent les volontés d’indépendance de leur fille. Ils sont toujours là pour lui pardonner « ses petites absences » de quelques jours. Après tout, leur grande jeune fille va plutôt bien à l’école et s’entend parfaitement avec son jeune frère. Tout pourrait continuer ainsi comme dans le meilleur des mondes, mais la fillette lit un article dans un magazine Life, déjà un peu vieilli, qui va changer sa vie.

Elle avait lu la phrase sans vraiment y porter attention sur le coup, mais maintenant elle lui revenait en tête, dans une traduction qui la satisfaisait. Comme une petite musique bien composée, avec des notes choisies pour leur efficacité et aussi pour leur beauté intrinsèque. C’était la première phrase de l’article sur Helen Klaben, qui avait fait la une du Life en avril 1963. Elle a rouvert le magazine. Helen avait fait la une, quelques jours après après avoir été secourue avec son compagnon d’infortune, Ralph Flores, en plein mois de mars au Yukon, où leur avion s’était écrasé. (p.28)

Les deux ont survécu dans des conditions climatiques difficiles à imaginer. Un froid terrible et la neige pendant quarante-huit jours. Une lutte de chaque instant avec très peu de nourriture, en plus de composer avec des blessures importantes. Ils ont été retrouvés par hasard, tous ayant abandonné les recherches. Une aventure qui fascine la jeune Françoise.
Il n’en fallait pas plus pour qu’elle prenne la décision de quitter sa famille pour aller voir ailleurs.

Elle n’était pas toujours en fugue. Dans sa chambre elle se sentait bien. Elle se touchait les orteils du pied droit en lisant, normal. Ses parents et son frère étaient en bas, Pyramide allait commencer bientôt. Elle avait le même âge qu’Helen Klaben et elle avait soudain trouvé une raison de s’acheter un billet d’autobus pour l’Oregon, ou la Californie. (p.31)

L'étudiante, comme beaucoup de jeunes, pratique le tag, vous savez ces dessins et ces messages que l’on trouve partout sur les murs et que je déteste particulièrement. J’aime les surfaces lisses, impeccables comme j’adore un lac en hiver quand la poudrerie efface toutes les traces des humains.
La jeune fille pratique cet art dans une gare de triage tout près de chez elle et les wagons deviennent les pages de son carnet de dessin. Une façon de faire voyager ses tags sur ces wagons qui bougent selon les besoins et les aléas du commerce, du transport des marchandises. Ses messages vont un peu partout en Amérique en suivant des parcours erratiques. C’est sa manière de lancer des bouteilles à la mer, de partir en laissant tout derrière et de marcher en regardant droit devant pour voir sa vie approcher et peut-être aussi faire ressurgir l’autre qui se dissimule en soi.

En dessous de son tag à la fois indéchiffrable et limpide, juste en dessous de sa scène de la vie quotidienne où les seules variations de couleur étaient celles que la lumière générait, il y avait d’écrit : This is beautiful. Love, Mary. CHT.TN. (p.47)

Son dessin est revenu et une certaine Mary, quelque part en Amérique, a aimé son travail et lui envoie un message. Une autre raison de partir, d’aller rencontrer cette fille pour la regarder droit dans les yeux. Il y a quelqu’un, quelque part aux États-Unis qui aiment ce qu’elle fait, qui l’aime peut-être et peut la comprendre.
À elle l’Amérique, l’aventure, l’arrêt à Chattanooga pour un rendez-vous avec cette Mary. Tout est possible quand on se déplace, quand le mouvement devient une façon d’être et de surprendre la réalité du monde.

