DANIEL
GRENIER revient au roman après avoir fait un pas vers l’essai avec La solitude de l’écrivain de fond en
2017. Françoise en dernier, un titre
un peu étrange, permet de suivre une adolescente qui garde ses distances avec sa famille. Elle n’en fait qu’à sa tête
et peut facilement abandonner mère et père pour se faufiler dans la maison de
voisins partis à l’étranger. Une manière de plonger dans sa tête qui m’a
rappelé le magnifique roman Les chants du
large d’Emma Hooper. Cora, une jeune fille, squatte les maisons des voisins
pour rêver les pays étrangers avant de partir pour l’Ouest canadien. Françoise
va prendre la même direction. Il arrive parfois que les chemins des écrivains
se croisent et c’est tant mieux.
Tout va bien
pour la jeune Françoise. Ses parents sont des gens ouverts et compréhensifs.
Les deux respectent les volontés d’indépendance de leur fille. Ils sont
toujours là pour lui pardonner « ses petites absences » de quelques jours.
Après tout, leur grande jeune fille va plutôt bien à l’école et s’entend
parfaitement avec son jeune frère. Tout pourrait continuer ainsi comme dans le
meilleur des mondes, mais la fillette lit un article dans un magazine Life, déjà un peu vieilli, qui va changer
sa vie.
Elle avait lu la phrase sans vraiment y porter attention
sur le coup, mais maintenant elle lui revenait en tête, dans une traduction qui
la satisfaisait. Comme une petite musique bien composée, avec des notes choisies
pour leur efficacité et aussi pour leur beauté intrinsèque. C’était la première
phrase de l’article sur Helen Klaben, qui avait fait la une du Life en avril 1963. Elle a rouvert le
magazine. Helen avait fait la une, quelques jours après après avoir été
secourue avec son compagnon d’infortune, Ralph Flores, en plein mois de mars au
Yukon, où leur avion s’était écrasé. (p.28)
Les deux ont
survécu dans des conditions climatiques difficiles à imaginer. Un froid terrible
et la neige pendant quarante-huit jours. Une lutte de chaque instant avec très
peu de nourriture, en plus de composer avec des blessures importantes. Ils ont
été retrouvés par hasard, tous ayant abandonné les recherches. Une aventure qui
fascine la jeune Françoise.
Il n’en
fallait pas plus pour qu’elle prenne la décision de quitter sa famille pour aller
voir ailleurs.
Elle n’était pas toujours en fugue. Dans sa chambre elle se
sentait bien. Elle se touchait les orteils du pied droit en lisant, normal. Ses
parents et son frère étaient en bas, Pyramide
allait commencer bientôt. Elle avait le même âge qu’Helen Klaben et elle avait
soudain trouvé une raison de s’acheter un billet d’autobus pour l’Oregon, ou la
Californie. (p.31)
L'étudiante, comme beaucoup de jeunes, pratique le tag, vous savez ces dessins et ces
messages que l’on trouve partout sur les murs et que je déteste
particulièrement. J’aime les surfaces lisses, impeccables comme j’adore un lac
en hiver quand la poudrerie efface toutes les traces des humains.
La jeune
fille pratique cet art dans une gare de triage tout près de chez elle et les
wagons deviennent les pages de son carnet de dessin. Une façon de faire voyager
ses tags sur ces wagons qui bougent selon les besoins et les aléas du
commerce, du transport des marchandises. Ses messages vont un peu partout en
Amérique en suivant des parcours erratiques. C’est sa manière de lancer des
bouteilles à la mer, de partir en laissant tout derrière et de marcher en
regardant droit devant pour voir sa vie approcher et peut-être aussi faire
ressurgir l’autre qui se dissimule en soi.
En dessous de son tag à la fois indéchiffrable et limpide,
juste en dessous de sa scène de la vie quotidienne où les seules variations de
couleur étaient celles que la lumière générait, il y avait d’écrit : This is beautiful. Love, Mary. CHT.TN.
(p.47)
Son dessin
est revenu et une certaine Mary, quelque part en Amérique, a aimé son travail
et lui envoie un message. Une autre raison de partir, d’aller rencontrer cette fille
pour la regarder droit dans les yeux. Il y a quelqu’un, quelque part aux
États-Unis qui aiment ce qu’elle fait, qui l’aime peut-être et peut la comprendre.
