ANNE PEYROUSE risque gros avec Tu ne tueras point, un roman en trois
actes (nous sommes dans la tragédie) qui coupe le souffle et laisse abasourdi. Le
tout dans une écriture fragmentée, brisée, hachurée, cassée et haletante. J’aime les écrivains qui font perdre les
repères et qui, dans une écriture enveloppante, nous poussent dans une
dimension où je refuse souvent d'aller. C’est encore plus que ça avec Anne
Peyrouse. Elle m’a laissé sur le carreau comme si j’avais été frappé par une tornade
qui détruit tout sur son passage. Une forme de Big Bang existentiel qui pulvérise la pensée et l’être.
Tu ne tueras point évoque
ce commandement de Dieu, le cinquième des dix injonctions où le Créateur
affirme : « tu ne tueras pas ». Une sentence qui m’a rappelé le petit catéchisme
avec toutes les réponses et les questions qu’il fallait mémoriser avant de trouver
son chemin dans la vie. Je crois que je suis encore marqué par cette intoxication
religieuse.
Quelqu’un qui se risquait à transgresser ces ordres pouvait y
laisser son âme, ce qui était le pire des châtiments dans ce
monde de croyants. Un geste et c’était la condamnation éternelle. Mais, peut-il
y avoir des circonstances où il faut se débarrasser d’êtres maléfiques qui détruisent
le corps et l’esprit ? Peut-il y avoir des exceptions où tuer devient l’unique
geste de survie ?
Clara a subi la violence et a tenté de dissimuler les sévices qu'elle a subis aux regards, d'éviter les questions et d'oublier la douleur en elle. Plus
tard, jeune femme, elle s’agrippe à l’amour et à une sexualité frénétique et
un peu masochiste. Mais comment vivre la tendresse et l’amour quand tout contact
physique a été une agression dans sa famille ?
Personne ne vit une enfance comme celle de Clara sans en garder des
stigmates. Les premières années sont un envol et quand on vous casse les ailes dès vos premiers pas, l’adulte claudique et n’arrive jamais à s’abandonner aux étourdissements
de l’amour. Tout contact reste une agression. Tout ce qu’il entreprend pour aller
vers les autres se retourne souvent contre lui. La vie devient un enfer où il
faut combattre la souffrance, la colère et la rage.
PREMIER
ACTE
Clara ne pense qu’à égorger ses enfants comme Médée l’a fait malgré
tout l’amour qu’elle leur portait. Des rêves sanglants, des cauchemars où le
sang coule, où elle imagine les corps désarticulés. Elle fuit pour échapper à
sa violence et faire en sorte que le pire n’arrive jamais.
je suis une femme trahissant les siens les miens les autres je
sors des limites de l’unifamiliale : maison trop lourde voix infernales
dans ma tête les compresser dans des turbans… taire ces incessants appels maman maman je n’en peux plus jour après
jour tout pète : les textos la télé les ordinateurs tout pète et
explose : la machine à café, la laveuse la sécheuse puanteur des bruits
violence des secousses la vaisselle se casse le chien aboie le téléphone sonne
la chasse d’eau encombre mon cerveau ça goutte les supplices de la cacophonie
familiale…silence pour mieux coincer leurs doigts dans le presse-citron dans
l’appareil à smoothies dans le broyeur à déchets… n’importe quoi pour que ça
bloque
courts-circuits
instantanés et arrêt off
aucun bruit souffle respire (pp13-14)
J’ai pensé à Nicole Houde et à son terrible récit La Malentendue où elle se lève la nuit
pour se pencher sur ses enfants, pour savoir si elle ne les a pas tués pendant
leur sommeil. Elle tremble dans l’angoisse de ne pouvoir maîtriser ses mains et
de commettre l’irréparable. Une détresse terrible, la pire que l’on peut vivre.
Et comment accepter que l’on soit un danger pour soi et pour ceux que l’on
aime ?
DEUXIÈME
ACTE
Clara se livre à l’amour avec une rage terrifiante. Une manière de s’anesthésier
et d’oublier un legs qui lui broie l’esprit et le corps.