ROUTE

Françoise se laisse emporter par les grandes routes américaines, atteint le lieu où vit celle qui a aimé son tag et lui a écrit « love ». Elle y rencontre une fille étrange qui devient sa compagne de route. Les deux prennent la direction du Yukon en auto, le pays où Helen Klaben a dû muter dans son corps et sa tête pour survivre.
L’article qu’elle a lu dans le numéro de Life devient une obsession pour la jeune fille à mesure qu’elle se rapproche de Whitehorse. Elle aurait pu aussi retrouver la silhouette d’Émilie Fortin, cette audacieuse qui a été la première femme blanche à traverser le col Chilkoot à l’époque de la ruée vers l’or.
Les grandes routes n’ont jamais de fin, surtout dans les romans, et les filles roulent en faisant très peu d’escales. Tout comme un certain Jack Kerouac qui partait avec Neal Cassady au volant quand ils ressentaient un urgent besoin de changer d’air et de respirer ailleurs. Ils roulaient jour et nuit, sans jamais s’arrêter, jusqu’à ce qu’ils touchent le bout du continent, la fin de la route et qu’il ne reste plus qu’à faire marche arrière, à repartir en sens inverse en espérant retrouver la magie de la vitesse, la sensation d’être nulle part et de foncer vers un futur où tout est possible.


Françoise s’est retournée en souriant vers le rétroviseur du côté passager et elle a fait les mêmes lèvres que Sam, à la Betty Boop, en se regardant dans les yeux. Elle n’avait pas envie d’aller s’emmerder sur une base militaire. À quelques centaines de kilomètres d’ici, quelque part dans les forêts de pins, Helen et Ralph s’étaient écrasés et avaient survécu presque deux mois. Elle sentait sa présence partout, la présence d’Helen. (p.153)

Elles approchent de ce pays de neige et de froidure sans trop savoir ce qu’elles y trouveront. Françoise croise Victor. Lui aussi est obsédé par l’histoire d’Helen et ils se rendent sur les lieux de l’accident.
La carcasse de l’avion est toujours là et il y a encore des traces d’Helen et de Ralph. Elle se retrouve dans une aventure humaine terrible, touche à tout comme à des reliques pour changer des choses et sa manière de voir peut-être. Françoise prend conscience alors que c’est elle qu’elle rencontre enfin et qu’elle vient de survivre à son adolescence.

AVENTURE

Le roman de Daniel Grenier m’a fasciné et c’est bon de suivre cette jeune fille curieuse qui cherche une forme de vérité en parcourant l'Amérique du Nord.
J’ai adoré cette histoire de chimères qui surgissent dans la prochaine courbe, loin devant, sur ces routes qui vont nulle part et partout, sauf peut-être dans le plus profond de sa pensée et de son être.
Plus qu’un rêve, qu’une aventure, voilà le fantasme que l’on finit par effleurer du bout des doigts et à le rendre vibrant et vivant en suivant la jeune fille dans ses déplacements.
Il y a une solitude et une difficulté à communiquer chez Françoise qui touche et témoigne peut-être de notre époque où jamais nous n’avons été aussi seuls malgré tous les outils qui nous branchent à tout et à tous.
Un beau roman d’initiation. Que demander de plus ? Ça marche parfaitement. Daniel Grenier n’a rien perdu de cette façon de raconter qui m’a subjugué dans L’année la plus longue, un roman qui permet au lecteur de se glisser hors du temps et de toucher ce qui donne sens à la vie.
  


FRANÇOISE EN DERNIER, roman de DANIEL GRENIER publié aux Éditions LE QUARTANIER, 2018, 224 pages, 24,95 $.


http://www.lequartanier.com/catalogue/francoise.htm

vendredi 7 décembre 2018

SERGIO KOKIS DÉRANGE ENCORE

JE FAIS TOUJOURS la même chose quand je reçois une nouvelle publication de Sergio Kokis. Je mets de côté tous mes projets de lecture et me penche sur le nouveau livre de cet écrivain que je lis depuis ses débuts en 1994. Désolé pour ceux qui doivent attendre leur tour. J’aime secouer de grandes questions ontologiques avec lui, discuter tout en dégustant une liqueur ambrée. Et je dois souvent arrêter ma lecture pour ne pas être « enfirouapé » par ce formidable conteur.