À elle l’Amérique,
l’aventure, l’arrêt à Chattanooga pour un rendez-vous avec cette Mary. Tout est
possible quand on se déplace, quand le mouvement devient une façon d’être et de
surprendre la réalité du monde.
ROUTE
Françoise se
laisse emporter par les grandes routes américaines, atteint le lieu où vit celle qui a aimé son tag et lui a écrit « love ». Elle y rencontre
une fille étrange qui devient sa compagne de route. Les deux prennent la
direction du Yukon en auto, le pays où Helen Klaben a dû muter dans son corps et
sa tête pour survivre.
L’article
qu’elle a lu dans le numéro de Life
devient une obsession pour la jeune fille à mesure qu’elle se rapproche de
Whitehorse. Elle aurait pu aussi retrouver la silhouette d’Émilie Fortin, cette
audacieuse qui a été la première
femme blanche à traverser le col Chilkoot à l’époque de la ruée vers l’or.
Les grandes
routes n’ont jamais de fin, surtout dans les romans, et les filles roulent en
faisant très peu d’escales. Tout comme un certain Jack Kerouac qui partait avec
Neal Cassady au volant quand ils ressentaient un urgent besoin de changer d’air
et de respirer ailleurs. Ils roulaient jour et nuit, sans jamais s’arrêter, jusqu’à
ce qu’ils touchent le bout du continent, la fin de la route et qu’il ne reste
plus qu’à faire marche arrière, à repartir en sens inverse en espérant retrouver
la magie de la vitesse, la sensation d’être nulle part et de foncer vers un futur
où tout est possible.
Françoise s’est retournée en souriant vers le rétroviseur
du côté passager et elle a fait les mêmes lèvres que Sam, à la Betty Boop, en
se regardant dans les yeux. Elle n’avait pas envie d’aller s’emmerder sur une
base militaire. À quelques centaines de kilomètres d’ici, quelque part dans les
forêts de pins, Helen et Ralph s’étaient écrasés et avaient survécu presque
deux mois. Elle sentait sa présence partout, la présence d’Helen. (p.153)
Elles approchent de ce pays de neige et de froidure sans trop savoir ce qu’elles y trouveront.
Françoise croise Victor. Lui aussi est obsédé par l’histoire d’Helen et ils se
rendent sur les lieux de l’accident.
La carcasse
de l’avion est toujours là et il y a encore des traces d’Helen et de Ralph. Elle
se retrouve dans une aventure humaine terrible, touche à tout comme à des reliques
pour changer des choses et sa manière de voir peut-être. Françoise prend
conscience alors que c’est elle qu’elle rencontre enfin et qu’elle vient de
survivre à son adolescence.
AVENTURE
Le roman de
Daniel Grenier m’a fasciné et c’est bon de suivre cette jeune fille curieuse qui
cherche une forme de vérité en parcourant l'Amérique du Nord.
J’ai adoré
cette histoire de chimères qui surgissent dans la prochaine courbe, loin
devant, sur ces routes qui vont nulle part et partout, sauf peut-être dans le
plus profond de sa pensée et de son être.
Plus qu’un
rêve, qu’une aventure, voilà le fantasme que l’on finit par effleurer du bout
des doigts et à le rendre vibrant et vivant en suivant la jeune fille dans ses
déplacements.
Il y a une
solitude et une difficulté à communiquer chez Françoise qui touche et témoigne
peut-être de notre époque où jamais nous n’avons été aussi seuls malgré tous
les outils qui nous branchent à tout et à tous.
Un beau roman
d’initiation. Que demander de plus ? Ça marche parfaitement. Daniel Grenier n’a
rien perdu de cette façon de raconter qui m’a subjugué dans L’année la plus longue, un roman qui
permet au lecteur de se glisser hors du temps et de toucher ce qui donne sens à
la vie.
FRANÇOISE EN DERNIER, roman de DANIEL GRENIER publié aux Éditions
LE QUARTANIER, 2018, 224 pages, 24,95 $.
http://www.lequartanier.com/catalogue/francoise.htm