Avec certains, ton corps s’est dressé, a rebondi, s’est tourné,
s’est allongé, s’est accroupi. Viré et reviré. S’est ouvert. Tes seins se sont
colorés de bleus, de pincements, de suçons, de rouges à lèvres et de fards à
paupières. Tu les as frottés sur de grosses bouches goulues, sur de minces nez
timides, sur des glands et des vulves. Tu as respiré le relief des hommes et
les cheveux épars des femmes. Tu aimes faire l’amour. Pousser le corps plus
loin que la mort. Tu maquilles tes yeux pour t’offrir. Tu es une amante
généreuse. Tu sais mettre du levain sur toute la chair que tu pétris. Près de
toi, de grands sauts et de petits cris. Tant de baisers. (p.87)
La jeune femme s'égare dans des gestes où la tendresse bascule
dans une forme de frénésie, tente d’échapper à la terrible rage qui couve en
elle et qui peut faire irruption à tout moment. Elle va sur un fil de fer et
tout peut basculer à la moindre distraction, à la plus petite hésitation. La
tension devient extrême même dans ces moments où le corps exulte. Clara vibre
comme une corde de violon tendu à se casser.
Il y aura un homme qui deviendra le père de ses enfants. Elle sera
mère, la porteuse de toutes les tendresses et de toutes les rages. La frontière
est floue. Tout se mélange dans sa tête.
TROISIÈME
ACTE
Retour dans le passé où Clara et son frère Maxime, une sorte d’ange assassiné, subit la terreur imposée par sa mère. Comment échapper à la démence qui
broie le corps et l’âme ?
Clara tue sa mère, s’en défait comme on doit le faire d’un animal
nuisible et dangereux. Elle commet le meurtre parfait, vit un moment de grâce
lors des funérailles.
Clara sait qu’il y a des paroles qu’il faut taire. « J’ai tué ma
mère » ne se dit pas en public, et pourtant… Clara et Maxime ont déchiré leur
acte de naissance, ont désiré changer de mère et choisir un vrai père. Ils ont
tant espéré déjeuner sans les frissons de la peur. La mère s’infiltrait
partout. Tant d’autobus scolaires manqués à cause du claquement d’une baffe qui
donne le vertige. Clara sentait l’évanouissement s’en venir. Elle y résistait.
Se reprendre, se redresser, voir l’autobus tourner le coin de la rue… L’entendre
hurler : « J’t’excuserai pas pour tes retards, maudite bâtarde ! » Puis,
rêver de lui frotter les joues jusqu’à l’apparition des maxillaires, découvrir
sa dentition pourrie et lui arracher une dent après l’autre. (pp.121-122)
Si Clara parvient à se débarrasser de cette mère malfaisante, elle
n’échappe pas au monstre qui s’est réfugié en elle. La transgression est un poids
terrible à vivre et il faut des êtres particuliers pour se hisser au-delà du
bien et du mal, échapper aux remords et à la folie.
Alain Gagnon franchit ces frontières dans Thomas K. Son personnage élimine les
hommes qui se mettent sur sa route et contrecarrent ses plans. Chez cet
écrivain, ses héros ne sont jamais tourmentés par le remords. Ils agissent avec
un calme qui donne froid dans le dos.
Anne Peyrouse nous pousse dans les coins obscurs de l’être où la
démence, la folie, l’amour se bousculent. Toutes les balises sont abolies et
plus rien ne peut s’expliquer. Il n’y a que ces pulsions qui décident de tout.
ÉCRITURE
Une écriture singulière. Comme s’il ne restait que des fragments à
la surface après une déflagration. Des bouts de phrases qui flottent ici et là.
Ça témoigne de la désespérance de Clara, du monde de pulsions, de tensions, de
cris et de rages dans lequel elle vit. J’ai eu l’impression de marcher sur le
tranchant d’un rasoir, de risquer la catastrophe à chaque mot, de ne plus pouvoir
respirer et entendre. Ça vous entre dans l’esprit et la conscience comme la
foudre.
Anne Peyrouse exige terriblement de son lecteur et elle a réussi à
me retenir par cette écriture qui s’impose comme les battements d’un tambour fou
et obsédant. Il faut être téméraire pour suivre cette écrivaine dans une entreprise où l’on risque sa raison. Il faut peut-être parler d’un roman
extrême, d’une écriture qui ne fait aucune concession, qui laisse au bord de la
crise. Singulier, particulier, dérangeant et terriblement humain. Un roman
d’une densité peu commune qui ne vous permet jamais de reprendre votre souffle.
Un véritable combat pour en arriver à la dernière phrase que l’on touche comme
une île de sable après avoir nagé jusqu’à épuisement pour échapper au naufrage
et aux abysses. Un roman terrible de beauté et de douleur.
TU NE TUERAS POINT
d’ANNE PEYROUSE,
une publication des ÉDITIONS HAMAC.