 Sergio Kokis est demeuré plutôt fidèle au genre romanesque depuis Le pavillon des miroirs, sa façon privilégiée d’aborder l’écriture après vingt-cinq publications. Bien sûr, il a fait des excursions du côté du récit où il s’est permis de raconter ses longues déambulations sur le chemin de Compostelle dans Le sortilège des chemins ou encore dans des nouvelles. Et voilà L’innocent, une autre publication qui vient toucher ceux et celles qui aiment les questionnements existentiels.
Mon ami Sergio Kokis ne rate que rarement son coup avec moi. J’écris ami, parce que je connais l’écrivain depuis presque sa première publication et pour l’avoir côtoyé à plusieurs reprises dans certaines manifestations littéraires. Même que j’ai eu le plaisir d’être son chauffeur lors de l’une de ses visites au Saguenay. Nous avons même dû affronter ensemble un certain matamore qui voulait nous « casser la gueule » parce que nous étions tous les deux dans le stand de XYZ Éditeur, au Salon du livre de Montréal et que nous occupions prétendument sa place.
Pas que nous nous fréquentions, non. C’est un ami au même titre que tous les écrivains que je lis depuis des années.
J’étais un compagnon de Gabriel Garcia Marquez et Günther Grass sans que jamais ils ne l’apprennent. Un lecteur se fait des amis partout dans le monde, et ce à toutes les époques. Je salue ces grands discrets à qui j’ai très peu parlé dans la vie. Monsieur Gilles Archambault, Jacques Poulin dont je me languis depuis un bon moment, Victor-Lévy Beaulieu qui m’a occupé pendant des mois avec les cathédrales que sont James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots ou 666 Friedrich Nietzsche. La liste pourrait s’allonger si je me tourne vers Dominique Fortier, Larry Tremblay, Christian Guay-Poliquin, Éric Dupont, Daniel Grenier et Daniel Canty.

AUDACE

Sergio Kokis ose ce que peu d’écrivains font de nos jours, soit jongler avec des questions philosophiques ou métaphysiques. Rares sont ceux maintenant qui osent s’aventurer dans les hautes sphères de la pensée. Kokis a même convoqué Dieu en personne dans Le maître de jeu.
Isidoro, frère apothicaire et Alberto, barbier-médecin, discutent et abordent de grandes questions qui pourraient les mener tout droit devant le tribunal de l’Inquisition si leurs propos étaient ébruités. Parce qu’ils vivent à une époque où la liberté d’expression n’existe guère. Il faut marcher droit et suivre les enseignements des supérieurs, se faire le plus discret possible pour avoir la paix. Ça ressemble à notre époque où les tribunaux de l’Inquisition se multiplient sur les réseaux sociaux et que la censure se sert de « l’appropriation culturelle ».

Et après la mort du frère Basilius, son confesseur et directeur de conscience, frère Isidoro était sans aucun recours pour l’aider à retrouver la paix. Comment pouvait-il continuer à croire en Dieu et à la sainte Église, s’il fallait passer d’abord par le démon ? Parce que sans la main du démon, ce miracle n’était qu’une vaste supercherie doublée affreuse cruauté. (p.14)

Toutes ces questions sont provoquées par l’arrivée d’un petit garçon au monastère, un jeune garçon abandonné qu’ils ont accueilli et qui se comporte de façon plutôt étrange. L’enfant est d’une très grande beauté physique et tout le monde veut le protéger pour de bonnes ou mauvaises raisons. Un bambin silencieux, plutôt perdu dans sa bulle et qui semble naviguer hors de la réalité du cloître. On dirait de nos jours qu’il est « autiste » ou « asperger ».
Le jeune démontre rapidement qu’il est capable de répéter tout ce qu’il entend. Il ferait fureur maintenant en devenant animateur à la radio et en jonglant avec les clichés et les formules à longueur de jour. Le jeune prodige répète tout ce qu’il entend en classe ou lors des services religieux.

Mais il parlait un peu, au grand soulagement du frère Isidoro. Qui plus est, le garçon se montra bientôt fort habile pour répéter de mémoire de longues séquences verbales entendues soit à la messe, soit aux cours de catéchèse. Évidemment, son jeune âge ne lui permettait pas de comprendre la teneur de ce qu’il répétait. Isidoro était cependant encouragé par cette mémoire d’allure prodigieuse qui, pensait-il, tôt ou tard serait au service d’une raison naissante et tout aussi remarquable. (p.44)

À l’époque où Sergio Kokis situe son histoire, en 1593, nous sommes au début de la Renaissance. La raison tente de s’opposer à la foi aveugle, aux délires et aux miracles que l’Église avait la fâcheuse habitude de dénicher un peu partout pour édifier des fidèles qui en redemandaient.
Isidoro et Alberto cherchent la vérité et ne se laissent pas emporter par leurs pulsions et les racontars. Cette quête de la vérité revient souvent dans les ouvrages de Kokis qui aime argumenter et développer de longues réflexions, montrer ainsi l’envers et l’endroit d’une situation ou d’une question philosophique. Il décrit ainsi son art de vivre où il aime aborder des sujets existentiels tout en faisant bonne chère.

MÉMOIRE

En 1593, la mémoire était considérée comme une manifestation du génie et tout l’enseignement reposait sur la faculté de répéter des formules. Il en fut ainsi jusqu’à une période récente. Je pense à mon enfance où il fallait mémoriser toutes les questions et réponses du petit catéchiste pour avoir son certificat d’adulte. Il était interdit de réfléchir à ce que l’on pouvait ânonner comme des perroquets. Tout le contraire de la réflexion et de l’intelligence.
Les livres étaient plutôt rares à l’époque d’Isidoro et seuls les maîtres pouvaient citer les textes des philosophes et les commenter. Tiago possède cette faculté de pouvoir répéter tout ce qu'il entend à la première occasion. Les deux amis se demandent si l’enfant est un prodige ou un idiot. Chose certaine, il ne comprend rien aux textes qu’il répète et semble avoir un don pour tout mélanger.

Il avait, certes, quelques qualités, dont en particulier une mémoire prodigieuse. Isidoro se rendit compte de cette aptitude un peu par hasard et non sans stupéfaction. Il surprit un jour l’enfant en train de réciter tout seul et en latin une série de psaumes. Même si cela paraissait extraordinaire, il dut se rendre à l’évidence que le petit avait appris les textes en l’écoutant marmonner à voix basse, comme c’était son habitude, durant ses moments de lecture ou de prière. De toute évidence, Tiago ne savait pas ce qu’il répétait, puisqu’il mélangeait de manière ludique les divers psaumes entre eux, cherchant plutôt à accentuer les passages rimés, comme s’il s’agissait de comptines. (p.59)

Sa grande beauté physique et son innocence aveuglent à peu près tout le monde, surtout le frère Ambrosio qui ne cache pas son amour des jeunes garçons et qui malgré ses vœux se tient plutôt loin de la chasteté. Tiago devient malgré lui l’objet de convoitises charnelles et un idéal de pureté et d’innocence.
Le jeune garçon est fasciné par les sonorités et le faste des cérémonies religieuses. Il adore le rituel de la messe et rêve de porter les habits de l’officiant en répétant des formules.
Attiré par des comédiens ambulants (toujours le spectacle) il n’hésite pas à les suivre et se fait initier à la sexualité de façon violente par un couple. Il confond la femme avec la Vierge, répète que Marie la mère du Christ l’a protégé dans son délire éthylique. Il n’en fallait pas plus. Les moines tiennent leur miracle.

Les visions qu’on attribuait à Tiago et ses évocations de la figure de Marie durant ces orgies étaient alors le simple délire d’un scélérat. Un délire en cours de luxure, mêlant de manière blasphématoire le saint corps de la mère du Christ à des pratiques lubriques. Comment donc, se demandait-il, les autorités de la Sainte Inquisition avaient-elles pu être aveugles face à cette question, au point de se laisser leurrer complètement et d’y voir un réel miracle ? (p.147)

Les religieux finissent par se rendre compte que Tiago délire et qu’il peut tout gâcher s’il parle devant les invités lors de la grande fête qu’ils organisent. Ils prennent les grands moyens pour le faire taire. Kokis décrit une scène d’une cruauté sans nom et le pauvre idiot est muré dans une tour où il est forcé de devenir un anachorète qui consacre sa vie à Dieu. Le pauvre innocent meurt de faim et de froid.

QUESTION

Encore une fois, Sergio Kokis se faufile derrière les déguisements pour secouer la réalité. Cette fois, il s’attarde à la fabrication d’une image ou d’une icône de sainteté. Un grand théâtre pour impressionner et manipuler la foule. Le marketing n’est pas né avec la télévision et la radio. De nos jours, les manipulateurs vivent dans le monde du cinéma et des communications où l’on crée de véritables vedettes qui se révèlent souvent de bien piètres humains quand la vérité finit par sortir.
Les conversations entre les deux amis sont fascinantes. Surtout que Kokis jongle avec tous les tabous de cette époque, aborde l’être, le savoir et le rôle de la science.
Le sujet reste très actuel parce que nous vivons dans un monde d’images, de slogans et que les mythes se multiplient. Cette approche permet d’élire des prestidigitateurs qui ne camouflent même plus leur cynisme, leur incompétence et leur ignorance. Sergio Kokis demeure plus pertinent que jamais en nous faisant faire un pas en arrière pour mieux évoquer le monde contemporain. L’histoire ne peut que se répéter, c’est du moins ce que cet écrivain démontre ici. Les gens aiment les icônes, les héros et nous sommes capables maintenant d’en créer à la douzaine avec les moyens de communication. Sergio Kokis reste lucide et j’imaginais son sourire chaque fois que je levais les yeux de la page ou que je retournais une question du frère Alberto. Quel rafraîchissement dans ce monde où « rire de tout » est devenu une obligation !


L’INNOCENT, roman de SERGIO KOKIS publié aux Éditions LÉVESQUE ÉDITEUR, 2018, 228 pages, 27,00 $.


mardi 4 décembre 2018

MARIE OUELLET TRAQUE LA VIE

MARIE OUELLET, dans Courtes scènes fugitives, m’a touché particulièrement parce qu’elle pratique un art auquel je m’abandonne souvent quand je suis en ville ou dans un restaurant. Sur une terrasse en été, quoi de plus agréable que de se faire discret et de se laisser bercer par les conversations des couples ou encore de surveiller sans avoir l'air de le faire un homme qui prend un verre ou une femme qui discute au téléphone puisqu’on le fait partout maintenant et que le privé devient ainsi de plus en plus public. Marie Ouellet, dans ces courts textes, permet de satisfaire ce « voyeurisme compatissant » ou plus simplement de satisfaire une belle curiosité de l’autre dans ses gestes quotidiens. Elle « pratique » à Paris et s’y sent certainement un peu seule. Il n’y a rien de mieux qu’une grande ville pour se livrer à cette activité qui exige discrétion, bonne ouïe et bon regard.

Dans une suite de quarante-cinq textes, Marie Ouellet nous entraîne dans Paris, un quartier qu’elle apprivoise au jour le jour en observant ses voisins et en ayant parfois certains contacts, des bribes de conversations qui ne vont jamais très loin. La vie en ville veut cela. Chacun reste poli, mais protège son intimité farouchement. Des moments particuliers, des rencontres impromptues, des scènes qu’elle surprend du balcon de son appartement ou encore dans la rue, un parc ou un bistrot où elle apprend à avoir ses aises.
Parce que vivre à l’étranger, c’est apprivoiser des lieux, une rue d’abord où l’on a choisi de s’installer, des petits commerces que l’on doit fréquenter, le vendeur de journaux, un appartement où l’on apprend à vivre avec ses voisins immédiats. C’est tout un monde qui se laisse découvrir jour après jour. Il faut cela pour se sentir chez soi, à l’aise, et se fondre pour ainsi dire dans le décor. Arriver aussi à habiter tous les moments du jour et de la nuit. Parce que la ville ne chante pas de la même façon à midi qu’à minuit et il faut savoir s’y adapter. Nous apprenons toujours avec notre corps, par nos yeux et nos oreilles à nous sentir de moins en moins étrangers dans un autre pays. J’allais écrire une autre vie.
Marie Ouellet pratique « l’aquarelle littéraire » et arrive à saisir un homme ou une femme dans ces moments de vie où tous deviennent vulnérables. Une certaine détresse ou encore des petites et grandes manies. Elle aime particulièrement surprendre les gens dans un moment de distraction, d’abandon ou encore quand ils vivent un drame qui laisse totalement impuissant. Il y a toujours une ligne qu’il ne faut jamais franchir parce que tout le charme serait brisé. Marie Ouellet sait toujours jusqu’où aller.

En cette fin d’été, alors que l’animation dans les rues reprend à peine, je ressens tout à coup une grande euphorie. Cette harmonie dans l’air me rend de bonne humeur. Je réalise encore une fois que le petit miracle matinal s’est produit et je me fais la réflexion : « Ah que j’aime la vie ! » (p.21)

L’écrivaine témoigne, dit ces moments précieux et rares qui font que l’on se sent emporté par une poussée de bonheur et que l’on peut alors empoigner le monde autour de soi pour l’embrasser et s’y fondre.
L’observatrice pratique l’art de la discrétion et sait se tapir dans l’ombre, regarder sans avoir l’air de voir et entendre pour saisir la vie au plus profond de soi, prendre conscience que l’existence n’est jamais aussi vibrante que dans ces petits détails qui tapissent les jours. Il faut posséder un certain art de la comédie, en tous les cas savoir jouer à l’indifférent pour y arriver. Ce peut être aussi le contraire et ressentir la profonde tristesse d’une personne qui vous croise et vous laisse sans mots et sans gestes. L’art de Marie Ouellet ne prend jamais la même direction et peut provoquer des remous souvent imprévus.

CONSCIENCE

Ce jeu oblige l’écrivaine à être particulièrement consciente du moment présent et exige une ouverture totale au monde. Il faut une disposition d’esprit particulière pour saisir l’autre, le geste d’une voisine à l’entrée de son appartement, un regard dans une ruelle ou simplement en surveillant un homme qui balaie le caniveau au coin de la rue. Madame Ouellet s’y livre avec passion comme ces collectionneurs qui ramassent des bouts de bois sur les rives d’un lac, des cailloux ou encore des objets insolites et un peu étranges. L’écrivaine ramène toujours des bouts de phrases de ces escapades, un regard, un geste qui devient le sujet d’un court tableau particulièrement vibrant. C’est surtout voir l’autre dans un moment de vulnérabilité.

Finalement, au bout de dix interminables minutes et presque autant de stations sur la ligne 9 du métro, durant lesquelles elle polit impassiblement ses carreaux, elle les pose sur son nez, méticuleusement, les retire, les frotte encore quelques instants, fixant la banquette devant elle, jusqu’à ce qu’elle soit enfin satisfaite. Un instant d’hésitation, elle commence, compulsive, à fouiller dans son sac, dans un va-et-vient de fermeture éclair, réfléchit, hésitante et songeuse, ouvre encore une fois son sac, replaçant chaque objet dans son compartiment. (p.26)

Et ça dure comme ça jusqu’à ce que la femme quitte le wagon de métro et s’éloigne en laissant derrière elle un moment de sa vie que Marie Ouellet garde précieusement. Une façon de surprendre la vie sans maquillage et sans fard, dans ce qu’elle a de plus simple et de plus tragique. Une manière de parler des femmes et des hommes qui croisent nos vies, de prendre conscience de soi dans les gestes d’un voisin ou d'une inconnue.
Je ne sais trop ce qui se passe en moi quand je me livre à ce « sport extrême ». C’est comme si je m’oubliais pour surprendre l’autre dans sa façon de bouger, d’être là dans l’espace. C’est une manière de découvrir l’humain et certainement ce qui explique ma passion pour la lecture.
Il faut aimer les hommes et les femmes pour prendre le temps de s’approcher ainsi de leur intimité et leur vulnérabilité. Je me souviens d’un moment particulier dans un restaurant de Manosque. Un couple tout près de moi discutait à voix basse. L’homme était de dos et je pouvais voir la jeune femme. Je saisissais un mot ici et là et à la fin du repas, je m’étais inventé une histoire de séparation, de divorce, d’amour trompé et de douleur. Il me semblait que la femme était au bord des larmes. Je venais de surprendre un grand drame, j’en étais convaincu.
Et il m’arrive de plus en plus de me livrer à ce jeu devant les pins qui cernent la maison, d’accompagner pendant de longues minutes les mésanges qui vont devant ma fenêtre et de me laisser bercer par les vagues qui reprennent une musique de Philip Glass ou encore de suivre la chatte multicolore dans les herbes au milieu de l’été. Une façon de m’ancrer dans le réel, de prendre conscience de l’univers que nous mettons en danger en l’ignorant.

REGARD

L'écrivaine est toujours à l’affût. Ça devient une seconde nature chez elle que d’écouter, regarder et voir. Peut-être que ce besoin devient de plus en plus fort quand une personne vit seule.

Elle écrit dans un carnet à couverture rigide rouge, un peu plus petit qu’un cahier d’écolier ; les pages carrelées, ont une bordure verte et une tranche dorée, l’encre de son stylo est mauve, c’est joli toutes ces couleurs. Je suis le mouvement de cette main qui écrit : la pointe fine de sa plume, vive et exercée, court sur la feuille, et parfois je crois reconnaître des mots, mais m’empresse vite de regarder ailleurs, un peu honteuse de mon indiscrétion, même si pour elle en ce moment l’espace matériel semble sans consistance. (p.103)

Marie Ouellet possède un sens de l’observation rare et il arrive ce qui doit arriver. Je me suis souvent demandé devant quelqu’un s’il se livrait au même jeu. L’observatrice peut devenir un sujet dans le regard de l’autre. Alors, un certain trouble s’installe parce qu’elle se sent devinée, percée à jour et qu’elle devient alors terriblement vulnérable. Nue. Nous comprenons alors que ce jeu peut provoquer de terribles malaises.
Madame Ouellet, dans sa quête, décrit les gens dans leur quotidien, leurs manies souvent, leurs préoccupations. Elle fait montre surtout d’un humanisme et d’une empathie qu’il fait bon suivre dans ces courtes scènes qui nous rapprochent de nos semblables sans avoir besoin de recourir au langage et aux grandes explications.
Les textes de Courtes scènes fugitives sont toujours justes, précis, d’une délicatesse d’orfèvre.
Un beau voyage du côté des humains qui permet de réfléchir au grand métier d’être vivant parmi les vivants. Surtout, elle apprend beaucoup des gens qui l'entourent juste en étant présente, là. Il y a toujours quelque chose à dire et à écrire sur les occupations de ses semblables. Des moments particulièrement forts qui nous suivent longtemps, qui résonnent en nous comme un gong qui ne sait pas se taire. 
Marie Ouellet envoûte avec ses récits d’une justesse remarquable et d’une précision chirurgicale. Il faut savoir s’abandonner pourtant pour aimer ces textes, devenir ce regard et peut-être aussi apprendre à se surprendre dans nos moments de faiblesse et de grande vulnérabilité.


COURTES SCÈNES FUGITIVES, récits de MARIE OUELLET publiés aux Éditions de LA PLEINE LUNE, 2018, 168 pages, 21,95 $.